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20/02/2023 | FRANCE | N°21VE01951

France | France, Cour administrative d'appel de Versailles, 1ère chambre, 20 février 2023, 21VE01951


Vu la procédure suivante :

Procédure contentieuse antérieure :

M. B... C... a demandé au tribunal administratif de Versailles de condamner l'Etat à lui verser, à titre personnel et en sa qualité d'ayant-droit de M. A... C..., son père, la somme de 727 543,19 euros, augmentée des intérêts au taux légal à compter de l'enregistrement de la requête et de leur capitalisation, en réparation des préjudices qu'il estime avoir subis du fait des fautes commises par l'Etat français constituées par l'abandon des harkis lors de l'indépendance de l'Algérie et leurs conditio

ns d'accueil en France.

Par un jugement n° 1900731 du 6 mai 2021, le tribunal ...

Vu la procédure suivante :

Procédure contentieuse antérieure :

M. B... C... a demandé au tribunal administratif de Versailles de condamner l'Etat à lui verser, à titre personnel et en sa qualité d'ayant-droit de M. A... C..., son père, la somme de 727 543,19 euros, augmentée des intérêts au taux légal à compter de l'enregistrement de la requête et de leur capitalisation, en réparation des préjudices qu'il estime avoir subis du fait des fautes commises par l'Etat français constituées par l'abandon des harkis lors de l'indépendance de l'Algérie et leurs conditions d'accueil en France.

Par un jugement n° 1900731 du 6 mai 2021, le tribunal administratif de Versailles a reconnu la responsabilité de l'Etat français et l'a condamné à verser la somme de 10 000 euros au titre du préjudice subi par M. B... C... seul du fait des conditions d'accueil et de vie réservées sur le territoire français aux anciens supplétifs de l'armée française en Algérie et à leurs familles.

Procédure devant la cour :

Par une requête et un mémoire, enregistrés le 6 juillet 2021 et le 30 novembre 2022, M. C..., représenté par Me Magrini, avocat, demande à la cour :

1°) d'annuler ce jugement ;

2°) de condamner l'Etat français au paiement de la somme de 727 543,19 euros augmentée des intérêts au taux légal et de leur capitalisation à compter de l'enregistrement de la requête ;

3°) de mettre à la charge de l'État la somme de 3 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Il soutient que :

- le jugement attaqué est insuffisamment motivé ;

- la décision de ne pas rapatrier pacifiquement les harkis ne constitue pas un acte de gouvernement ;

- les premiers juges ont rejeté à tort ses conclusions présentées en sa qualité d'ayant-droit de son père ;

- le point de départ de la prescription doit être reporté jusqu'en 2018, date à laquelle la jurisprudence a accepté l'indemnisation des harkis, alors qu'elle s'y était toujours refusée ;

- la loi n°2022-229 du 23 février 2022 n'est pas d'application immédiate, ni exclusive ;

- l'indemnité allouée est insuffisante eu égard à l'importance des préjudices que lui et son père ont subis.

Par un mémoire en défense, enregistré le 8 juin 2022, le ministre des armées conclut au rejet de la requête.

Il soutient que :

- le jugement est irrégulier pour atteinte au principe du contradictoire, dès lors que son mémoire en défense, enregistré le 26 mars 2021, n'a pas été communiqué à M. C... ;

- la juridiction administrative n'est pas compétente pour connaître des préjudices de M. C... en lien avec l'abandon des harkis en France lors de l'indépendance de l'Algérie ;

- la loi n° 2022-229 a créé un régime spécial de responsabilité de l'Etat, qui rend irrecevables les conclusions de M. C... s'agissant des préjudices liés aux conditions de vie indignes en France de la famille C... ;

- la créance de M. C... est prescrite.

Par ordonnance du 6 décembre 2022, la clôture d'instruction a été fixée au 7 janvier 2023 à 12 heures.

Vu les autres pièces du dossier.

Vu :

- les déclarations gouvernementales du 19 mars 1962 relatives à l'Algérie, dites " accords d'Evian " ;

- la loi n° 45-0195 du 31 décembre 1945 ;

- la loi n° 68-1250 du 31 décembre 1968 ;

- la loi n°2022-229 du 23 février 2022 ;

- le code de justice administrative.

Les parties ont été régulièrement averties du jour de l'audience.

