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04/03/2025 | FRANCE | N°23TL00397

France | France, Cour administrative d'appel de TOULOUSE, 3ème chambre, 04 mars 2025, 23TL00397


Vu la procédure suivante :



Procédure contentieuse antérieure :



Mme D... A..., épouse C..., et M. E... C... ont demandé au tribunal administratif de Montpellier de condamner le département de l'Hérault à leur verser une indemnité globale de 32 040 euros en réparation des préjudices qu'ils estiment avoir subis du fait de l'empiètement du talus de la route départementale n° 19 sur leur propriété cadastrée section ... située à Sérignan.

Par un jugement n° 2100992 du 15 décembre 2022, le tribunal administratif de Montpe

llier a condamné le département de l'Hérault à leur verser une somme de 12 012,93 euros, mis les fr...

Vu la procédure suivante :

Procédure contentieuse antérieure :

Mme D... A..., épouse C..., et M. E... C... ont demandé au tribunal administratif de Montpellier de condamner le département de l'Hérault à leur verser une indemnité globale de 32 040 euros en réparation des préjudices qu'ils estiment avoir subis du fait de l'empiètement du talus de la route départementale n° 19 sur leur propriété cadastrée section ... située à Sérignan.

Par un jugement n° 2100992 du 15 décembre 2022, le tribunal administratif de Montpellier a condamné le département de l'Hérault à leur verser une somme de 12 012,93 euros, mis les frais et honoraires de l'expertise à la charge définitive de cette collectivité et rejeté le surplus des conclusions de leur demande.

Procédure devant la cour :

Par une requête et un mémoire, enregistrés le 15 février 2023 et le 27 février 2024, le département de l'Hérault, représenté par Me Pilone, demande à la cour, dans le dernier état de ses écritures :

1°) d'annuler ce jugement du 15 décembre 2022 du tribunal administratif de Montpellier en tant qu'il a partiellement fait droit aux demandes de Mme et M. C... et mis à sa charge définitive les frais et honoraires de l'expertise ;

2°) de rejeter la demande présentée par les époux C... devant le tribunal tendant à l'indemnisation des préjudices qu'ils estiment avoir subis du fait de l'empiètement du talus de la route départementale n° 19 sur leur propriété et, à titre subsidiaire, de ramener sa condamnation à de plus justes proportions en limitant les indemnités dues au titre du remplacement de la clôture et du préjudice de jouissance aux sommes respectives de 3 589,85 euros et 500 euros et en rejetant leurs demandes indemnitaires portant sur leur préjudice moral et la dégradation des haies vives ;

3°) de condamner l'État à le garantir de toute condamnation prononcée à son encontre ;

4°) de mettre à la charge des époux C... une somme de 3 500 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Il soutient que :

En ce qui concerne la régularité du jugement attaqué : le tribunal a omis de se prononcer sur la fin de non-recevoir tirée du défaut d'intérêt donnant qualité pour agir des époux C... en ce qu'ils n'établissent pas être propriétaires de la parcelle en litige ;

En ce qui concerne le bien-fondé du jugement attaqué :

- c'est à tort que le tribunal a écarté l'exception de prescription quadriennale opposée en défense alors, d'une part, que la route départementale n° 19 n'a fait l'objet d'aucuns travaux depuis l'année 1994, d'autre part, que la présence du talus en litige est connue depuis 1961 et n'a depuis fait l'objet d'aucune contestation depuis l'année 2013, date à laquelle Mme C... a hérité de la propriété de la parcelle en litige et, enfin, que cette dernière avait connaissance de l'empiètement du talus sur la parcelle au moins en février 2015, date d'édiction de l'arrêté d'alignement fixant les limites de la route départementale au droit de sa propriété ;

- le point de départ de la prescription de la créance dont se prévalent les époux C... doit être fixé au plus tôt à l'année 1961, date à laquelle le talus a été édifié, et, au plus tard, au cours de l'année 1994, date à laquelle la route départementale n° 19 n'a plus fait l'objet de travaux, de sorte que leur créance était déjà prescrite le 11 avril 2014, date à laquelle ils ont sollicité une expertise judiciaire devant le tribunal administratif de Montpellier ; ni cette demande ni la demande indemnitaire préalable présentée ultérieurement par les intéressés n'ont eu pour effet d'interrompre le cours de cette prescription ;

