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18/03/2025 | FRANCE | N°23TL00725

France | France, Cour administrative d'appel de TOULOUSE, 3ème chambre, 18 mars 2025, 23TL00725


Vu la procédure suivante :



Procédure contentieuse antérieure :



Mme D... A..., M. E... A... et M. B... A..., agissant en qualité d'ayants droit de leur père, M. C... A..., ont demandé au tribunal administratif de Montpellier d'annuler la décision de rejet opposée le 12 juin 2020 par le comité d'indemnisation des victimes des essais nucléaires à la demande indemnitaire de leur père présentée en qualité de victime des essais nucléaires et de condamner le comité d'indemnisation à leur verser la somme, à parfaire, de 215 296 euros en ré

paration des préjudices subis par leur père, décédé le 27 mai 2020. Dans le cas où le tribu...

Vu la procédure suivante :

Procédure contentieuse antérieure :

Mme D... A..., M. E... A... et M. B... A..., agissant en qualité d'ayants droit de leur père, M. C... A..., ont demandé au tribunal administratif de Montpellier d'annuler la décision de rejet opposée le 12 juin 2020 par le comité d'indemnisation des victimes des essais nucléaires à la demande indemnitaire de leur père présentée en qualité de victime des essais nucléaires et de condamner le comité d'indemnisation à leur verser la somme, à parfaire, de 215 296 euros en réparation des préjudices subis par leur père, décédé le 27 mai 2020. Dans le cas où le tribunal administratif ordonnerait une expertise médicale, ils lui ont demandé de mettre à la charge du comité les frais d'expertise et de condamner ce dernier à leur verser une provision de 40 000 euros.

Par un jugement n° 2003410 du 2 février 2023, le tribunal administratif de Montpellier a annulé la décision de rejet du comité d'indemnisation du 12 juin 2020 et a condamné l'État à verser aux consorts A... une provision de 5 000 euros. Il a également désigné, avant-dire-droit, un expert afin de déterminer la nature et l'étendue des préjudices subis par leur père.

Par un jugement n° 2003410 du 26 octobre 2023, le tribunal administratif de Montpellier a condamné le comité d'indemnisation des victimes des essais nucléaires à verser aux consorts A..., en leur qualité d'ayants droit de M. C... A..., une somme de 55 017 euros, incluant la provision déjà versée de 5 000 euros mise à la charge du comité d'indemnisation des victimes des essais nucléaires par le jugement avant-dire-droit du 2 février 2023, avec intérêts au taux légal à compter du 9 août 2019 et leur capitalisation.

Procédure devant la cour :

I - Par une requête, enregistrée le 27 mars 2023 sous le n° 23TL00725, et un mémoire, enregistré le 27 septembre 2023, le comité d'indemnisation des essais nucléaires, demande à la cour :

1°) d'annuler ce jugement du tribunal administratif de Montpellier du 2 février 2023 ;

2°) de rejeter la demande indemnitaire des consorts A....

Il soutient que :

- il renverse la présomption de causalité entre l'exposition aux rayonnements ionisants due aux essais nucléaires et la maladie de M. A... en apportant la preuve que ce dernier n'a pu recevoir une dose annuelle de rayonnements ionisants dus aux essais nucléaires réalisés en Polynésie française qu'inférieure à un millisievert ;

- la demande de M. A... a été instruite selon la méthodologie fixée dans la délibération du comité du 22 juin 2020, publiée au Journal officiel le 28 juin suivant, applicable aux personnes présentes en Polynésie française en dehors des sites du Centre d'expérimentation du Pacifique ;

- pour la période des essais atmosphériques, il s'appuie sur une étude de 2006 du Commissariat à l'énergie atomique dont la méthodologie, consistant à reconstituer la dose efficace engagée en mesurant ensemble l'exposition externe aux rayonnements et la contamination interne, a été validée par l'Agence Internationale de l'énergie atomique et qui a établi des tables de la dose efficace engagée par les populations en fonction de leur lieu de résidence et de la date de naissance des intéressés sur la période de 1966 à 1974 ;

