Vu la procédure suivante :
Procédure contentieuse antérieure :
M. D... B... et Mme F... A... ont demandé au tribunal administratif de Toulouse de condamner l'État à verser à chacun d'entre eux la somme de 40 000 euros au titre de leur préjudice moral consécutif au décès de leur fils, E... B..., à la suite de son suicide survenu le 13 décembre 2017 dans l'établissement pour mineurs de C... où ce dernier était incarcéré.
Par un jugement n° 2101803 du 30 novembre 2022, le tribunal administratif de Toulouse a rejeté leurs demandes.
Procédure devant la cour :
Par une requête, enregistrée le 3 mai 2023, M. D... B... et Mme F... A..., représentés par Me Robert, demandent à la cour :
1°) d'annuler le jugement du 30 novembre 2022 du tribunal administratif de Toulouse ;
2°) de condamner l'État à verser à chacun d'entre eux la somme de 40 000 euros en réparation de leur préjudice moral subi en raison des fautes commises par les services pénitentiaires ayant rendu possible le décès de leur fils, E... B..., à la suite de son suicide survenu le 13 décembre 2017 dans l'établissement pour mineurs de C... où ce dernier était incarcéré ;
3°) de mettre à la charge de l'Etat, au profit de chacun d'entre eux, la somme de 2 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Ils soutiennent que :
- l'administration pénitentiaire a commis des fautes en manquant à son obligation d'assurer la surveillance des détenus et la garantie de leur sécurité au regard des dispositions des articles 3, 12 et 22 de la loi n° 2009-1436 du 24 novembre 2009 et des articles D. 226 et suivants du code de procédure pénale ; elle a manqué également à son l'obligation de protéger la vie de leur fils, laquelle découle de l'article 2 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ; elle a également méconnu les dispositions des articles 16 et 25 du décret n° 2010-1711 du 30 décembre 2010, portant code de déontologie du service public pénitentiaire, qui imposent au personnel de l'administration pénitentiaire de prendre toutes les mesures propres à préserver la vie et la sécurité des détenus et de rendre compte de leurs actes ;
- la sécurité et l'intégrité physique de leur fils n'ont pas été préservées ; le manquement par l'administration à son devoir de surveillance ressort des pièces du dossier pénal ; le jugement du tribunal administratif ne tient pas compte du fait que les éducateurs de la protection judiciaire de la jeunesse ont alerté à plusieurs reprises le juge d'instruction sur la fragilité de leur fils et sur la nécessité que celui-ci retourne à son domicile ; E... B... avait écrit au juge d'instruction, le 10 décembre 2017, soit peu de temps avant son passage à l'acte, pour demander à quitter l'établissement pour mineurs de C... en faisant notamment état de l'agression, dont il avait été victime, par deux détenus de cet établissement ;
- les auditions auxquelles il a été procédé au sein de l'établissement après le suicide ont montré que E... B... était très énervé après son entretien avec une éducatrice à 17 h 00 ; un surveillant a indiqué qu'à 17h40, E... B... était encore dans un état de grand énervement et qu'il n'avait pas pris le repas qui lui avait été apporté ; ainsi que le confirme une éducatrice, il a été laissé seul en cellule de 17h40 jusqu'à 19h30, heure à laquelle il a été retrouvé pendu et inanimé ; par ailleurs, cinq jours avant son suicide, il avait été agressé par d'autres détenus de l'établissement ; ces violences, conjuguées avec le fait que sa demande de remise en liberté avait été rejetée par le juge des libertés et de la détention, laissaient présager un état de grande fragilité alors que les éducateurs n'avaient eu de cesse d'indiquer que, pour sa sécurité physique et psychique, E... B... devait retourner dans son environnement familial.