- en tout état de cause, l'empiètement du talus de la route départementale n° 19 sur la parcelle cadastrée section ... n'est pas établi ; le rapport d'expertise judiciaire est lacunaire sur les limites d'assiette de cette parcelle et les époux C... ne produisent aucun document probant permettant d'établir les limites de leur propriété ;

- les préjudices allégués ne sont pas établis ; à titre subsidiaire, il y a lieu de ramener les condamnations prononcées à son encontre à de plus justes proportions : l'indemnité allouée au titre du préjudice de jouissance sera réduite à la somme de 500 euros eu égard au caractère limité et récent de ce préjudice ; l'indemnité allouée au titre du remplacement de la clôture ne pourra ni excéder la réalité du préjudice subi ni apporter une amélioration à l'existant ;

- c'est à tort que le tribunal a mis à sa charge définitive les frais et honoraires de l'expertise alors qu'il n'est pas à l'origine de l'empiètement en litige, à le supposer établi, et que les époux C... n'ont pas produit l'ensemble des pièces nécessaires à la délimitation de leur propriété ni dans le cadre des opérations d'expertise ni en première instance ;

- l'État devra être condamné à le garantir des condamnations éventuellement prononcées à son encontre dès lors que l'empiètement en litige fait suite à l'exécution de travaux d'élargissement de la voie routière en litige, entre 1961 et 1994, sous sa maîtrise d'ouvrage avant le transfert de cet ouvrage public au département de l'Hérault en application de la loi du 13 août 2004 ; subsidiairement, il y a lieu d'appeler à la cause l'État en qualité d'observateur dès lors qu'il dispose des éléments permettant de déterminer les limites de propriété, tant du domaine public que des propriétés privées bordant la voie en litige.

Par un mémoire en défense, enregistré le 20 septembre 2023, Mme D... A... épouse C... et M. E... C..., représentés par Me Jeanjean, concluent au rejet de la requête et à ce qu'une somme de 6 000 euros soit mise à la charge du département de l'Hérault au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Ils soutiennent que :

- le tribunal n'a pas omis de se prononcer sur la fin de non-recevoir tirée de l'absence de d'intérêt leur donnant qualité pour agir ;

- leur demande devant le tribunal est recevable dès lors qu'ils justifient d'un intérêt leur donnant qualité pour agir ; en tout état de cause, la demande de première instance était recevable en tant qu'elle a été présentée par Mme C... ;

- leur créance n'est pas prescrite en application de la loi du 31 décembre 1968 relative à la prescription des créances sur l'État, les départements, les communes et les établissements publics ;

- l'empiètement du talus de la route départementale n° 19 sur leur propriété est établi et constitue une emprise irrégulière dont ils sont fondés à demander l'indemnisation ;

- les indemnités prononcées par le tribunal ne sont pas disproportionnées et la réalité de leurs préjudices est établie ; le département de l'Hérault, qui avait pourtant admis la réalité de l'empiètement en litige et engagé une réflexion pour édifier, à ses frais, un mur de soutènement au cours de l'année 2014, a mis un terme aux négociations amiables pourtant bien avancées, sans explication, au cours de l'année 2019 ;

- contrairement à ce que soutient le département de l'Hérault, un remplacement à l'identique de la clôture grillagée existante est matériellement impossible sans couper la haie d'arbres ou retirer la partie du talus qui s'est effondrée sur leur propriété, laquelle exerce une pression sur cette clôture ;

- les services du département de l'Hérault sont intervenus sur leur propriété sans autorisation, au cours du mois de mai 2023, pour nettoyer le talus en litige et supprimer leur clôture ;

- c'est à bon droit que le tribunal a mis les frais et honoraires de l'expertise à la charge définitive du département de l'Hérault dès lors qu'ils ont été contraints, à la suite du changement de position de cette collectivité sur le règlement amiable du litige d'obtenir la désignation d'un expert.