- pour les essais nucléaires souterrains ayant eu lieu en Polynésie française à partir de 1975, la dose efficace engagée par un individu est déterminée sur la base des résultats obtenus par le réseau de surveillance de l'Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire ; les études menées par cet Institut, couvrant la période 1974-1981 inclus, et une autre commençant en 1982, permettent de disposer de données sur les doses efficaces engagées par les populations depuis le début des essais nucléaires ;

- si les études sur lesquelles il se fonde ont été publiées postérieurement aux essais, elles se basent néanmoins sur les données recueillies à l'époque des faits ; les mesures réalisées par site et par année sont parfaitement fiables et montrent, sauf exception pour certaines années et pour certaines îles, une radioactivité due aux rayonnements des essais nucléaires très faible, parfois inférieure à la radioactivité d'origine naturelle ;

- seuls les essais nucléaires atmosphériques ont pu avoir une incidence sur la contamination des produits locaux ; les données relatives aux doses efficaces engagées par les populations pendant ces essais nucléaires atmosphériques ne concernent pas M. A... qui n'était pas présent lors de la réalisation de ces essais ;

- les essais nucléaires souterrains, qui ont eu lieu à une profondeur moyenne de 600 mètres, n'entraînent aucune retombée radioactive ;

- M. A... qui était chargé de la police à bord d'un aviso-escorteur et n'était pas à proximité immédiate du site d'essai, n'a pas pu être exposé à une irradiation externe de sorte qu'aucune mesure de surveillance de l'exposition externe n'était nécessaire ; durant sa présence, près de 14 ans après la fin des essais atmosphériques, il n'a pu subir aucune contamination interne, au regard de ses conditions concrètes d'exposition ;

- à supposer même que M. A... se trouvait à proximité du site de Mururoa lors de l'essai souterrain du 7 mai 1991, les gaz rares et d'iode émis représentaient 130 térabecquerels, ce qui correspondait à seulement 0,046 millisievert, soit une dose inférieure au seuil prévu aux articles L. 133-2 et R. 1333-11 du code de la santé publique.

Par un mémoire en défense, enregistré le 27 juin 2023, Mme D... A..., M. E... A... et M. B... A..., représentés par Me Labrunie, concluent :

1°) au rejet de la requête ;

2°) par la voie de l'appel incident à ce que la somme que le comité d'indemnisation des victimes d'essais nucléaires a été condamné à leur verser, en qualité d'ayants droit de leur père décédé, soit portée à un montant de 221 956 euros assorti des intérêts de retard à compter de leur demande indemnitaire préalable du 29 juillet 2019 et de leur capitalisation ;

3°) à ce qu'il soit mis à la charge définitive de l'État les frais d'expertise ;

4°) à ce qu'il soit mis à la charge de l'État la somme de 3 000 euros sur le fondement de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Ils font valoir que :

- le comité d'indemnisation des essais nucléaires échoue à renverser la présomption de causalité bénéficiant à leur père, M. A... ; ce dernier était en poste en Polynésie française, à Mururoa et à Papeete ; ils apportent la preuve de cette présence à Mururoa, en particulier le samedi 18 juin 1991, notamment par la production d'un extrait du journal de navigation de l'Aviso Lv Lavallée ; au cours de ses séjours en Polynésie, 21 tirs nucléaires souterrains ont été réalisés ; quatre de ces essais ont laissé échapper des rejets de gaz rares et d'iode liquide ;

- au regard de ses conditions concrètes d'exposition, M. A..., qui était soumis à une contamination interne par inhalation et ingestion de poussières de gaz radioactifs, aurait dû bénéficier d'une surveillance médicale spécifique, notamment radiobiologique ;

- le rapport de l'Agence Internationale de l'énergie atomique sur lequel est fondée la méthodologie d'instruction des demandes d'indemnisation du comité, au demeurant non publié, indique qu'il s'appuie sur les estimations rétrospectives des doses de radiations indiquées dans l'ouvrage publié en 2006 par le Comité à l'énergie atomique et les conclusions de l'examen reposent sur l'idée que toutes les informations, tous les calculs et toutes les données fournis dans l'ouvrage sont corrects ; ainsi, le rapport ne repose pas sur les mesures effectuées par les experts et les données sources n'ont jamais été communiquées à ces derniers.

