La jurisprudence francophone des Cours suprêmes


recherche avancée

22/06/2021 | FRANCE | N°19VE03151

France | France, Cour administrative d'appel de Versailles, 1ère chambre, 22 juin 2021, 19VE03151


Vu la procédure suivante :

Procédure contentieuse antérieure :

La SA Compagnie Gervais Danone a demandé au tribunal administratif de Montreuil la décharge des retenues à la source auxquelles elle a été assujettie au titre de l'année 2011, pour des montants de 5 348 585 euros en droits, 492 070 euros d'intérêts et 534 858 euros de pénalités, et de prononcer le remboursement de ces sommes assorties d'intérêts moratoires.

Par un jugement n° 1800847 du 9 mai 2019, le tribunal administratif de Montreuil a déchargé la SA Compagnie Gervais Danone des retenues

la source auxquelles elle a été soumise au titre de l'année 2011 à raison des reve...

Vu la procédure suivante :

Procédure contentieuse antérieure :

La SA Compagnie Gervais Danone a demandé au tribunal administratif de Montreuil la décharge des retenues à la source auxquelles elle a été assujettie au titre de l'année 2011, pour des montants de 5 348 585 euros en droits, 492 070 euros d'intérêts et 534 858 euros de pénalités, et de prononcer le remboursement de ces sommes assorties d'intérêts moratoires.

Par un jugement n° 1800847 du 9 mai 2019, le tribunal administratif de Montreuil a déchargé la SA Compagnie Gervais Danone des retenues à la source auxquelles elle a été soumise au titre de l'année 2011 à raison des revenus réputés distribués à la société Danone Tikvesli et rejeté le surplus de sa demande.

Procédure devant la cour :

Par une requête et des mémoires enregistrés les 6 septembre 2019, 2 octobre 2020 et 3 février 2021, le ministre de l'économie, des finances et de la relance demande à la cour :

1° d'annuler le jugement attaqué ;

2° de remettre à la charge de la SA Compagnie Gervais Danone les impositions contestées.

Il soutient que :

- c'est à tort que les premiers juges lui ont opposé la doctrine énoncée au § 18 de la documentation de base DB 4-J-1213, dès lors que la doctrine doit être lue dans son ensemble et que les dispositions contradictoires ne sont pas opposables ; ce paragraphe ne commente que la combinaison des dispositions du 1° du 1 de l'article 109 et du premier alinéa de l'article 110 du code général des impôts, et non la notion de revenus distribués après corrections du bénéfice en application du second alinéa de l'article 110 ;

- si la doctrine invoquée doit être considérée comme applicable au litige, elle ne peut être opposée dès lors qu'elle est ambigüe en ce qu'elle est contraire à la doctrine énoncée au § 7 de la documentation DB 4-J-1121 et en ce que la seconde partie du § 18 de la doctrine DB 4-J-1213 subordonne la présomption de distribution à l'imposition des bénéfices recalculés, tandis que la première partie ne pose pas cette exigence ; les exemples donnés ne sont pas exhaustifs ;

- l'interprétation faite par le tribunal de cette doctrine vide de toute portée le second alinéa de l'article 110 du code général des impôts ;

- compte tenu des produits de participation exonérés d'impôts sur les sociétés en application du I de l'article 216 du code général des impôts qu'elle a reçus, les bénéfices de la SA Compagnie Gervais Danone, recalculés en application du second alinéa de l'article 110 du code général des impôts, présentaient un solde positif de 860 158 436 euros, de sorte que la subvention versée à la société Danone Tilveski constitue une distribution prélevée sur les bénéfices au sens du 1° du 1 de l'article 109 du code général des impôts, soumise à retenue à la source en application de l'article 119 bis du même code ;

- sous couvert d'un moyen subsidiaire développé dans le cadre de l'effet dévolutif de l'appel, la SA Compagnie Gervais Danone soulève une question prioritaire de constitutionnalité irrecevable en la forme ;

- les autres moyens soulevés par la SA Compagnie Gervais Danone ne sont pas fondés.

.........................................................................................................

Vu les autres pièces du dossier ;

Vu :

- la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales et son premier protocole additionnel ;

- le traité instituant la Communauté européenne et le traité sur le fonctionnement de l'Union européenne ;

- la convention entre le Gouvernement de la République française et le Gouvernement de la République de Turquie en vue d'éviter les doubles impositions en matière d'impôts sur le revenu du 18 février 1987 ;

- le code général des impôts et le livre des procédures fiscales ;

- le code de justice administrative.