Par un mémoire en défense, enregistré le 4 février 2025, le ministre de l'aménagement du territoire et de la décentralisation conclut au rejet de l'appel en garantie présenté à son encontre par le département de l'Hérault.

Il soutient que le département de l'Hérault s'étant substitué à l'État dans l'ensemble des droits et obligations liés au transfert de la voie en litige en application du III de l'article18 de la loi du 13 août 2004, il est de plein droit responsable des dommages en résultant, y compris lorsque le fait générateur des dommages aurait préexisté au transfert.

Par une lettre du 3 février 2025, les parties ont été informées de ce que, en application de l'article R. 611-7 du code de justice administrative, l'arrêt à intervenir est susceptible d'être fondé sur un moyen relevé d'office tiré de l'irrecevabilité, en raison de leur caractère nouveau en appel, des conclusions par lesquelles le département de l'Hérault appelle l'État à le garantir des condamnations prononcées à son encontre.

Vu les autres pièces du dossier.

Vu :

- le code civil ;

- la loi des 16 et 24 août 1790 et le décret du 16 fructidor an III ;

- la loi n° 68-1250 du 31 décembre 1968 ;

- le code de justice administrative.

Les parties ont été régulièrement averties du jour de l'audience.

Ont été entendus au cours de l'audience publique :

- le rapport de Mme El Gani-Laclautre ;

- les conclusions de Mme Perrin, rapporteure publique ;

- et les observations de Me Triquet, substituant Me Pilone, représentant le département de l'Hérault, les observations de Me Gimenez, représentant Mme et M. C....

Considérant ce qui suit :

1. En 2013, Mme A... épouse C... a acquis, par voie de dévolution successorale, la pleine propriété d'une maison à usage d'habitation édifiée sur la parcelle cadastrée (AN0)section B n° 9(/ANO) à Sérignan (Hérault). Cette propriété se situe le long de la route départementale n° 19. Estimant que le talus servant de remblai à cette voie routière empiétait sur sa propriété, Mme C... a, par une ordonnance du juge des référés du tribunal administratif de Montpellier n° 1401859 du 27 août 2014, obtenu la désignation d'un expert, lequel a remis son rapport le 23 août 2019. Par un jugement du 15 décembre 2022, le tribunal administratif de Montpellier a condamné le département de l'Hérault à verser à Mme C... et à son époux une indemnité de 12 012,93 euros en réparation de leurs préjudices résultant de l'empiètement du talus à l'intérieur de la propriété, mis les frais et honoraires de l'expertise à la charge définitive de ce département et rejeté le surplus des conclusions de leur demande. Le département de l'Hérault relève appel de ce jugement et présente un appel en garantie contre l'État.

Sur la compétence de la juridiction administrative :

2. Sauf dispositions législatives contraires, la responsabilité qui peut incomber aux personnes morales de droit public en raison des dommages imputés à leurs services publics administratifs est soumise à un régime de droit public et relève en conséquence de la juridiction administrative. Cette compétence, qui découle du principe de la séparation des autorités administratives et judiciaires posé par l'article 13 de la loi des 16-24 août 1790 et par le décret du 16 fructidor an III, ne vaut toutefois que sous réserve des matières dévolues à l'autorité judiciaire par des règles ou principes de valeur constitutionnelle. Dans le cas d'une décision administrative portant atteinte à la propriété privée, le juge administratif, compétent pour statuer sur le recours en annulation d'une telle décision et, le cas échéant, pour adresser des injonctions à l'administration, l'est également pour connaître de conclusions tendant à la réparation des conséquences dommageables de cette décision administrative, hormis le cas où elle aurait pour effet l'extinction du droit de propriété.

3. Il résulte de l'instruction, notamment du rapport d'expertise ordonnée par le tribunal administratif, que le talus de la route départementale n° 19 empiète sur une portion de la propriété de Mme A..., épouse C.... Il est par ailleurs constant que le département de l'l'Hérault ne dispose d'aucun droit ni titre autorisant une telle occupation. Si cette emprise irrégulière a porté atteinte au libre exercice du droit de propriété de Mme A... épouse C... sur une petite partie de sa propriété, elle n'a pas eu pour effet de la déposséder définitivement de ses droits sur sa parcelle. Le juge administratif est par suite compétent pour connaître de l'action en réparation des conséquences dommageables de cette occupation.