- compte tenu du défaut de surveillance de la part du service pénitentiaire, qui a rendu possible le passage à l'acte de leur fils, il a été porté atteinte au droit à la vie de ce dernier, au sens de l'article 2 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, dont le respect est garanti par le Conseil d'Etat et par la Cour européenne de sauvegarde des droits de l'homme ;
- l'administration pénitentiaire a par ailleurs méconnu les articles 16 et 25 du décret n° 2010-1711 du 30 décembre 2010, portant code de déontologie du service public pénitentiaire, dès lors que leur fils a été incarcéré le 29 novembre 2017, et qu'il s'agissait d'une première incarcération au cours de laquelle ce dernier a fait l'objet d'une très grave agression dès le 8 décembre 2017 ; l'ensemble des éducateurs étaient informés de cet incident grave, qui n'a fait que renforcer la fragilité de leur fils ; l'information qui lui a été donnée, le 13 décembre 2017, selon laquelle le juge des libertés et de la détention ne ferait pas droit à sa demande de remise en liberté, n'a fait que renforcer sa fragilité ; dans ces conditions, le fait de l'avoir laissé seul dans sa cellule pendant près de deux heures révèle une faute de l'administration qui n'a pris, dans le cadre de sa mission, aucune mesure propre à la sauvegarde de la vie et de la santé de E... B... ; les fautes de l'administration sont donc caractérisées et sont directement à l'origine du suicide de leur fils ;
- ces fautes leur ont causé un préjudice moral particulièrement important en raison de la perte de leur fils unique, mineur, justifiant le versement par l'Etat de la somme de 40 000 euros pour chacun d'entre eux au titre de ce préjudice.
Par un mémoire en défense, enregistré le 15 novembre 2014, le garde des sceaux, ministre de la justice, conclut au rejet de la requête.
Il soutient que les moyens de la requête ne sont pas fondés.
Par une décision n° 2023/001586 du 19 avril 2023, le bureau d'aide juridictionnelle auprès du tribunal judiciaire de Toulouse a accordé à M. D... B... le bénéfice de l'aide juridictionnelle totale.
Par une décision n° 2023/001591 du 19 avril 2023, le bureau d'aide juridictionnelle auprès du tribunal judiciaire de Toulouse a rejeté la demande de Mme F... A... au motif que cette demande faisait double emploi avec la décision accordant le bénéfice de l'aide juridictionnelle totale à M. D... B....
Par une ordonnance du 18 novembre 2024, la clôture d'instruction a été fixée en dernier lieu au 2 décembre 2024 à 12 h 00.
Vu les autres pièces du dossier.
Vu :
- la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ;
- le code pénitentiaire ;
- le code de procédure pénale ;
- le code de justice administrative.
Les parties ont été régulièrement averties du jour de l'audience.
Ont été entendus au cours de l'audience publique :
- le rapport de M. Bentolila, président-assesseur,
- et les conclusions de Mme Perrin, rapporteure publique.
Considérant ce qui suit :
1. M. E... B..., né le 28 mars 2001, a été placé en détention provisoire à l'établissement pour mineurs de C... le 29 novembre 2017. Le 13 décembre 2017, à 19 h 35, il a été retrouvé pendu et inanimé dans sa cellule, puis transporté au centre hospitalier universitaire de Toulouse où il est décédé le 14 décembre 2017. Par une lettre du 25 mars 2020 et reçue le 2 avril 2020, M. D... B... et Mme F... A..., parents de E... B..., ont saisi le garde des sceaux, ministre de la justice, d'une demande indemnitaire tendant à la réparation du préjudice moral subi par chacun d'entre eux à la suite du décès de leur fils mineur. Cette demande a été implicitement rejetée le 2 juin 2020.
2. M. B... et Mme A... relèvent appel du jugement du 30 novembre 2022 par lequel le tribunal administratif de Toulouse a rejeté leur demande tendant à la condamnation de l'Etat à verser à chacun d'entre eux la somme de 40 000 euros au titre de leur préjudice moral.
Sur le bien-fondé des conclusions indemnitaires :
3. D'une part, en vertu d'un principe rappelé par l'article 2 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, le droit de toute personne à la vie est protégé par la loi.