Les parties ont été régulièrement averties du jour de l'audience.

Ont été entendus au cours de l'audience publique :

- le rapport de Mme A... ;

- les conclusions de M. Met, rapporteur public ;

- les observations de Me B..., pour la SA Compagnie Gervais Danone.

Une note en délibéré présentée pour la SA Compagnie Gervais Danone a été enregistrée le 9 juin 2021.

Considérant ce qui suit :

1. La SA Compagnie Gervais Danone a fait l'objet d'une vérification de comptabilité à l'issue de laquelle l'administration fiscale a notamment remis en cause la déduction d'une subvention de 88 millions de livres turques (39 148 346 euros) consentie à la société turque Danone Tikvesli, dans laquelle elle détient une participation minoritaire. Le service a considéré que cette subvention constituait un transfert indirect de bénéfices à l'étranger au sens de l'article 57 du code général des impôts devant être regardé comme un revenu distribué au sens du 1° du 1 de l'article 109 du même code, passible de la retenue à la source prévue par l'article 119 bis de ce code, au taux conventionnel de 15 %. L'interlocuteur départemental a ramené à 30 308 649 euros la part non déductible de cette subvention, admise à concurrence du pourcentage de participation de la SA Compagnie Gervais Danone. Le ministre de l'économie, des finances et de la relance relève appel du jugement du 9 mai 2019 par lequel le tribunal administratif de Montreuil a, sur le fondement de l'interprétation administrative de la loi fiscale, déchargé la SA Compagnie Gervais Danone des retenues à la source auxquelles elle a été soumise au titre des revenus réputés distribués à la société Danone Tikvesli en 2011.

Sur le bien-fondé du motif de décharge retenu par le tribunal :

2. Pour décharger la SA Compagnie Gervais Danone des retenues à la source en litige, le tribunal a jugé qu'elle était fondée à se prévaloir, sur le fondement des dispositions de l'article L. 80 A du livre des procédures fiscales, du paragraphe 18 de la doctrine administrative DB 4-J-1213, en ce qu'il prévoirait qu'en cas de résultat de la société distributrice demeuré déficitaire après rehaussement de ses impositions, une distribution ne peut être présumée que pour les sommes mises à disposition ou appréhendées par des associés, actionnaires ou porteurs de parts, dès lors qu'elle n'a été soumise à aucune cotisation d'impôt sur les sociétés et que la société Danone Tikvesli, bénéficiaire de la distribution, est sa filiale non porteuse de parts.

3. D'une part, aux termes de l'article L. 80 A du livre des procédures fiscales : " (...) / Lorsque le redevable a appliqué un texte fiscal selon l'interprétation que l'administration avait fait connaître par ses instructions ou circulaires publiées et qu'elle n'avait pas rapportée à la date des opérations en cause, elle ne peut poursuivre aucun rehaussement en soutenant une interprétation différente (...) ". Si ces dispositions instituent une garantie contre les changements de doctrine de l'administration, qui permet aux contribuables de se prévaloir des énonciations contenues dans les notes ou instructions publiées, qui ajoutent à la loi ou la contredisent, c'est à la condition que les intéressés, qui ne sauraient se prévaloir d'une partie seulement d'une doctrine administrative dont les éléments, bien qu'énoncés séparément, sont indissociables, entrent dans les prévisions de la doctrine, appliquée littéralement, résultant de ces énonciations.

4. D'autre part, aux termes de l'article 109 du code général des impôts : " 1. Sont considérés comme revenus distribués : / 1° Tous les bénéfices ou produits qui ne sont pas mis en réserve ou incorporés au capital ; (...) ". Aux termes de l'article 110 du même code : " Pour l'application du 1° du 1 de l'article 109 les bénéfices s'entendent de ceux qui ont été retenus pour l'assiette de l'impôt sur les sociétés. / Toutefois, ces bénéfices sont augmentés de ceux qui sont légalement exonérés dudit impôt, y compris les produits déductibles du bénéfice net en vertu du I de l'article 216, ainsi que des bénéfices que la société a réalisés dans des entreprises exploitées hors de France et diminués des sommes payées au titre de l'impôt sur les sociétés ".

