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07/06/2022 | FRANCE | N°20VE02005

France | France, Cour administrative d'appel de Versailles, 1ère chambre, 07 juin 2022, 20VE02005


Vu la procédure suivante :

Procédure contentieuse antérieure :

Mme Q... N..., M. C... B..., Mme S... J... M..., M. P... D..., Mme I... B..., M. C... L... et Mme G... L... ont demandé au tribunal administratif de Versailles de condamner l'Etat à leur verser, à chacun, la somme de 30 000 euros en réparation d'une perte de chance et la somme de 20 000 euros en réparation du préjudice moral qu'ils estiment avoir subi du fait du suicide de M. K... F..., survenu le 25 août 2018 alors qu'il était détenu à la maison d'arrêt de Beauvais, et de surseoir à statuer dans l'att

ente des conclusions de l'information judiciaire sur les circonstances de ...

Vu la procédure suivante :

Procédure contentieuse antérieure :

Mme Q... N..., M. C... B..., Mme S... J... M..., M. P... D..., Mme I... B..., M. C... L... et Mme G... L... ont demandé au tribunal administratif de Versailles de condamner l'Etat à leur verser, à chacun, la somme de 30 000 euros en réparation d'une perte de chance et la somme de 20 000 euros en réparation du préjudice moral qu'ils estiment avoir subi du fait du suicide de M. K... F..., survenu le 25 août 2018 alors qu'il était détenu à la maison d'arrêt de Beauvais, et de surseoir à statuer dans l'attente des conclusions de l'information judiciaire sur les circonstances de sa mort.

Par un jugement n° 1909778 du 12 juin 2020, le tribunal administratif de Versailles a rejeté leur demande.

Procédure devant la cour :

Par une requête et un mémoire, enregistrés le 12 août 2020 et le 8 mai 2022, Mme O... et autres, représentés par Me Chapelle, avocate, demandent à la cour :

1° de surseoir à statuer dans l'attente de la décision du juge d'instruction en charge de l'information judiciaire sur les circonstances de la mort de M. F... ;

2° d'annuler le jugement attaqué ;

3° de condamner l'Etat à leur verser, à Mme N..., la somme de 21 312,90 euros en réparation de son préjudice économique et financier et, à chacun d'eux, la somme de 1 000 euros en réparation de leur préjudice moral, sous astreinte de 50 euros par jour de retard ;

4° de mettre à la charge de l'Etat la somme de 3 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Ils soutiennent que :

- la responsabilité pour faute simple de l'Etat est engagée du fait du manquement de l'administration pénitentiaire à ses obligations de sécurité, de prudence et de vigilance renforcée à l'égard des personnes détenues résultant des articles 12 et 46 de la loi pénitentiaire et de l'article 2 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, alors que M. F... avait déjà tenté de se suicider lors de son interpellation ; une seconde faute résulte de l'emploi pour réanimer M. F... d'un défibrillateur défectueux ;

- par l'arrêt d'Assemblée n° 335625 du 19 juillet 2011 au Recueil qui leur est opposé par le ministre, le Conseil d'Etat a seulement jugé que la victime de l'auteur de l'infraction ne justifiait pas d'un préjudice réparable du fait de l'extinction de l'action publique par l'effet du décès du prévenu ; toutefois, le décès de M. F... leur a causé un préjudice propre en ce qu'il les a privés de la faculté de faire valoir leurs intérêts civils devant la cour d'assises ; les conséquences de la privation de cette voie de droit sont constitutives d'un préjudice réparable ;

- l'impossibilité de se constituer partie civile devant la cour d'assises les a contraints à engager plusieurs procédures coûteuses tant en temps qu'en argent ; il en est résulté un préjudice matériel constitué, d'une part, de frais de procédure supportés par Mme N... seule, d'autre part, d'un préjudice moral du fait de la complexification de la procédure supporté par chacun d'eux qui peut être évalué à la somme de 1 000 euros.

Par un mémoire en défense, enregistré le 8 mars 2022, le garde des sceaux, ministre de la justice, conclut au rejet de la requête.

Il fait valoir que les moyens de la requête ne sont pas fondés.

Par une ordonnance du 12 avril 2022, l'instruction a été fixée au 12 mai 2022, en application de l'article R. 613-1 du code de justice administrative.

Vu le jugement attaqué ;

Vu les autres pièces du dossier ;

Vu :

- le code de procédure pénale ;

- le code de justice administrative.

Les parties ont été régulièrement averties du jour de l'audience.

Ont été entendus au cours de l'audience publique :

- le rapport de Mme E...,

- les conclusions de M. Met, rapporteur public,

- et les observations de Me Chapelle, pour Mme N... et autres.