4. D'autre part, aux termes de l'article 12 de la loi du 24 novembre 2009 pénitentiaire, aujourd'hui codifié à l'article L. 113-4 du code pénitentiaire : " Les personnels de surveillance de l'administration pénitentiaire constituent, sous l'autorité des personnels de direction, l'une des forces dont dispose l'État pour assurer la sécurité intérieure. / Dans le cadre de leur mission de sécurité, ils veillent au respect de l'intégrité physique des personnes privées de liberté et participent à l'individualisation de leur peine ainsi qu'à leur réinsertion. (...) ". Aux termes de l'article 44 de cette loi, aujourd'hui codifié à l'article L. 7 du même code : " L'administration pénitentiaire doit assurer à chaque personne détenue une protection effective de son intégrité physique en tous lieux collectifs et individuels. (...) ".
5. Par ailleurs, selon l'article 16 du décret du 30 décembre 2020 portant code de déontologie du service public pénitentiaire, aujourd'hui codifié à l'article R. 122-11 du code pénitentiaire : " Le personnel de l'administration pénitentiaire prend, dans le cadre de sa mission, toute mesure tendant à la sauvegarde de la vie et de la santé des personnes qui lui sont confiées, notamment en faisant appel, en tant que de besoin, au personnel de santé. ". Et selon l'article R. 122-20 du même code : " (...) tout personnel de l'administration pénitentiaire a le devoir de rendre compte à l'autorité investie du pouvoir hiérarchique, sans omission ou dissimulation, de son action et de l'exécution des missions qu'il en a reçues, ou, le cas échéant, des raisons qui ont rendu leur exécution impossible. Il est veillé à ce que, lors des relèves de service, toutes les informations utiles soient consignées au bénéfice des agents qui reçoivent la charge des personnes qui sont confiées à l'administration pénitentiaire ".
6. Aux termes de l'article D. 271 du code de procédure pénale, désormais repris à l'article D. 223-9 du code pénitentiaire : " La présence de chaque personne détenue est contrôlée au moment du lever et du coucher, ainsi que deux fois par jour au moins, à des heures variables. ".
7. La responsabilité de l'Etat en cas de préjudice matériel ou moral résultant du suicide d'un détenu peut être recherchée pour faute des services pénitentiaires en raison, notamment, d'un défaut de surveillance ou de vigilance. Une telle faute ne peut toutefois être retenue qu'à la condition qu'il résulte de l'instruction que l'administration n'a pas pris, compte tenu des informations dont elle disposait, en particulier quant à l'existence chez le détenu de troubles mentaux, de tentatives de suicide ou d'actes d'auto-agression antérieurs, de menaces suicidaires, de signes de détresse physique ou psychologique, les mesures que l'on pouvait raisonnablement attendre de sa part pour prévenir le suicide.
8. Il résulte de l'instruction que E... B..., placé en détention provisoire à l'établissement pour mineurs de C... le 29 novembre 2017, a été retrouvé, le 13 décembre 2017 à 19 h 35, par un surveillant et une éducatrice de l'administration pénitentiaire, pendu et inanimé dans sa cellule. Il a été immédiatement transporté au centre hospitalier universitaire de Toulouse où il est décédé le 14 décembre 2017. Il résulte de l'instruction que E... B... a laissé dans sa cellule une lettre exposant les raisons de son geste, laquelle contenait des éléments personnels relatifs à ses relations avec son amie et sa mère, mais aussi un certain nombre de récriminations à l'encontre de l'administration pénitentiaire et de l'institution judiciaire auxquelles il reprochait d'être revenues sur leur engagement de le libérer à la date du 21 décembre 2017. A cet égard, il est constant que E... B... a, le 13 décembre 2017 à 17h10, été informé par une éducatrice pénitentiaire de la décision du juge des libertés et de la détention de maintenir son incarcération. Par ailleurs, il résulte de l'instruction que, quelques jours auparavant, soit le 7 décembre 2017, E... B... avait été victime, au sein de l'établissement pénitentiaire, d'une agression commise par deux autres détenus.
9. En premier lieu, s'il est constant que, lors de son incarcération le 29 novembre 2017, l'administration pénitentiaire a décelé chez E... B... des signes d'addictions à l'alcool et aux stupéfiants, la " grille d'évaluation du potentiel de dangerosité ", établie par le directeur adjoint de l'établissement, faisait état de l'absence d'antécédent suicidaire et n'indiquait pas que l'intéressé serait exposé à un risque d'auto-agression du fait de son incarcération. Il ne saurait, dès lors, être reproché à l'administration pénitentiaire de ne pas avoir mis en place des modalités particulières de surveillance de E... B... dès son incarcération.