Sur l'irrecevabilité des conclusions d'appel en garantie en raison de leur caractère nouveau en appel :

4. Lorsque des conclusions nouvelles présentées pour la première fois en cause d'appel sont de ce fait irrecevables, il appartient au juge d'appel de leur opposer cette irrecevabilité sauf à ce qu'il les rejette pour un autre motif. Il en va ainsi alors même que le juge d'appel serait appelé à statuer sur le litige qui lui est soumis par la voie de l'évocation après avoir annulé pour irrégularité le jugement de première instance.

5. Les conclusions d'appel en garantie présentées par le département de l'Hérault contre l'État n'ont pas été soumises aux premiers juges. Dès lors, ces conclusions ont le caractère de conclusions nouvelles en cause d'appel, ce qui les rend, par suite, irrecevables. Par suite, les conclusions du département de l'Hérault doivent être rejetées comme irrecevables dans cette seule mesure.

Sur la régularité du jugement attaqué :

6. Un tribunal qui s'abstient de répondre à un moyen qui n'est pas inopérant motive insuffisamment son jugement.

7. Il résulte de l'examen du jugement attaqué que le tribunal administratif de Montpellier a omis de se prononcer sur la fin de non-recevoir soulevée dans son mémoire en défense par le département de l'Hérault tirée de ce que M. et Mme C... ne justifiaient pas, faute d'établir leur qualité de propriétaires de la parcelle cadastrée ..., de leur intérêt et de leur qualité pour agir. Ainsi le jugement attaqué est entaché d'une insuffisance de motivation et doit être annulé pour irrégularité.

8. Il y a lieu pour la cour d'évoquer et de statuer immédiatement sur la demande présentée par les époux C... devant le tribunal administratif de Montpellier.

Sur la fin de non-recevoir tirée de l'absence d'intérêt donnant qualité pour agir des époux C... :

9. Aux termes de l'article 1401 du code civil : " La communauté se compose activement des acquêts faits par les époux ensemble ou séparément durant le mariage, et provenant tant de leur industrie personnelle que des économies faites sur les fruits et revenus de leurs biens propres ". Aux termes de l'article 1403 de ce code : " Chaque époux conserve la pleine propriété de ses propres (...) ". L'article 1405 du même code dispose que : " Restent propres les biens dont les époux avaient la propriété ou la possession au jour de la célébration du mariage, ou qu'ils acquièrent, pendant le mariage, par succession, donation ou legs. / La libéralité peut stipuler que les biens qui en font l'objet appartiendront à la communauté. Les biens tombent en communauté, sauf stipulation contraire, quand la libéralité est faite aux deux époux conjointement (...) ".

10. Il résulte de l'instruction, notamment de l'attestation notariée établie le 5 mars 2013 produite devant le tribunal, du relevé des propriétés bâties et de l'avis d'impôt sur les taxes foncières établi au titre de l'année 2021, qu'à la date de l'enregistrement de la demande de première instance, à laquelle s'apprécie l'intérêt à agir, Mme A... épouse C... avait seule la qualité de propriétaire de la parcelle cadastrée section ..., située à Sérignan, dont elle a acquis la pleine propriété par voie de dévolution successorale au cours de l'année 2013 en sa qualité de légataire universelle de sa tante. Mme F... justifiant d'un intérêt lui donnant qualité pour agir en vue d'obtenir l'indemnisation des préjudices qu'elle estime subir du fait de l'empiètement de la voie départementale sur sa propriété, la demande est donc recevable, en tant qu'elle est présentée par cette dernière. En revanche, il ne résulte pas de l'instruction que M. C..., son époux, serait propriétaire indivis de cette parcelle pas plus qu'il n'est démontré que cette dernière serait entrée dans les acquêts du couple dans le cadre de leur régime matrimonial en l'absence d'élément de nature à établir que cette propriété serait un bien commun ou serait productive de revenus rentrant dans la catégorie des acquêts. Par ailleurs, les factures du fournisseur d'eau et d'internet dont se prévaut M. C... et la seule circonstance qu'il réside dans la propriété en litige ne sont pas de nature à établir qu'il disposerait de droits réels sur cette propriété. Par suite, et eu égard à la nature des préjudices dont il est demandé réparation, la fin de non-recevoir opposée par le département de l'Hérault doit être partiellement accueillie et la demande doit être rejetée comme irrecevable en tant qu'elle est présentée par M. C....