5. La documentation de base DB 4-J-1213 du 1er novembre 1995 applicable au litige, reprise depuis le 12 septembre 2012 au BOI-RPPM-RCM-10-20-20-50, précise que : " I. Principes / 16 Conformément aux dispositions du 1° du 1 de l'article 109 du CGI, sont considérés comme revenus distribués, tous les bénéfices ou produits qui ne sont pas mis en réserve ou incorporés au capital. / L'article 110 du CGI précise que pour l'application du 1° du 1 de l'article 109 du CGI, les bénéfices s'entendent de ceux qui ont été retenus pour l'assiette de l'impôt sur les sociétés. / (...) II. Applications / 18 La présomption de distribution résultant des dispositions combinées du 1° du 1 de l'article 109 du CGI et de l'article 110 du CGI s'applique seulement aux bénéfices qui ont effectivement donné lieu à l'établissement d'une cotisation d'impôt sur les sociétés. Mais, ces dispositions ne font pas obstacle, dans le cas où les rehaussements en cause n'ont pas dégagé un solde bénéficiaire imposable à l'impôt sur les sociétés à ce que les sommes ainsi réintégrées soient regardées comme distribuées au sens du 2° du 1 de l'article 109 du CGI susvisé s'il est établi qu'elles ont été mises à la disposition des associés, actionnaires ou porteurs de parts ou appréhendées par eux (RM C..., JO, déb. AN du 6 août 1960) / L'utilisation concurrente de ces deux procédés d'imposition conduit dans la pratique aux trois cas suivants : / (...) 21 3. Le rehaussement aboutit simplement à résorber une partie du déficit initialement déclaré, sans faire apparaître le moindre solde fiscalement bénéficiaire. / Dans ce cas, les sommes ainsi réintégrées (mais non imposées à l'impôt sur les sociétés) ne peuvent être considérées comme distribuées que par application du 2° du 1 de l'article 109 du CGI, c'est-à-dire à la condition que le service établisse qu'elles ont été effectivement appréhendées par les associés. (...) ".

6. Ces énonciations, qui se bornent à commenter de façon générale les dispositions du 1° du 1 de l'article 109 et de l'article 110 du code général des impôts, dont elles reprennent littéralement les termes, en cas de redressements opérés par l'administration, ne portent pas sur l'application du second alinéa de l'article 110 de ce code relatif aux produits non imposable devant être pris en compte pour déterminer le bénéfice distribué, lequel fait l'objet des commentaires figurant aux paragraphes 3 et 4 de la documentation référencée DB 4-J-1121. Aucune des mentions des paragraphes 16 et suivants de la DB 4-J-1213 ne peut être regardée comme excluant les corrections du bénéfice prévues par le second alinéa de l'article 110 du code général des impôts. D'ailleurs le paragraphe 18 retenu par le tribunal fait référence à la réponse ministérielle du 6 août 1966 à M. C..., député, qui précise qu'elle porte sur " les dispositions combinées de l'article 109-1-1° et 110 (premier alinéa) du code général des impôts ". Il s'ensuit que, contrairement à ce qu'a jugé le tribunal, l'instruction administrative rappelée au point 4, qui ne peut être isolée de ses autres éléments indissociables, ne comporte pas une interprétation formelle de la loi fiscale dont la société requérante serait fondée à se prévaloir sur le fondement de l'article L. 80 A du livre des procédures fiscales pour soutenir que, son résultat fiscal restant déficitaire après rectification, les bénéfices réintégrés non imposés à l'impôt sur les sociétés ne pouvaient être présumés distribués par application du 1° du 1 de l'article 109 du code général des impôts.

7. Il résulte de ce qui précède que le ministre de l'action et des comptes publics est fondé à soutenir que c'est à tort que le tribunal administratif de Montreuil a prononcé la décharge de l'imposition contestée au motif que l'administration avait méconnu sa propre doctrine.

8. Il appartient à la cour, saisie de l'ensemble du litige par l'effet dévolutif de l'appel, d'examiner les autres moyens soulevés par la SA Compagnie Gervais Danone en appel et devant le tribunal administratif.