Par une ordonnance du 28 septembre 2023, la clôture de l'instruction a été fixée au 8 décembre 2023 à 12 heures.

II - Par une requête, enregistrée le 7 novembre 2023 sous le n° 23TL02578 et un mémoire, enregistré le 19 avril 2024, le comité d'indemnisation des essais nucléaires demande à la cour :

1°) d'annuler les jugements du tribunal administratif de Montpellier des 2 février 2023 et 26 octobre 2023 ;

2°) de rejeter la demande indemnitaire des consorts A....

Il soutient que :

- en reprenant les moyens formulés dans sa requête n° 23TL00725, il renverse la présomption de causalité entre l'exposition aux rayonnements ionisants due aux essais nucléaires et la maladie de M. A... en apportant la preuve que ce dernier n'a pu recevoir une dose annuelle de rayonnements ionisants dus aux essais nucléaires réalisés en Polynésie française qu'inférieure à un millisievert ;

- à titre subsidiaire, l'indemnisation allouée aux consorts A... doit être évaluée à la somme de 51 566 euros.

Par un mémoire en défense, enregistré le 13 février 2024, Mme D... A..., M. E... A... et M. B... A..., représentés par Me Labrunie, concluent :

1°) au rejet de la requête ;

2°) par la voie de l'appel incident, à ce que la somme à laquelle le comité d'indemnisation des victimes d'essais nucléaires a été condamné à leur verser, en qualité d'ayants droit de leur père décédé, soit portée à un montant de 162 123 euros assortie des intérêts de retard à compter de leur demande indemnitaire préalable du 29 juillet 2019 et de leur capitalisation ;

3°) à ce qu'il soit mis à la charge définitive de l'État les frais d'expertise ;

4°) à ce qu'il soit mis à la charge de l'État la somme de 3 000 euros sur le fondement de l'article L. 761-1 du code de justice administrative

Ils font valoir que :

- le comité d'indemnisation des essais nucléaires échoue à renverser la présomption de causalité bénéficiant à leur père, M. A..., en reprenant les moyens formulés dans l'instance n° 2300725 ;

- l'évaluation des frais d'assistance à la victime par tierce personne pour effectuer les actes de la vie courante doit prendre en compte, à compter du 28 avril 2020, une présence d'aide familiale continue sur la journée ; le taux horaire doit distinguer l'aide active aux soins et l'aide passive de surveillance et d'état d'alerte ; ce chef de préjudice doit être évalué à la somme de

15 736 euros ;

- au titre du déficit fonctionnel temporaire partiel, l'expert a omis de prendre en compte le déficit subi par la victime du 25 décembre 2019 à son décès qui doit être évalué à 75 % ; ils demandent la confirmation de l'indemnité de 16 387 euros allouée par les premiers juges au titre du déficit fonctionnel temporaire ;

- l'indemnisation des souffrances endurées évaluées par l'expert à un niveau de 5 sur une échelle de 7 pour l'ensemble de la maladie doit être fixée à 50 00 euros ;

- le préjudice esthétique évalué par l'expert à un niveau de 3 sur une échelle de 7 en raison de la dégradation progressive de l'image corporelle avec amaigrissement et perte de l'image de soi, et par la suite, du port permanent d'une poche à urine, doit être réparé par l'allocation d'une somme de 20 000 euros ;

- dès lors que la victime a vécu dans l'inquiétude permanente de l'issue fatale de son cancer, le préjudice lié à ses souffrances morales particulières doit être évalué à la somme de

70 000 euros.