Sur les conclusions à fin d'indemnisation :

En ce qui concerne l'exception de prescription quadriennale :

11. Aux termes du premier alinéa de l'article 1er de la loi du 31 décembre 1968 relative à la prescription des créances sur l'État, les départements, les communes et les établissements publics : " Sont prescrites, au profit (...) des départements (...) toutes créances qui n'ont pas été payées dans un délai de quatre ans à partir du premier jour de l'année suivant celle au cours de laquelle les droits ont été acquis (...) ". L'article 2 de la même loi dispose que : " La prescription est interrompue par : / Toute demande de paiement ou toute réclamation écrite adressée par un créancier à l'autorité administrative (...). / Tout recours formé devant une juridiction, relatif au fait générateur, à l'existence, au montant ou au paiement de la créance, quel que soit l'auteur du recours et même si la juridiction saisie est incompétente pour en connaître, et si l'administration qui aura finalement la charge du règlement n'est pas partie à l'instance ; / Toute communication écrite d'une administration intéressée (...) dès lors que cette communication a trait au fait générateur, à l'existence, au montant ou au paiement de la créance. / (...) Un nouveau délai de quatre ans court à compter du premier jour de l'année suivant celle au cours de laquelle a eu lieu l'interruption. Toutefois, si l'interruption résulte d'un recours juridictionnel, le nouveau délai court à partir du premier jour de l'année suivant celle au cours de laquelle la décision est passée en force de chose jugée ". Aux termes de l'article 3 de la même loi : " La prescription ne court ni contre le créancier qui ne peut agir (...) ni contre celui qui peut être légitimement regardé comme ignorant l'existence de sa créance ou de la créance de celui qu'il représente légalement. "

12. Lorsque la responsabilité d'une personne publique est recherchée, les droits de créance invoqués en vue d'obtenir l'indemnisation des préjudices doivent être regardés comme acquis, au sens de ces dispositions, à la date à laquelle la réalité et l'étendue de ces préjudices ont été entièrement révélées, ces préjudices étant connus et pouvant être exactement mesurés. La créance indemnitaire relative à la réparation d'un préjudice présentant un caractère continu et évolutif doit être rattachée à chacune des années au cours desquelles ce préjudice a été subi.

13. Pour l'application de ces règles, la créance du propriétaire d'un bien immobilier relative à l'indemnisation des préjudices résultant pour lui de l'occupation irrégulière, sans extinction du droit de propriété, de ce bien par une personne publique présente un caractère continu et évolutif et doit, en conséquence, être rattachée à chacune des années au cours desquelles ces préjudices ont été subis.

14. Mme A... épouse C... sollicite l'indemnisation, premièrement, de la privation partielle du droit de jouissance de sa parcelle du fait de son occupation irrégulière, sans extinction du droit de propriété, par le talus soutenant la route départementale, deuxièmement, du remplacement de la clôture endommagée par le talus, troisièmement, de la disparition de la haie vive de conifères implantés dans ce talus et, enfin, quatrièmement de son préjudice moral. Dès lors que Mme A... épouse C... était propriétaire de la parcelle depuis 2013, et qu'elle avait adressé au département un courrier du 30 septembre 2013 faisant état de ce que le talus empiétait sur sa propriété, le point de départ du délai de la prescription quadriennale, s'agissant des préjudices personnellement subis l'intéressée, doit être fixé au 1er janvier 2014. Est sans incidence à cet égard, compte tenu des dispositions précitées de l'article 3 de la loi du 31 décembre 1968, la circonstance que le dommage était déjà existant antérieurement au transfert de propriété de la parcelle concernée. Par ailleurs, la demande d'expertise, présentée devant le tribunal administratif de Montpellier le 11 avril 2014, qui tendait à faire constater l'étendue des désordres affectant la propriété, a eu pour effet, en vertu des dispositions précitées de l'article 2 de la loi du 31 décembre 1968, d'interrompre la prescription jusqu'au dépôt du rapport de l'expert, intervenu le 23 août 2019. Il résulte de ce rapport d'expertise que la clôture grillagée ainsi que la haie vive, situées en bordure du terrain contre le talus, subissent des désordres à caractère continu du fait des mouvements de terre résultant de la poussée exercée par le talus soutenant la voie départementale. L'ensemble de ces désordres, qui présentent un caractère continu et évolutif n'ont été, en outre, connus dans toute leur ampleur qu'à l'issue de l'expertise. Dès lors, d'une part, que les préjudices dont se prévaut Mme A... épouse C... présentent un caractère continu et évolutif et, d'autre part, que la saisine du juge des référés du tribunal d'une demande d'expertise et la demande indemnitaire préalable dont elle a saisi le département de l'Hérault le 2 décembre 2020 ont eu pour effet d'interrompre la prescription, sa créance n'était pas prescrite, le 26 février 2021, date à laquelle elle a saisi le tribunal. Par suite, il y a lieu d'écarter l'exception de prescription quadriennale opposée en défense par le département de l'Hérault.