Ont été entendus au cours de l'audience publique :

- le rapport de Mme Pham, première conseillère,

- et les conclusions de Mme Bobko, rapporteure publique.

Considérant ce qui suit :

1. M. A... C..., né le 6 juillet 1908, était un ancien supplétif de l'armée française pendant la guerre d'Algérie. Il a été rapatrié d'Algérie en France le 21 novembre 1962 avec son épouse et leurs trois enfants, dont M. B... C.... L'ensemble de la famille a vécu dans différents camps réservés aux harkis puis au hameau de forestage de Saint-Maximin-La-Sainte-Baume à compter de son arrivée en 1963 jusqu'au 29 juillet 1969 au moins. Postérieurement au décès de son père, M. B... C... a formé une demande indemnitaire préalable le 18 janvier 2018 auprès du Premier Ministre tendant à la réparation, d'une part, du préjudice que son défunt père et lui auraient subi en Algérie puis dans les camps en France et, d'autre part, des conséquences dommageables qui se seraient produits au cours de leur vie. En l'absence de réponse, M. B... C..., agissant tant en son nom personnel qu'en sa qualité d'ayant-droit de son père décédé, a demandé au tribunal administratif de Versailles de condamner l'Etat à lui verser la somme de 727 543,19 euros, en réparation de ces préjudices. Par un jugement n° 1900731 en date du 6 mai 2021, le tribunal administratif de Versailles a reconnu la responsabilité de l'Etat français et l'a condamné à verser la somme de 10 000 euros au titre du préjudice subi par M. B... C... seul du fait des conditions d'accueil et de vie réservées sur le territoire français aux anciens supplétifs de l'armée française en Algérie et à leurs familles. M. B... C... relève appel de ce jugement en ce qu'il rejette le surplus des conclusions de sa demande, tandis que le ministre des armées a introduit un appel incident par lequel il demande l'annulation du jugement attaqué et le rejet de la demande de M. C....

Sur la régularité du jugement attaqué :

2. En premier lieu, en affirmant que le préjudice lié à l'absence d'intervention de la France pour protéger les anciens supplétifs de l'armée française invoqué par M. C... n'est pas détachable de la conduite des relations entre la France et l'Algérie et ne saurait par suite engager la responsabilité de l'Etat sur le fondement de la faute, les premiers juges ont suffisamment motivé leur jugement.

3. En deuxième lieu, aux termes de l'article 7 de la loi n° 68-1250 du 31 décembre 1968 : " L'administration doit, pour pouvoir se prévaloir, à propos d'une créance litigieuse, de la prescription prévue par la présente loi, l'invoquer avant que la juridiction saisie du litige au premier degré se soit prononcée sur le fond. ". Il résulte des termes mêmes de la loi que l'autorité administrative peut invoquer la prescription quadriennale jusqu'à la date de lecture du jugement par lequel le tribunal administratif se prononce sur un litige relatif à une créance que détiendrait sur elle un tiers.

4. L'administration a, dans un mémoire enregistré le 26 mars 2021 au greffe du tribunal administratif de Versailles, soit avant le prononcé du jugement, opposé la prescription quadriennale à la créance de M. C.... Le ministre des armées était recevable à invoquer cette exception jusqu'à la date de lecture du jugement, même si l'instruction était close à la date du dépôt de son mémoire. Il appartenait, par suite, au tribunal administratif de viser cette note et de statuer sur ces conclusions et, s'il entendait y donner suite, de rouvrir l'instruction. En se bornant à viser cette note sans statuer sur ces conclusions, le juge a méconnu son office. Le ministre des armées est, dès lors, fondé à demander l'annulation du jugement attaqué.

5. Par suite, il y a lieu, pour la cour, de se prononcer immédiatement, par la voie de l'évocation, sur les conclusions de M. C... tendant à la réparation de préjudices liés aux conditions d'accueil et de vie réservées sur le territoire français aux anciens supplétifs de l'armée française en Algérie et à leurs familles, ainsi qu'au handicap de M. C... et, par la voie de l'effet dévolutif, sur les conclusions de M. C... relatives aux préjudices liés au défaut d'intervention de la France en Algérie pour protéger les anciens supplétifs de l'armée française et au défaut de rapatriement immédiat en France.