Par une ordonnance du 5 décembre 2024, la clôture de l'instruction a été fixée au 19 décembre 2024 à 12 heures.

Vu les autres pièces du dossier.

Vu :

- le code de la santé publique ;

- la loi n° 2010-2 du 5 janvier 2010 ;

- la loi n° 2017-256 du 28 février 2017 ;

- la loi n° 2018-1317 du 28 décembre 2018 ;

- le décret n° 2014-1049 du 15 septembre 2014 ;

- le code de justice administrative.

Les parties ont été régulièrement averties du jour de l'audience.

Ont été entendus au cours de l'audience publique :

- le rapport de Mme Beltrami,

- et les conclusions de Mme Perrin, rapporteure publique.

Considérant ce qui suit :

1. M. C... A..., né en 1953, qui a effectué, en tant que major des équipages de la flotte de la marine nationale, plusieurs missions entre le 1er mai 1988 et le 9 décembre 1993 en Polynésie française, a développé un cancer de la vessie diagnostiqué en 2016. Le 9 août 2019, il a présenté au comité d'indemnisation des victimes des essais nucléaires une demande d'indemnisation sur le fondement de la loi du 5 janvier 2010 relative à la reconnaissance et à l'indemnisation des victimes des essais nucléaires français. Par une décision du 12 juin 2020, sa demande a été rejetée. À la suite de son décès le 27 mai 2020 à l'âge de 63 ans, ses ayants droit, les consorts A..., ont repris la procédure d'indemnisation. Par jugement avant-dire-droit du 2 février 2023, le tribunal administratif de Montpellier a annulé la décision de rejet du comité d'indemnisation des victimes des essais nucléaires du 12 juin 2020 et a condamné l'État à verser aux consorts A... une provision de 5 000 euros. Il a également désigné, avant-dire-droit, un expert afin de déterminer la nature et l'étendue des préjudices subis par leur père. Par un jugement du 26 octobre 2023, le tribunal administratif a condamné le comité d'indemnisation des victimes des essais nucléaires à verser aux consorts A..., en leur qualité d'ayants droit de M. C... A..., une somme de 55 017 euros, incluant la provision déjà versée de 5 000 euros mise à sa charge par le jugement avant-dire-droit du 2 février 2023, avec intérêts au taux légal à compter du 9 août 2019 et de leur capitalisation. Par une requête n° 23TL00725, le comité d'indemnisation des victimes des essais nucléaires relève appel du jugement avant-dire-droit du 2 février 2023. Par une requête n° 23TL02578, il relève appel du jugement avant-dire-droit du 2 février 2023 et du jugement du 26 octobre 2023.

Sur la jonction :

2. Les requêtes n° 23TL00725 et n° 23TL02578 présentant à juger les mêmes questions, il y a lieu de les joindre pour y statuer par un seul arrêt.

Sur le bien-fondé des jugements attaqués :

En ce qui concerne la présomption de causalité entre l'exposition aux rayonnements ionisants dus aux essais nucléaires français et la survenance de la maladie de C... A... :