10. En deuxième lieu, il ne résulte pas de l'instruction qu'à la suite de son agression par deux autres détenus survenue le 7 décembre 2017, soit six jours avant son suicide, E... B... aurait présenté, dans son comportement, des signes particuliers de nature à faire craindre qu'il puisse commettre un tel acte au point d'imposer à l'administration des modalités de surveillance particulières.
11. En troisième lieu, et ainsi qu'il a été dit, le 13 décembre 2017 à 17h10, E... B... a été informé par une éducatrice pénitentiaire qu'il ne pourrait bénéficier de la libération anticipée qu'il escomptait pour le 21 décembre suivant. Il résulte de l'instruction qu'à la suite de cette annonce, E... B... a adopté un comportement de repli, ainsi que le met en évidence le document intitulé " synthèse des observations " établi le 13 décembre 2017 par l'administration pénitentiaire. En particulier, ce rapport précise que l'intéressé " a mis fin à son entretien avec l'éducatrice qui lui annonçait qu'il risquait de ne pas sortir dans 10 jours (comme lui le pensait). Il est remonté énervé en cellule. Lors du repas, il a refusé son plateau et n'a pas voulu communiquer, il était encore très énervé envers son éducatrice de milieu ouvert. On retournera le voir en fin de service. ". Il résulte à cet égard de l'instruction qu'un surveillant et l'éducatrice de l'établissement se sont déplacés dans la cellule de E... B... à 17h40 pour lui porter un plateau-repas et qu'ils ont constaté que ce dernier était alors en train d'écrire. Au cours de leur audition, ces deux agents ont déclaré avoir supposé que la lettre que E... B... rédigeait pouvait être destinée à son amie ou à sa mère et avoir insisté pour qu'il prenne son repas. Ainsi qu'il a été dit, ces deux agents sont revenus dans la cellule de E... B... à 19h30 et retrouvé celui-ci pendu et inanimé.
12. Il résulte de tout ce qui précède qu'aucun élément ne permettait à l'administration pénitentiaire de détecter chez E... B..., que ce soit au moment de son incarcération et dans les suites de celle-ci, des signes suicidaires particuliers. Au contraire, deux agents de l'établissement, après avoir constaté l'impact qu'a eu sur E... B... l'annonce de son maintien en détention, ne sont pas restés inactifs en se rendant peu après dans sa cellule pour maintenir un contact avant d'y revenir moins de deux heures plus tard. Dans ces circonstances, l'administration pénitentiaire ne peut être regardée comme ayant commis une faute de nature à engager la responsabilité de l'Etat vis-à-vis des appelants.
13. Il résulte de tout ce qui précède que M. B... et Mme A... ne sont pas fondés à soutenir que c'est à tort que, par le jugement attaqué, le tribunal administratif de Toulouse a rejeté leurs demandes.
Sur l'application de l'article L. 761-1 du code de justice administrative :
14. Ces dispositions font obstacle à ce qu'il en soit fait application en mettant à la charge de l'Etat, qui n'est pas partie perdante dans la présente instance, une somme au titre des frais exposés par les appelants et non compris dans les dépens.
DÉCIDE :
Article 1er : La requête de M. B... et Mme A... est rejetée.
Article 2 : Le présent arrêt sera notifié à M. D... B..., à Mme F... A... et au garde des sceaux, ministre de la justice.
Délibéré après l'audience du 17 décembre 2024 à laquelle siégeaient :
M. Faïck, président,
M. Bentolila, président-assesseur,
Mme El Gani Laclautre, première conseillère.
Rendu public par mise à disposition au greffe le 31 décembre 2024.
Le rapporteur
P. Bentolila
Le président,
F. Faïck
La greffière,
C. Lanoux
La République mande et ordonne au garde des sceaux, ministre de la justice en ce qui le concerne ou à tous commissaires de justice à ce requis en ce qui concerne les voies de droit commun contre les parties privées, de pourvoir à l'exécution de la présente décision.
N° 23TL01014 2