Considérant ce qui suit :

1. M. K... F... s'est suicidé par pendaison dans sa cellule le 25 août 2018, à la maison d'arrêt de Beauvais, où il avait été placé en détention provisoire suite à l'assassinat perpétré le 21 août 2018 de Mme T... J... M..., locataire dans sa ferme. Mme N..., mère de celle-ci, M. B..., son beau-père, Mme J... M..., sa sœur, en son nom personnel et au nom de son fils mineur H... D..., A... B..., sa demi-sœur, et M. et Mme L..., ses grands-parents, recherchent la responsabilité pour faute de l'Etat à raison de la carence des services pénitentiaires. Ils relèvent appel du jugement du 12 juin 2020 par lequel le tribunal administratif de Versailles a rejeté leur demande d'indemnisation des préjudices qu'ils estiment avoir subis. Les requérants ne demandent plus, en appel, réparation des préjudices résultant de l'extinction de l'action publique, mais des seules conséquences dommageables résultant de l'impossibilité de faire valoir leurs intérêts civils devant la cour d'assises.

Sur la faute :

2. Il résulte de l'instruction que M. F... a reconnu avoir assassiné Mme J... M... " sur un coup de folie " le 21 août 2018. Lors de son interpellation le 23 août 2018, il s'est emparé d'une arme et a déclaré qu'il souhaitait " en finir avec la vie ". Placé en détention à l'issue de sa garde à vue le 25 août, il s'est pendu dans sa cellule le soir même vers 23 heures 30 avec un drap. Bien qu'ayant ainsi manifesté des intentions suicidaires, il est constant que M. F... a été placé en détention à la maison d'arrêt de Beauvais sans faire l'objet d'aucune précaution, ni surveillance particulière de la part des services pénitentiaires. En outre, les surveillants qui l'ont découvert ont signalé le fonctionnement défectueux du défibrillateur, dont les patchs ne collaient pas et n'ont pas permis de bien positionner les électrodes pour que l'analyse du rythme soit faite correctement. Dans ces conditions, la responsabilité pour faute simple de l'Etat, qui n'est d'ailleurs pas contestée, est engagée.

Sur l'étendue du droit à réparation :

3. Aux termes du premier alinéa de l'article 2 du code de procédure pénale : " L'action civile en réparation du dommage causé par un crime, un délit ou une contravention appartient à tous ceux qui ont personnellement souffert du dommage directement causé par l'infraction. " Aux termes de l'article 3 de ce code : " L'action civile peut être exercée en même temps que l'action publique et devant la même juridiction. Elle sera recevable pour tous chefs de dommages, aussi bien matériels que corporels ou moraux, qui découleront des faits objets de la poursuite. " Le premier alinéa de l'article 4 du même code dispose : " L'action civile en réparation du dommage causé par l'infraction prévue par l'article 2 peut être exercée devant une juridiction civile, séparément de l'action publique. " Selon les dispositions des articles 371 et suivants du même code, après que la cour d'assises s'est prononcée sur l'action publique, la cour, sans l'assistance du jury, statue sur les demandes en dommages-intérêts formées par la partie civile contre l'accusé. En vertu de l'article 6 du code de procédure pénale, l'action publique pour l'application de la peine s'éteint par la mort du prévenu. L'extinction de l'action publique consécutive au décès de la personne mise en cause ne prive la victime d'aucun droit propre à la tenue du procès pénal de nature à lui ouvrir droit à indemnité.

4. Il résulte toutefois de ces dispositions que si l'extinction de l'action publique consécutive au décès de la personne mise en cause ne prive pas la victime des infractions commises par celle-ci de son droit à réparation du dommage causé par l'infraction, qu'elle peut faire valoir, dans les conditions du droit commun, devant les juridictions civiles, le décès de l'auteur présumé responsable fait obstacle à ce que la victime porte son action civile devant le juge répressif. La victime, qui se trouve ainsi privée du concours du procès pénal à l'établissement des responsabilités et contrainte d'engager notamment des frais de représentation et de postulation devant les juridictions civiles, dont elle est exonérée devant la juridiction pénale, justifie d'un droit à réparation du préjudice résultant pour elle, d'une part, de la perte de chance d'obtenir satisfaction sur ses intérêts civils sans le concours de l'instruction et du procès pénal, d'autre part, des surcoûts de procédure qu'elle doit engager pour exercer son action en réparation du dommage causé par l'infraction devant la juridiction civile.

5. En l'espèce, M. F... ayant reconnu l'assassinat de Mme J... M..., les proches de celle-ci ne se prévalent d'aucune perte de chance d'obtenir réparations de leurs préjudices civils. En revanche, l'impossibilité de se constituer partie civile sans formalisme devant le juge répressif les a contraints à exposer des frais de procédure dont ils sont fondés à demander réparation.