3. Aux termes de l'article 1er de la loi du 5 janvier 2010 relative à la reconnaissance et à l'indemnisation des victimes des essais nucléaires français : " I. Toute personne souffrant d'une maladie radio-induite résultant d'une exposition à des rayonnements ionisants dus aux essais nucléaires français et inscrite sur une liste fixée par décret en Conseil d'Etat conformément aux travaux reconnus par la communauté scientifique internationale peut obtenir réparation intégrale de son préjudice dans les conditions prévues par la présente loi./II. Si la personne est décédée, la demande de réparation peut être présentée par ses ayants droit. (...) ". Aux termes de l'article 2 de cette même loi : " La personne souffrant d'une pathologie radio-induite doit avoir résidé ou séjourné : / (...) ; / 2° Soit entre le 2 juillet 1966 et le 31 décembre 1998 en Polynésie française. / (...) ". Aux termes du I de l'article 4 de la même loi : " I. - Les demandes d'indemnisation sont soumises au comité d'indemnisation des victimes des essais nucléaires (...) " En vertu du V du même article 4, dans sa rédaction applicable au litige : " V. - Ce comité examine si les conditions de l'indemnisation sont réunies. Lorsqu'elles le sont, l'intéressé bénéficie d'une présomption de causalité, à moins qu'il ne soit établi que la dose annuelle de rayonnements ionisants dus aux essais nucléaires français reçue par l'intéressé a été inférieure à la limite de dose efficace pour l'exposition de la population à des rayonnements ionisants fixée dans les conditions prévues au 3° de l'article L. 1333-2 du code de la santé publique ". En application des articles L. 1333-2 et

R. 1333-11 du code de la santé publique, la limite de dose efficace pour l'exposition de la population à des rayonnements ionisants résultant de l'ensemble des activités nucléaires est fixée à 1 millisievert (mSv) par an.

4. Aux termes de l'article 13 du décret du 15 septembre 2014 relatif à la reconnaissance et à l'indemnisation des victimes des essais nucléaires français : " (...) Le comité détermine la méthodologie qu'il retient pour instruire la demande et prendre sa décision, en s'appuyant notamment sur les méthodologies recommandées par l'Agence internationale de l'énergie atomique. La délibération du comité approuvant cette méthodologie est publiée au Journal officiel de la République française. La description de cette méthodologie et la documentation y afférente sont publiées sur le site internet du comité et fournies au demandeur, à sa demande. "

5. Il résulte des dispositions de la loi 5 janvier 2010 précitée que le législateur a entendu que, dès lors qu'un demandeur satisfait aux conditions de temps, de lieu et de pathologie prévues par l'article 2 de la loi du 5 janvier 2010 modifiée, il bénéficie de la présomption de causalité entre l'exposition aux rayonnements ionisants dus aux essais nucléaires français et la survenance de sa maladie. Cette présomption ne peut être renversée que si l'administration établit que la dose annuelle de rayonnements ionisants dus aux essais nucléaires français reçue par l'intéressé a été inférieure à la limite de 1 millisievert. Si, pour le calcul de cette dose, l'administration peut utiliser les résultats des mesures de surveillance de la contamination tant interne qu'externe des personnes exposées, qu'il s'agisse de mesures individuelles ou collectives en ce qui concerne la contamination externe, il lui appartient de vérifier, avant d'utiliser ces résultats, que les mesures de surveillance de la contamination interne et externe ont, chacune, été suffisantes au regard des conditions concrètes d'exposition de l'intéressé. En l'absence de mesures de surveillance de la contamination interne ou externe et en l'absence de données relatives au cas des personnes se trouvant dans une situation comparable à celle du demandeur du point de vue du lieu et de la date de séjour, il appartient à l'administration de vérifier si, au regard des conditions concrètes d'exposition de l'intéressé précisées ci-dessus, de telles mesures auraient été nécessaires. Si tel est le cas, l'administration ne peut être regardée comme rapportant la preuve de ce que la dose annuelle de rayonnements ionisants dus aux essais nucléaires français reçue par l'intéressé a été inférieure à la limite de 1 mSv.