Sur l'application de la loi fiscale française :

9. Aux termes du premier alinéa de l'article 57 du code général des impôts applicable à l'impôt sur les sociétés en vertu de l'article 209 du même code : " Pour l'établissement de l'impôt sur le revenu dû par les entreprises qui sont sous la dépendance ou qui possèdent le contrôle d'entreprises situées hors de France, les bénéfices indirectement transférés à ces dernières, soit par voie de majoration ou de diminution des prix d'achat ou de vente, soit par tout autre moyen, sont incorporés aux résultats accusés par les comptabilités. Il est procédé de même à l'égard des entreprises qui sont sous la dépendance d'une entreprise ou d'un groupe possédant également le contrôle d'entreprises situées hors de France (...) ". Ces dispositions instituent, dès lors que l'administration établit l'existence d'un lien de dépendance entre la société et d'une pratique entrant dans leurs prévisions, une présomption de transfert indirect de bénéfices qui ne peut utilement être combattue par l'entreprise imposable en France que si celle-ci apporte la preuve que les avantages qu'elle a consentis ont été justifiés par l'obtention de contreparties favorables à sa propre exploitation. Les transferts de bénéfices à l'étranger visés à l'article 57 du code général des impôts, réputés distribués en application des articles 109 à 111 du même code, sont soumis à la retenue à la source prévue au 2 de l'article 119 bis de ce code.

10. En premier lieu, il résulte de l'instruction que la SA Compagnie Gervais Danone a porté en comptabilité au titre de l'exercice clos en 2011 une subvention enregistrée sous la dénomination " loss compensation Danone Tikvesli ", versée à sa filiale turque confrontée à des difficultés financières caractérisées par une situation nette négative de près de 40 millions d'euros au 31 décembre 2010, situation déficitaire incompatible avec la règlementation turque. La déductibilité en charge de cette aide a été admise, à proportion de la participation de 22,58 % détenue par la SA Compagnie Gervais Danone dans cette société. Eu égard au lien de dépendance entre la société requérante et sa filiale bénéficiaire, il appartient à la SA Compagnie Gervais Danone de justifier de l'existence des contreparties qu'elle en a retirées. Pour justifier de son intérêt commercial à prendre en charge la totalité de la subvention destinée à compenser les pertes de sa filiale, la Compagnie Gervais Danone fait valoir qu'elle devait impérativement rester présente sur le marché turc des produits laitiers, marché d'importance stratégique à fort potentiel de développement, afin de préserver le renom international de la marque, et qu'elle escomptait de sa filiale des redevances dans un contexte de forte croissance. Toutefois l'actionnaire majoritaire à 77,48 %, la société Danone Hayat Icecek, société de droit turque détenue à 100 % par la société Holding internationale de boisson, société tête de pont de la division " eaux " du groupe Danone, avait tout autant intérêt financier à la préservation du renom de la marque, de sorte que ce motif n'est pas propre à justifier que la charge du refinancement de la société Danone Tikvesli ait dû être exclusivement supportée par la SA Compagnie Gervais Danone. Si la société requérante se prévaut de l'importance stratégique du marché turc des produits laitiers, eu égard aux habitudes alimentaires turques, à sa croissance démographique, au taux de croissance du PIB du pays et à ses exportations vers le Moyen-Orient, les extraits de deux articles de presse de 2011 et 2015 et le tableau chiffré non daté qu'elle produit pour en justifier ne permettent pas de tenir pour établies les perspectives de croissance alléguées. En outre, ces considérations d'ordre général sont contredites, ainsi que le fait valoir l'administration, par les résultats de l'exploitation par la société Danone Tikvesli de son contrat de licence exclusive de production et distribution des produits laitiers des marques du groupe Danone, dès lors qu'il est constant que la SA Compagnie Gervais Danone, qui n'avait perçu aucune redevance de sa filiale depuis l'acquisition de celle-ci en 1998, n'a bénéficié d'aucune retombée financière de ce contrat de licence jusqu'en 2017, les redevances reçues depuis 2017, au demeurant postérieures aux années d'imposition, étant en outre, ainsi que l'a relevé le tribunal, sans commune mesure avec la subvention de plus de 39 millions d'euros versée en 2011. Dans ces conditions, l'administration fiscale doit être regardée comme apportant la preuve de ce que, les contreparties attendues n'étant pas de nature à justifier l'intérêt commercial de la SA Compagnie Gervais Danone à consentir cette aide à la société Danone Tikvesli, cette subvention constituait, pour la fraction excédant sa participation, un acte anormal de gestion constitutif d'un transfert de bénéfices à l'étranger au sens de l'article 57 du code général des impôts.