En ce qui concerne la responsabilité du département de l'Hérault du fait de l'implantation irrégulière du talus en litige :

15. Il résulte de l'instruction, notamment du rapport d'expertise et des différents plans et clichés photographiques versés au dossier, que la route départementale n° 19, dont le département de l'Hérault est propriétaire et gestionnaire, était initialement implantée presque au même niveau que la propriété de Mme A... épouse C.... Il résulte également de l'instruction que depuis son édification, la route départementale située le long de cette propriété a fait l'objet de plusieurs opérations de travaux publics ayant eu pour effet d'élargir la chaussée par création d'un terre-plein central, d'élargir la bande de roulement ainsi que les accotements et de rehausser considérablement le talus de remblai destiné à stabiliser cette voie. Par l'effet de ces élargissements et de ces travaux de talutage successifs, le talus remblayant la route départementale surplombe désormais la propriété de l'intéressée et empiète sur une bande de terre de cette propriété et sur la haie de conifères qui y est implantée, ainsi que cela résulte des plans, arrêtés d'alignement et permis de construire produits dans le cadre de l'expertise. Ce talus, qui est nécessaire au soutien de cette voie publique et en constitue une dépendance a, dès lors, la qualité d'ouvrage public.

16. Il ne résulte pas de l'instruction qu'en vue de l'implantation de cet ouvrage public, propriété du département de l'Hérault, une procédure d'expropriation pour cause d'utilité publique aurait été engagée, ni qu'une servitude administrative aurait été instituée, ni encore que la défunte propriétaire de la parcelle en litige ou sa légataire universelle auraient donné leur accord à son implantation sur cette propriété ou bien que le département de l'Hérault aurait recherché l'accord de celles-ci. Dans ces conditions, il y a lieu de constater que la présence de l'ouvrage public litigieux sur la propriété de Mme A... épouse C... revêt le caractère d'une emprise irrégulière et, par conséquent, engage la responsabilité du département de l'Hérault à son égard.

En ce qui concerne les préjudices indemnisables :

17. Si le droit à l'indemnisation des conséquences dommageables d'une emprise irrégulière d'un ouvrage public n'est pas subordonné au caractère définitif de la privation de propriété qui en résulte, l'indemnisation du préjudice d'atteinte au libre exercice du droit de propriété, qui peut être regardée comme l'allocation d'une indemnité d'immobilisation, ne saurait toutefois correspondre au coût de la valeur vénale du terrain, coût qui serait indemnisé, pour sa part, en cas d'expropriation. En l'absence d'extinction du droit de propriété, la réparation des conséquences dommageables résultant de l'édification sans autorisation d'un ouvrage public sur une parcelle appartenant à une personne privée ne saurait donner lieu donc à une indemnité correspondant à la valeur vénale de la parcelle, mais uniquement à une indemnité réparant intégralement le préjudice résultant de l'occupation irrégulière de cette parcelle et tenant compte de l'intérêt général qui justifie le maintien de cet ouvrage.