6. Il résulte de l'état général des services arrêtés à la date prévue de radiation des contrôles de l'activité de M. A..., établi le 8 juin 1994, que ce dernier a effectué plusieurs missions dans les eaux de la Polynésie française, du 1er mai au 16 novembre 1988, du 14 novembre 1989 au 16 mai 1990, du 22 juin 1990 au 11 février 1993 à bord de l'aviso " LV Lavallée ", et encore du 9 mai au 9 décembre 1993. Il résulte du rapport de fin de commandement de ce vaisseau établi par son capitaine de corvette que, pour la période du 26 juillet 1990 au 26 juillet 1991, ce bâtiment, basé à Papeete, a quitté son port de base pendant 168 jours et effectué un parcours de 38 000 nautiques pendant 150 jours. En particulier, ce rapport indique que, de mi-novembre à la fin décembre 1990, puis d'avril à juillet 1991, l'aviso a navigué à proximité des sites de Mururoa et Fangataufa dans le cadre d'une mission de surveillance puis de pistage des navires " Rainbow Warrior II " et " Gondawa " appartenant à l'organisation " Greenpeace ", ainsi qu'à divers entraînements dans les archipels de la Polynésie française. Le journal de navigation de l'aviso " L V Lavallée " n° 10 de l'année 1991 confirme que l'aviso était présent à Mururoa du lundi 13 mai au dimanche19 mai 1991. Durant la période où M. A... a résidé en Polynésie française, 21 essais nucléaires ont eu lieu, soit à Mururoa, soit à Fangataufa.

7. Il résulte ainsi de l'instruction que M. A... a séjourné en Polynésie française pendant la période définie au 2° de l'article 2 de la loi du 5 janvier 2010 et qu'il souffre d'une pathologie figurant sur la liste annexée au décret du 15 septembre 2014. Il bénéficie ainsi d'une présomption de causalité entre l'exposition aux rayonnements ionisants dus aux essais nucléaires françaises effectués sur les sites de Mururoa et de Fangataufa et l'apparition de sa maladie.

8. Pour renverser cette présomption, le comité d'indemnisation des victimes des essais nucléaires se prévaut de sa méthodologie fixée dans la délibération du 22 juin 2020, publiée au Journal officiel, applicable aux personnes présentes, sur la période considérée, en Polynésie française, mais s'étant trouvées en dehors du Centre d'expérimentation du pacifique. Elle s'appuie, pour la période des essais atmosphériques qui ont eu lieu entre 1966 et 1974, sur une étude de 2006 du Commissariat à l'énergie atomique dont la méthodologie, consistant à reconstituer la dose efficace engagée en mesurant l'exposition externe aux rayonnements et la contamination interne, et qui aurait été, selon le comité, validée par l'Agence Internationale de l'énergie atomique. Elle a établi des tables de doses efficaces engagées par les populations en fonction de leur lieu de résidence et de la date de naissance des intéressés sur la période de 1966 à 1974. Pour les essais nucléaires souterrains, ayant eu lieu en Polynésie française à partir de 1975, le comité se fonde sur les résultats obtenus par le réseau de surveillance de l'Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire permettant de déterminer les doses efficaces engagées par les populations depuis le début des essais nucléaires.

9. Toutefois, en ce qui concerne la situation particulière de M. A..., il est constant qu'alors que celui-ci était, du lundi 13 mai au dimanche 19 mai 1991, à bord de l'aviso

" LV Lavallée ", naviguant à proximité des sites de Mururoa et Fangataufa dans le cadre d'une mission de surveillance puis de pistage d'un navire appartenant à l'organisation " Greenpeace ", deux essais nucléaires souterrains ont été réalisés sous le lagon de Mururoa, les 7 mai et 18 mai 1991, et que le premier d'entre eux, l'essai " Melanippe ", a provoqué des rejets de gaz rares. Il est également constant que M. A..., quand bien même il ne travaillait pas dans le Centre d'expérimentation du Pacifique, n'a pas bénéficié de mesures de surveillance d'une contamination tant interne qu'externe. Dans ces conditions, au regard des conditions concrètes d'exposition de M. A..., telles que rappelées ci-dessus, ainsi qu'en outre de l'absence de mesures de surveillance individuelle de la contamination interne ou externe et de données relatives aux cas de personnes se trouvant dans une situation comparable à celle de M. A..., du point de vue du lieu et de la date du séjour, les résultats des études mentionnées au point 8, dont se prévaut le comité d'indemnisation des victimes des essais nucléaires, ne peuvent suffire à établir que la dose annuelle de rayonnements ionisants dus aux essais nucléaires français reçue par l'intéressé aurait été inférieure à la limite de 1 millisievert. Dès lors, la présomption de causalité, instituée par l'article 4 de la loi du 5 janvier 2020, entre l'exposition aux rayonnements ionisants et l'apparition de la maladie de M. A... n'est pas renversée au cas d'espèce.