11. En deuxième lieu, si la SA Compagnie Gervais Danone soutient que la fraction de subvention réintégrée dans ses résultats ne pouvait être regardée comme un bénéfice distribué en application du 1° du 1 de l'article 109, dès lors que son résultat imposable au titre de l'exercice clos en 2011 restait déficitaire après rectification, il est constant qu'elle a reçu au cours de cet exercice 897 942 720 euros de produits de participations exonérés d'impôt sur le revenu en vertu du I de l'article 216 du code général des impôts devant s'ajouter au résultat retenu pour l'assiette de l'impôt sur les sociétés, en application du second alinéa de l'article 110 du code général des impôts. Ainsi retraité, le résultat à prendre en compte pour l'application du 1° du 1 de l'article 109 du même code présente un solde bénéficiaire de plus de 850 millions d'euros, supérieur au montant des bénéfices réputés distribués en litige.

12. En troisième lieu, la société requérante ne peut utilement soutenir que ces distributions ne présentaient pas un caractère occulte, dès lors que l'administration ne s'est pas fondée sur les dispositions de l'article 111 du code général des impôts selon lesquelles " Sont notamment considérés comme revenus distribués : (...) c. Les rémunérations et avantages occultes ; (...) ".

13. En quatrième lieu, d'une part, aux termes de l'article 14 de la convention européenne sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales : " La jouissance des droits et libertés reconnus dans la présente Convention doit être assurée, sans distinction aucune, fondée notamment sur le sexe, la race, la couleur, la langue, la religion, les opinions politiques ou toutes autres opinions, l'origine nationale ou sociale, l'appartenance à une minorité nationale, la fortune, la naissance ou toute autre situation. ". Aux termes de l'article 1er du protocole additionnel à cette même convention : " Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d'utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international. / Les dispositions précédentes ne portent pas atteinte au droit que possèdent les Etats de mettre en vigueur les lois qu'ils jugent nécessaires pour réglementer l'usage des biens conformément à l'intérêt général ou pour assurer le paiement des impôts ou d'autres contributions ou des amendes. ". Une distinction entre des personnes situées dans une situation analogue est, au sens de ces stipulations, discriminatoire si elle n'est pas assortie de justifications objectives et raisonnables, c'est-à-dire si elle ne vise pas un objectif d'utilité publique ou si elle n'est pas fondée sur des critères objectifs et rationnels en rapport avec l'objet de la loi.

14. D'autre part, aux termes du 1 de l'article 63 du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne : " Dans le cadre des dispositions du présent chapitre, toutes les restrictions aux mouvements de capitaux entre les Etats membres et entre les Etats membres et les pays tiers sont interdites. " En vertu du 1 de l'article 64 du même traité, dite clause de gel, " l'article 63 ne porte pas atteinte à l'application, aux pays tiers, des restrictions existant le 31 décembre 1993 en vertu du droit national ou du droit de l'Union en ce qui concerne les mouvements de capitaux à destination ou en provenance de pays tiers lorsqu'ils impliquent des investissements directs (...) ".

15. La société requérante soutient que la retenue à la source à laquelle elle a été soumise sur le bénéfice réputé distribué à sa filiale déficitaire résidente d'un Etat tiers présente un caractère discriminatoire au regard du droit au respect des biens, dès lors que, suite à la décision C-575/17 Sofina SA du 22 novembre 2018 par laquelle la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE) a dit pour droit qu'était contraire au principe de liberté de circulation l'imposition d'une retenue à la source prélevée sur les dividendes perçus par une société non-résidente qui se trouve, au regard de la législation de son Etat de résidence, en situation déficitaire, seules les sociétés dont les participations présentent le caractère d'investissements directs en restant redevables en vertu de la clause de gel, tandis que les sociétés distributrices résidentes de l'Union européenne et les sociétés résidentes d'Etat tiers dont les participations n'ont pas le caractère d'investissements directs en sont exonérées. Toutefois la situation des sociétés résidentes des Etats tiers dont les participations présentent le caractère d'investissements directs, pour lesquelles l'article 64 du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne, permet de maintenir des restrictions aux mouvements de capitaux à destination ou en provenance des pays tiers existant au 31 décembre 1993, n'est pas objectivement comparable à celle des sociétés résidentes des Etats membres de l'Union européenne et des sociétés résident des Etats tiers dont les participations n'ont pas ce caractère, pour lesquelles la clause de gel ne s'applique pas. Le respect des exigences découlant du droit de l'Union européenne constitue un objectif d'intérêt public légitime de nature à justifier une différence de traitement entre des situations au demeurant comparables, selon qu'elles sont ou non régies par ces règles. La différence de traitement fiscal résultant d'une différence objective de situation au regard des objectifs de l'article 119 bis du code général des impôts tel qu'interprété par le droit de l'Union européenne peut être regardée comme répondant à une justification objective et raisonnable. Il s'ensuit que le moyen tiré de la méconnaissance du principe de non-discrimination résultant des stipulations de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales doit être écarté.