Sur les préjudices :

En ce qui concerne le préjudice financier :

6. Il résulte de l'instruction que, pour faire valoir les intérêts civils des requérants devant la juridiction civile, Mme N... a seule exposé des frais de représentation par un avocat, des frais de postulation devant le tribunal judiciaire de Beauvais et des frais d'huissier, justifiés à concurrence de la somme de 14 430 euros, qu'il y a lieu de mettre à la charge de l'Etat. En revanche, si Mme N... demande également le remboursement des frais d'avocat qu'elle a exposés pour saisir la commission d'indemnisation des victimes d'infraction (CIVI), ce chef de préjudice doit être écarté dès lors que la CIVI aurait été saisie dans les mêmes conditions en cas de procès devant le juge pénal. Il en résulte que le préjudice financier subi par Mme O... s'établit à la somme de 14 430 euros.

En ce qui concerne le préjudice moral :

7. Au soutien de leur demande de réparation de leur préjudice moral, les requérants font valoir que leur indemnisation par le juge pénal aurait été plus simple et plus rapide. Il ne peut toutefois pas être tenu pour acquis qu'ils auraient reçu réparation de M. F... dans des délais plus brefs si celui-ci avait été jugé aux assises. Ils ne justifient pas davantage d'un préjudice moral du fait que la procédure pour faire valoir leur droit serait plus complexe devant les juridictions civiles, dès lors que, M. F... ayant admis être l'auteur de l'assassinat de Mme J... M..., la preuve de sa responsabilité civile pouvait être aisément rapportée sans le secours de l'action publique. Il s'ensuit que, dans les circonstances de l'espèce, leur demande de réparation d'un préjudice moral doit être rejetée.

8. Il résulte de ce qui précède, sans qu'il y ait lieu de surseoir à statuer dans l'attente de la décision du juge d'instruction en charge de l'information judiciaire sur les circonstances de la mort de M. F..., que Mme N... est seulement fondée à soutenir que c'est à tort que, par le jugement attaqué, le tribunal administratif de Versailles a rejeté sa demande de réparation à hauteur de la somme de 14 430 euros, le surplus de ses demandes et les conclusions des autres requérants devant être rejetés.

9. Il n'y a pas lieu d'assortir la condamnation de l'Etat à verser à Mme N... la somme de 14 430 euros d'une astreinte.

10. Il y a lieu, dans les circonstances de l'espèce, de mettre à la charge de l'Etat la somme de 1 500 euros en application des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

DECIDE :

Article 1er : L'Etat est condamné à verser à Mme N... la somme de 14 430 euros en réparation de son préjudice financier.

Article 2 : Le jugement n° 1909778 du 12 juin 2020 du tribunal administratif de Versailles est réformé en ce qu'il a de contraire au présent arrêt.

Article 3 : L'Etat versera à Mme N... la somme de 1 500 euros en application de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Article 4 : Le surplus des conclusions de la requête de Mme N... et autres est rejeté.

Article 5 : Le présent arrêt sera notifié à Mme Q... R... B..., M. C... B..., Mme S... J... M..., M. P... D..., Mme I... B..., M. C... L... et Mme G... L..., et au grade des sceaux, ministre de la justice.

Délibéré après l'audience du 24 mai 2022 à laquelle siégeaient :

M. Beaujard, président de chambre,

Mme Dorion, présidente-assesseure,

Mme Pham, première conseillère.

Rendu public par mise à disposition au greffe le 7 juin 2022.

La rapporteure,

O. E...Le président,

P. BEAUJARDLa greffière,

C. FAJARDIE

La République mande et ordonne au garde des sceaux, ministre de la justice, en ce qui le concerne ou à tous huissiers de justice à ce requis en ce qui concerne les voies de droit commun, contre les parties privées, de pourvoir à l'exécution de la présente décision.

Pour expédition conforme

La greffière,

N° 20VE02005 2


Synthèse
Tribunal : Cour administrative d'appel de Versailles
Formation : 1ère chambre
Numéro d'arrêt : 20VE02005
Date de la décision : 07/06/2022
Type d'affaire : Administrative
Type de recours : Plein contentieux

Analyses

Responsabilité de la puissance publique - Responsabilité en raison des différentes activités des services publics - Services pénitentiaires.

Responsabilité de la puissance publique - Réparation - Préjudice.


Composition du Tribunal
Président : M. BEAUJARD
Rapporteur ?: Mme Odile DORION
Rapporteur public ?: M. MET
Avocat(s) : CHAPELLE

Origine de la décision
Date de l'import : 13/11/2022
Fonds documentaire ?: Legifrance
Identifiant URN:LEX : urn:lex;fr;cour.administrative.appel.versailles;arret;2022-06-07;20ve02005 ?
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