18. En premier lieu, Mme A... épouse C... se prévaut d'un préjudice de jouissance de 5 240 euros correspondant à la valeur vénale de l'emprise en litige, évaluée à 20 euros selon l'expertise, et à 18 euros par mètre carré selon l'estimation établie le 29 juin 2015 par le service France Domaine à la demande du département de l'Hérault. Toutefois, en l'absence d'extinction du droit de propriété, la réparation des conséquences dommageables résultant de l'emprise irrégulière ne saurait donner lieu à une indemnité correspondant à la valeur vénale du terrain, mais uniquement à une indemnité moindre d'immobilisation réparant le préjudice résultant de l'occupation irrégulière de cette parcelle.

19. Il résulte de l'instruction, notamment du rapport d'expertise, lequel se fonde sur l'examen comparé de plusieurs plans, que le pied du talus s'est progressivement déplacé sur plus de 3 mètres à l'intérieur de la propriété de Mme A... épouse C... et occupe une bande de terre dont la largeur varie entre 1,70 mètre et 3,5 mètres, et que la superficie de l'emprise existante peut être évaluée à 262 m². Si le département conteste la valeur probante des éléments produits par Mme A... épouse C... pour établir la consistance du talus, il ne produit toutefois aucun autre élément permettant d'en contester l'étendue de l'emprise ainsi mesurée au cours des opérations d'expertise. Il résulte également de l'instruction que la maison d'habitation de Mme A... épouse C... est édifiée sur un terrain doté d'une superficie relativement vaste de 4 014 m2 tandis que le talus en litige se situe en limite de propriété et n'occupe qu'une bande de terre longiligne de 262 m2. Par suite, compte tenu de la superficie conséquente du terrain d'assiette, le préjudice subi par la requérante présente, en l'espèce, un caractère limité. En outre, il résulte de l'instruction, notamment des documents d'urbanisme établis dans le cadre de la construction de sa maison d'habitation et des photographies produites, que l'intéressée disposait déjà d'une jouissance limitée de cette partie de sa propriété en raison tant d'une servitude de non aedificandi grevant cette partie de parcelle liée à la présence contiguë de la voie départementale que de la présence d'une haie vive de conifères sur 80 mètres linéaires limitant les possibilités d'y édifier une construction. Dès lors, il sera fait une juste appréciation des divers préjudices subis par Mme A... épouse C... au titre de l'occupation irrégulière de sa parcelle en le fixant à la somme de 3 000 euros.

20. En deuxième lieu, il résulte de l'instruction, notamment du rapport d'expertise, que la haie vive composée de conifères bordant le terrain de Mme A... épouse C... sur 80 mètres linéaires est désormais recouverte par le talus supportant la route départementale et que la clôture grillagée de la propriété a été dégradée du fait de la pression exercée par cet ouvrage sur le tréfonds de son terrain. Il résulte également de l'instruction, notamment des opérations d'expertise, que la clôture de remplacement devra être suffisamment résistante à la poussée exercée par le talus et ne saurait se limiter à la pose d'un grillage " simple torsion " identique à l'existant, mais nécessitera la pose de panneaux rigides plus solides. Par ailleurs, il résulte de l'instruction que les travaux préconisés par l'expert sont strictement nécessaires à la remise en état de la clôture suivant le procédé le moins onéreux possible, tandis qu'aucun élément ne permet d'estimer que le terrain était mal entretenu ou faisait l'objet d'une exploitation économique le rendant productif de revenus. Par suite, l'indemnisation du coût de pose d'une clôture composée de panneaux rigides n'a pas, contrairement à ce que soutient le département de l'Hérault, pour effet de surévaluer le préjudice subi par Mme F... mais uniquement de remédier strictement aux conséquences dommageables liées aux mouvements de terrain engendrés par la présence du talus au moyen de l'installation d'équipements pérennes adaptés à la configuration des lieux. Dans ces conditions, il sera fait une juste appréciation du préjudice résultant de la perte de la haie vive et de la clôture bordant la propriété en condamnant le département de l'Hérault à verser à Mme A... épouse C... des indemnités respectives de 2 800 euros et 11 836 euros au titre de chacun de ces chefs de préjudice.