Sur la compétence de la juridiction administrative pour connaître des conclusions relatives aux préjudices liés au défaut d'intervention de la France en Algérie pour protéger les anciens supplétifs de l'armée française et au défaut de rapatriement immédiat en France :

6. A l'appui de sa demande indemnitaire, M. C... a mis en cause la responsabilité pour faute de l'Etat en soutenant qu'était fautif le fait de n'avoir pas organisé immédiatement après la signature des accords d'Evian le rapatriement en France des supplétifs de l'armée française en Algérie et de leurs familles et de les avoir insuffisamment protégés. Cependant, les préjudices ainsi invoqués ne sont pas détachables de la conduite des relations entre la France et l'Algérie et la cour n'est pas compétente pour en connaître. De telles conclusions doivent dès lors être rejetées comme irrecevables.

Sur l'intérêt pour agir de M. B... C... en sa qualité d'ayant-droit de M. A... C... :

7. M. B... C... a produit le livret de famille de ses parents et les actes de décès de son frère et de sa sœur, établissant ainsi qu'il a qualité à agir comme ayant-droit de son père, M. A... C... et au bénéfice de la succession de ce dernier.

Sur les conclusions tendant à la réparation de préjudices liés aux conditions d'accueil et de vie réservées sur le territoire français aux anciens supplétifs de l'armée française en Algérie et à leurs familles, ainsi qu'au handicap de M. C... :

8. Aux termes de l'article 148 de la loi n° 45-0195 du 31 décembre 1945, qui a abrogé et remplacé l'article 9 de la loi du 29 janvier 1831 : " Sont prescrites et définitivement éteintes au profit de l'Etat, des départements, des communes et des établissements publics, sans préjudice des déchéances prononcées par des lois antérieures ou consenties par des marchés et conventions, toutes créances qui, n'ayant pas été acquittées avant la clôture de l'exercice auquel elles appartiennent, n'auraient pu être liquidées, ordonnancées et payées dans un délai de quatre années à partir de l'ouverture de l'exercice pour les créanciers domiciliés en Europe et de cinq années pour les créanciers domiciliés hors du territoire européen ". Aux termes du premier alinéa de l'article 1er de la loi du 31 décembre 1968 : " Sont prescrites, au profit de l'État, des départements et des communes, sans préjudice des déchéances particulières édictées par la loi, et sous réserve des dispositions de la présente loi, toutes créances qui n'ont pas été payées dans un délai de quatre ans à partir du premier jour de l'année suivant celle au cours de laquelle les droits ont été acquis ". Aux termes de l'article 3 de la même loi : " La prescription ne court ni contre le créancier qui ne peut agir, soit par lui-même ou par l'intermédiaire de son représentant légal, soit pour une cause de force majeure, ni contre celui qui peut être légitimement regardé comme ignorant l'existence de sa créance ou de la créance de celui qu'il représente légalement ". Aux termes du premier alinéa de son article 7 : " L'Administration doit, pour pouvoir se prévaloir, à propos d'une créance litigieuse, de la prescription prévue par la présente loi, l'invoquer avant que la juridiction saisie du litige au premier degré se soit prononcée sur le fond ".

9. En premier lieu, l'administration a invoqué la prescription quadriennale dans son mémoire du 26 mars 2021, enregistré avant que le tribunal administratif de Versailles ne se soit prononcé sur le fond de cette affaire.

10. En deuxième lieu, lorsque la responsabilité d'une personne publique est recherchée, les droits de créance invoqués en vue d'obtenir l'indemnisation des préjudices doivent être regardés comme acquis, au sens de ces dispositions, à la date à laquelle la réalité et l'étendue de ces préjudices ont été entièrement révélées, ces préjudices étant connus et pouvant être exactement mesurés. La créance indemnitaire relative à la réparation d'un préjudice présentant un caractère continu et évolutif doit être rattachée à chacune des années au cours desquelles ce préjudice a été subi. Dans ce cas, le délai de prescription de la créance relative à une année court, sous réserve des cas visés à l'article 3 précité, à compter du 1er janvier de l'année suivante, à la condition qu'à cette date le préjudice subi au cours de cette année puisse être mesuré. Le préjudice moral subi par un détenu à raison de conditions de détention attentatoires à la dignité humaine revêt un caractère continu et évolutif. Par ailleurs, rien ne fait obstacle à ce que ce préjudice soit mesuré dès qu'il a été subi. Il s'ensuit que la créance indemnitaire qui résulte de ce préjudice doit être rattachée, dans la mesure où il s'y rapporte, à chacune des années au cours desquelles il a été subi.