10. Il résulte de ce qui précède que le comité d'indemnisation des victimes des essais nucléaires n'est pas fondé à soutenir que c'est à tort que, par le jugement du

2 février 2023, le tribunal administratif de Montpellier a annulé la décision du 12 juin 2020 par laquelle il avait rejeté la demande d'indemnisation de M. A... et a condamné l'État à verser à ses ayants droit une provision de 5 000 euros.

En ce qui concerne les préjudices :

11. En premier lieu, lorsque le juge administratif indemnise dans le chef de la victime d'un dommage corporel la nécessité de recourir à l'aide d'une tierce personne, il détermine le montant de l'indemnité réparant ce préjudice en fonction des besoins de la victime et des dépenses nécessaires pour y pourvoir. Il doit à cette fin se fonder sur un taux horaire permettant, dans les circonstances de l'espèce, le recours à l'aide professionnelle d'une tierce personne d'un niveau de qualification adéquat, sans être lié par les débours effectifs dont la victime peut justifier. Il n'appartient notamment pas au juge, pour déterminer cette indemnisation, de tenir compte de la circonstance que l'aide a été ou pourrait être apportée par un membre de la famille ou un proche de la victime.

12. Il résulte du rapport d'expertise que l'état de santé de M. A... a nécessité une aide à son domicile de quatre heures par semaine pour le ménage et les courses au titre de la période du 28 novembre 2017 au 13 septembre 2019, puis de deux heures par jour au titre de la période du

13 septembre 2019 au 20 avril 2020 et de quatre heures par jour à compter du 28 avril 2020 jusqu'à son décès le 27 mai 2020.

13. Il ne résulte donc pas de l'instruction qu'à compter du 28 avril 2020 jusqu'à son décès, M. A... aurait eu besoin d'une aide familiale continue sur la journée et notamment d'une aide passive la nuit. Compte tenu du salaire minimum interprofessionnel de croissance horaire brut au cours de cette période, augmenté des charges sociales, un taux moyen horaire de 13 euros pour une aide non spécialisée doit être retenu. Par suite, les frais supportés pour l'assistance d'une tierce personne non spécialisée ont été justement évalués par les premiers juges à la somme de 9 630 euros.

14. En deuxième lieu, les souffrances physiques endurées par M. A... ont été évaluées par l'expert à 5 sur une échelle allant de 1 à 7 pour l'ensemble de sa maladie. Dans les circonstances de l'espèce, il y a lieu de confirmer le jugement attaqué s'agissant du montant de l'indemnité allouée aux consorts A... au titre de ce chef de préjudice, évalué par le tribunal à la somme de 24 000 euros.

15. En troisième lieu, eu égard aux troubles esthétiques liés à la dégradation progressive de l'image corporelle de M. A... qui a supporté un amaigrissement et une perte de l'image de soi, et par la suite, le port permanent d'une poche à urine, l'expert a reconnu que ce dernier a subi un préjudice esthétique évalué à un niveau de 3 sur une échelle allant jusqu'à 7. Dans les circonstances de l'espèce, il y a lieu de confirmer le jugement attaqué s'agissant du montant de l'indemnité allouée aux consorts A... au titre de ce chef de préjudice, évalué par le tribunal à la somme de 5 000 euros.