Sur l'application de la convention franco-turque :

16. Aux termes de l'article 24 de la convention fiscale franco-turque : " 1. Les nationaux d'un Etat contractant ne sont soumis dans l'autre Etat contractant à aucune imposition ou obligation y relative, qui est autre ou plus lourde que celles auxquelles sont ou pourront être assujettis les nationaux de cet autre Etat qui se trouvent dans la même situation. (...) ".

17. La société requérante fait valoir que l'imposition à la retenue à la source du bénéfice réputé distribué à sa filiale turque déficitaire constitue également une discrimination incompatible avec les stipulations de l'article 24 de la convention fiscale franco-turque, dès lors qu'une société française ne serait imposée à l'impôt sur les sociétés sur les mêmes dividendes qu'en cas d'exercice bénéficiaire. Toutefois, une société résidente en France soumise à l'impôt sur les sociétés sur son résultat fiscal global n'est pas placée dans la même situation qu'une société turque soumise à la retenue à la source à raison de la perception de dividendes de source française, dont le sort est d'ailleurs régi par les stipulations de l'article 10 de la convention bilatérale, selon lesquelles " les dividendes payés par une société qui est un résident d'un Etat contractant à un résident de l'autre Etat contractant sont (...) aussi imposables dans l'Etat contractant dont la société qui paie les dividendes est un résident, et selon la législation de cet Etat (...) ". Il s'ensuit que le moyen ne peut qu'être écarté.

18. Il résulte de ce qui précède que le ministre de l'économie, des finances et de la relance est fondé à soutenir que c'est à tort que, par le jugement attaqué, le tribunal administratif de Montreuil a déchargé la SA Compagnie Gervais Danone des impositions en litige. Il y a lieu, par suite, d'annuler le jugement et de remettre ces impositions à la charge de la SA Compagnie Gervais Danone.

Sur les frais de l'instance :

19. Les dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative s'opposent à ce que soit mise à la charge de l'Etat, qui n'est pas la partie perdante dans la présente instance, la somme que la SA Compagnie Gervais Danone demande au titre de ces dispositions.

DECIDE :

Article 1er : Le jugement n° 1800847 du 9 mai 2019 du tribunal administratif de Montreuil est annulé.

2

N° 19VE03151


Synthèse
Tribunal : Cour administrative d'appel de Versailles
Formation : 1ère chambre
Numéro d'arrêt : 19VE03151
Date de la décision : 22/06/2021
Type d'affaire : Administrative
Type de recours : Plein contentieux

Analyses

Contributions et taxes - Impôts sur les revenus et bénéfices - Règles générales - Impôt sur les bénéfices des sociétés et autres personnes morales - Exonérations.

Contributions et taxes - Impôts sur les revenus et bénéfices - Revenus et bénéfices imposables - règles particulières - Bénéfices industriels et commerciaux - Détermination du bénéfice net - Acte anormal de gestion.


Composition du Tribunal
Président : M. BEAUJARD
Rapporteur ?: Mme Odile DORION
Rapporteur public ?: M. MET
Avocat(s) : SAS BREDIN PRAT

Origine de la décision
Date de l'import : 06/07/2021
Fonds documentaire ?: Legifrance
Identifiant URN:LEX : urn:lex;fr;cour.administrative.appel.versailles;arret;2021-06-22;19ve03151 ?
Association des cours judiciaires suprmes francophones
Organisation internationale de la francophonie
Juricaf est un projet de l'AHJUCAF, l'association des Cours suprêmes judiciaires francophones. Il est soutenu par l'Organisation Internationale de la Francophonie. Juricaf est un projet de l'AHJUCAF, l'association des Cours suprêmes judiciaires francophones. Il est soutenu par l'Organisation Internationale de la Francophonie.
Logo iall 2012 website award