21. En troisième et dernier lieu, il résulte de l'instruction qu'après avoir engagé de nombreuses réunions et démarches en vue de mettre fin aux conséquences dommageables résultant de l'occupation irrégulière de la propriété de Mme A... épouse C..., allant jusqu'à proposer l'édification d'un mur de soutènement et solliciter une évaluation de l'emprise en litige auprès de France Domaine au cours de l'année 2015, le département de l'Hérault a mis fin, sans motif valable, au règlement amiable de ce litige et contraint cette dernière à engager de nombreuses démarches sur une longue période en vue d'obtenir l'indemnisation de l'atteinte portée à sa propriété. Dans ces conditions, il sera fait une juste appréciation du préjudice moral subi par Mme A... épouse C..., depuis 2013, en condamnant le département de l'Hérault à lui verser une indemnité de 500 euros.

22. Il résulte de tout ce qui précède que le département de l'Hérault doit être condamné à verser une indemnité globale de 18 136 euros à Mme A... épouse C... en réparation des préjudices subis par cette dernière du fait de l'implantation irrégulière du talus de la route départementale n° 19 sur sa propriété.

Sur les frais liés au litige :

23. En premier lieu, aux termes de l'article R. 761-1 du code de justice administrative : " Les dépens comprennent les frais d'expertise, d'enquête et de toute autre mesure d'instruction dont les frais ne sont pas à la charge de l'État. / Sous réserve de dispositions particulières, ils sont mis à la charge de toute partie perdante sauf si les circonstances particulières de l'affaire justifient qu'ils soient mis à la charge d'une autre partie ou partagés entre les parties (...) ". Compte tenu de l'annulation du jugement attaqué prononcée au point 7 et de la condamnation retenue au point 22 du présent arrêt, il y a lieu de mettre les frais et honoraires de l'expertise, taxés et liquidés par une ordonnance de la présidente du tribunal administratif de Montpellier n° 1401859 du 31 octobre 2019 à la somme de 6 529,98 euros, toutes taxes comprises, à la charge définitive du département de l'Hérault en sa qualité de partie perdante.

24. En second lieu, les dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative font obstacle à ce que soit mise à la charge de Mme A... épouse C..., qui n'est pas la partie perdante dans la présente instance, la somme que le département de l'Hérault demande au titre des frais exposés par lui et non compris dans les dépens. Il y a lieu, en revanche, de mettre à la charge du département de l'Hérault une somme de 1 500 euros au titre des frais exposés par Mme A... épouse C... et non compris dans les dépens.

DÉCIDE:

Article 1 : Le jugement du tribunal administratif de Montpellier n° 2100992 du 15 décembre 2022 est annulé.

Article 2 : Le département de l'Hérault est condamné à verser à Mme A... épouse C... une somme de 18 136 euros à titre de dommages et intérêts.

Article 3 : Les frais et honoraires d'expertise taxés et liquidés à la somme de 6 529,98 euros toutes taxes comprises sont mis à la charge définitive du département de l'Hérault.

Article 4 : Le département de l'Hérault versera à Mme A... épouse C... une somme de 1 500 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Article 5 : Le surplus des conclusions des parties présentées tant en première instance qu'en appel est rejeté.

Article 6 : Le présent arrêt sera notifié au département de l'Hérault, à Mme D... A... épouse C... et à M. E... C... et au ministre de l'aménagement du territoire et de la décentralisation.

Copie en sera adressée, pour information, à M. B..., expert.

Délibéré après l'audience du 11 février 2025, à laquelle siégeaient :

M. Faïck, président,

M. Bentolila, président-assesseur,

Mme El Gani-Laclautre, première conseillère.

Rendu public par mise à disposition au greffe le 4 mars 2025.

La rapporteure,

N. El Gani-LaclautreLe président,

F. Faïck

La greffière,

C. Lanoux

La République mande et ordonne au préfet de l'Hérault en ce qui le concerne ou à tous commissaires de justice à ce requis en ce qui concerne les voies de droit commun contre les parties privées, de pourvoir à l'exécution de la présente décision.

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N° 23TL00397


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