16. En dernier lieu, s'agissant du préjudice évolutif lié à l'inquiétude permanente de

M. A... provoquée par sa crainte légitime d'une issue fatale, bien que l'expert, qui a entendu la victime, n'ait pas retenu ce chef de préjudice, la connaissance par la victime de la gravité de sa pathologie pouvant mettre en jeu, à plus ou moins brève échéance, le pronostic vital et du caractère évolutif de cette pathologie, est de nature à établir la réalité de ce chef de préjudice. Il y a lieu de faire une juste application de ce préjudice en l'évaluant à la somme de 8 000 euros. Le jugement du tribunal doit ainsi être réformé en ce qu'il a refusé d'indemniser ce chef de préjudice.

17. Il résulte de ce qui précède que le comité d'indemnisation des victimes des essais nucléaires n'est pas fondé à soutenir que c'est à tort que, par le jugement attaqué du 26 octobre 2023, le tribunal administratif de Montpellier l'a condamné à verser aux consorts A... une somme totale de 55 017 euros, incluant 16 387 euros au titre du déficit fonctionnel de M. A.... Les consorts A... sont, en revanche, fondés à demander que la somme que le tribunal a mise à la charge du comité à leur profit soit portée de 55 017 euros à 63 017 euros. Cette somme doit être assortie des intérêts de retard à compter du 9 août 2019 et de leur capitalisation.

Sur les conclusions tendant à l'application des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative :

18. Il y a lieu, dans les circonstances de l'espèce, de mettre à la charge de l'État la somme de 1 500 euros à verser aux consorts A... sur le fondement des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

DÉCIDE:

Article 1er : Les requêtes n° 2300725 et 2302578 du comité d'indemnisation des victimes des essais nucléaires sont rejetées.

Article 2 : La somme que le comité d'indemnisation des victimes des essais nucléaires est condamné à verser aux consorts A... est portée à 63 017 euros, montant incluant la provision de 5 000 euros résultant du jugement avant-dire droit du 2 février 2023. Cette somme sera assortie des intérêts de retard à compter du 9 août 2019 et de leur capitalisation à compter du 9 août 2020 et à chaque échéance annuelle.

Article 3 : Le jugement du tribunal administratif de Montpellier du 26 octobre 2023 est réformé en ce qu'il a de contraire avec l'article 2 du présent arrêt.

Article 4 : L'État versera aux consorts A... une somme de 1 500 euros sur le fondement de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Article 5 : Le présent arrêt sera notifié à Mme D... A..., en sa qualité de représentante unique des ayants droit de M. A..., au ministre des armées et au comité d'indemnisation des victimes des essais nucléaires.

Délibéré prolongé après l'audience du 28 janvier 2025 à laquelle siégeaient :

M. Faïck, président de chambre,

M. Bentolila, président assesseur,

Mme Beltrami, première conseillère.

Rendu public par mise à disposition au greffe le 18 mars 2025.

La rapporteure,

K. Beltrami

Le président,

F. Faïck

La greffière,

C. Lanoux

La République mande et ordonne au ministre des armées en ce qui le concerne ou à tous commissaires de justice à ce requis en ce qui concerne les voies de droit commun contre les parties privées, de pourvoir à l'exécution de la présente décision.

2

N° 23TL00725 ; N°23TL02578


Synthèse
Tribunal : Cour administrative d'appel de TOULOUSE
Formation : 3ème chambre
Numéro d'arrêt : 23TL00725
Date de la décision : 18/03/2025
Type de recours : Excès de pouvoir

Analyses

Armées et défense.

Responsabilité de la puissance publique - Responsabilité en raison des différentes activités des services publics - Service de l'armée.


Composition du Tribunal
Président : M. Faïck
Rapporteur ?: Mme Karine Beltrami
Rapporteur public ?: Mme Perrin
Avocat(s) : TEISSONNIERE TOPALOFF LAFFORGUE ANDREU ASSOCIES

Origine de la décision
Date de l'import : 23/03/2025
Fonds documentaire ?: Legifrance
Identifiant URN:LEX : urn:lex;fr;cour.administrative.appel;arret;2025-03-18;23tl00725 ?
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