11. D'une part, M. C... met en cause la responsabilité pour faute de l'Etat du fait des conditions d'accueil et de vie qui ont été réservées sur le territoire français aux anciens supplétifs de l'armée française en Algérie et à leurs familles. Toutefois, M. C... doit être regardé comme étant, dès son départ du camp de forestage de Saint-Maximin-La-Sainte Baume, qui ne peut être postérieur à la date de fermeture de ces camps sur le territoire national en 1976, ou, à la date de sa majorité, en mesure de disposer d'indications suffisantes selon lesquelles un dommage aurait pu être imputable à l'Etat français du fait des conditions indignes dans lesquelles il avait vécu avec sa famille dans ces camps. En l'espèce, le fait générateur, à savoir la faute commise par l'Etat du fait des conditions indignes dans lesquelles M. C... et son père ont vécu, a cessé depuis au plus tard 1976. Dès lors, le ministre des armées est fondé à opposer aux conclusions tendant à l'indemnisation de ces conséquences dommageables la prescription quadriennale prévue par les dispositions précitées, sans préjudice de l'application de la loi n° 2022-229 du 23 février 2022.

12. D'autre part, M. C... se prévaut d'un préjudice moral et de troubles dans les conditions d'existence qu'il subit encore aujourd'hui. Toutefois, ces préjudices, du fait de leur caractère non évolutif, ne présentent pas un caractère continu et ne peuvent être invoqués que dans un délai de quatre ans à compter de la cessation du fait générateur, survenu au plus tard en 1976.

13. Il résulte de tout ce qui précède que le ministre des armées est fondé à soutenir que c'est à tort que, par le jugement attaqué, le tribunal administratif de Versailles a accordé à M. C... une indemnité de 10 000 euros. Par suite, la demande de M. C..., y compris ses conclusions d'appel présentées au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative, doit être rejetée.

D É C I D E :

Article 1er : Le jugement n° 1900731 du tribunal administratif de Versailles du 6 mai 2021 est annulé en tant qu'il a accordé à M. C... une indemnité de 10 000 euros.

Article 2 : Les conclusions de M. C... tendant à la réparation de préjudices liés, d'une part, aux conditions d'accueil et de vie réservées sur le territoire français aux anciens supplétifs de l'armée française en Algérie et à leurs familles et, d'autre part, à son handicap, ainsi que ses conclusions d'appel présentées au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative sont rejetées.

Article 3 : Le présent arrêt sera notifié à M. B... C... et au ministre des armées.

Délibéré après l'audience du 24 janvier 2023, à laquelle siégeaient :

M. Beaujard, président de chambre,

Mme Dorion, présidente assesseure,

Mme Pham, première conseillère.

Rendu public par mise à disposition au greffe le 20 février 2023.

La rapporteure,

C. PHAM Le président,

P. BEAUJARDLa greffière,

A. GAUTHIERLa République mande et ordonne au ministre des armées en ce qui le concerne ou à tous commissaires de justice à ce requis en ce qui concerne les voies de droit commun contre les parties privées, de pourvoir à l'exécution de la présente décision.

Pour expédition conforme

La greffière,

2

N° 21VE01951


Synthèse
Tribunal : Cour administrative d'appel de Versailles
Formation : 1ère chambre
Numéro d'arrêt : 21VE01951
Date de la décision : 20/02/2023
Type d'affaire : Administrative
Type de recours : Plein contentieux

Analyses

Compétence - Actes échappant à la compétence des deux ordres de juridiction - Actes de gouvernement - Actes concernant les relations internationales.

Responsabilité de la puissance publique - Faits susceptibles ou non d'ouvrir une action en responsabilité - Fondement de la responsabilité - Responsabilité pour faute.


Composition du Tribunal
Président : M. BEAUJARD
Rapporteur ?: Mme Christine PHAM
Rapporteur public ?: Mme BOBKO
Avocat(s) : SELARL URBI et ORBI

Origine de la décision
Date de l'import : 23/02/2023
Fonds documentaire ?: Legifrance
Identifiant URN:LEX : urn:lex;fr;cour.administrative.appel.versailles;arret;2023-02-20;21ve01951 ?
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