Vu la procédure suivante :
Procédure contentieuse antérieure :
Les sociétés Allianz global corporate et speciality (AGCS) et Crédit Lyonnais ont demandé au tribunal administratif de Paris de condamner l'Etat à leur verser respectivement les sommes de 86 293,69 euros et 6 277,05 euros, assorties des intérêts au taux légal, en réparation des dommages causés à l'agence bancaire situé au 102/104 avenue Kleber, à Paris.
Par un jugement n° 2226919 du 27 février 2024, le tribunal administratif de Paris a rejeté leur demande.
Procédure devant la Cour :
Par une requête et un mémoire enregistrés les 19 avril 2024 et 20 janvier 2025, la société AGCS et la société Crédit Lyonnais, représentées par la SELARLU PJU Conseil, demandent à la Cour :
1°) d'annuler le jugement du tribunal administratif de Paris ;
2°) de condamner l'Etat à leur verser, respectivement, la somme de 86 293,69 euros et la somme de 6 277,05 euros, assorties des intérêts au taux légal à compter de l'introduction de leur demande devant le tribunal ;
3°) de mettre à la charge de l'Etat une somme de 3 000 euros à verser à chacune d'entre elles sur le fondement de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Elles soutiennent que ;
- leur demande est recevable ;
- les dommages dont elles demandent la réparation ont été causés en marge de la manifestation de " gilets jaunes " du 1er décembre 2018 ;
- la société AGCS a droit au versement d'une somme de 86 293,69 euros au titre de l'indemnité qu'elle a versée à la société Crédit Lyonnais en réparation des dégradations subies par son agence ;
- la société Crédit Lyonnais peut prétendre au versement d'une somme de
6 277,05 euros au titre de la franchise restée à sa charge.
Par des mémoires en défense enregistrés les 19 décembre 2024 et 27 janvier 2025, le préfet de police conclut au rejet de la requête.
Il soutient que :
- la responsabilité de l'Etat n'est pas engagée sur le fondement de l'article L. 211-10 du code de la sécurité intérieure, en l'absence de preuve de ce que les dégradations auraient été commises le 1er décembre 2018 et dès lors, en tout état de cause, que les dommages subis par les sociétés requérantes résultent de violences commises par un groupe constitué et organisé à seule fin de les commettre ;
- subsidiairement, la condamnation de l'Etat ne pourra excéder la somme de
74 846,14 euros.
Les parties ont été informées, en application des dispositions de l'article R. 611-7 du code de justice administrative, que l'arrêt était susceptible d'être fondé sur un moyen relevé d'office, tiré de l'irrecevabilité de la demande de la société AGCS à hauteur de 18 722,95 euros, correspondant à l'écart entre la franchise qui a été appliquée et celle de 25 000 euros résultant de l'application des éléments de la police d'assurance figurant dans le rapport de son expert.
Vu les autres pièces du dossier.
Vu :
- le code des assurances ;
- le code de la sécurité intérieure ;
- le code de justice administrative.
Les parties ont été régulièrement averties du jour de l'audience.
Ont été entendus au cours de l'audience publique :
- le rapport de Mme Saint-Macary,
- les conclusions de Mme Lipsos, rapporteure publique ;
- et les observations de Me Gueguen, représentant la société Crédit Lyonnais et la société Allianz global corporate et speciality.
Considérant ce qui suit :
1. La société Crédit Lyonnais exploite une agence bancaire située au 102/104 avenue Kleber à Paris. Elle a porté plainte le 14 décembre 2018 en raison de dégradations qu'auraient subi ses locaux le 1er décembre 2018, lors d'une manifestation de " gilets jaunes ". La société Allianz global corporate et speciality (AGCS), assureur du groupe Crédit agricole SA, dont la société Crédit Lyonnais est une filiale, qui prétend être subrogée dans les droits de cette société à hauteur de 86 293,69 euros, et la société Crédit Lyonnais relèvent appel du jugement par lequel le tribunal administratif de Paris a rejeté leur demande d'indemnisation en réparation des dégradations commises sur cette agence.
Sur la recevabilité de la demande d'AGCS :
2. Il appartient à l'assureur qui demande à bénéficier de la subrogation prévue par l'article L. 121-12 du code des assurances de justifier par tout moyen du paiement d'une indemnité à son assuré. En outre, l'assureur n'est fondé à se prévaloir de la subrogation légale dans les droits de son assuré que si l'indemnité a été versée en exécution d'un contrat d'assurance. Est fondé à se prévaloir de cette subrogation l'assureur qui, bien que n'ayant pas produit la police d'assurance en exécution de laquelle il a indemnisé l'assuré, a mentionné dans le rapport d'expertise établi à sa demande, les éléments concernant cette police et notamment les évènements garantis ainsi que les modalités d'indemnisation en cas de sinistre.
3. En l'espèce, si la police d'assurance en vertu de laquelle la société Crédit Lyonnais a été indemnisée par la société AGCS n'est pas produite, il ressort du rapport de l'expert de l'assureur que la franchise applicable en matière de vandalisme est de 25 000 euros minimum. Il s'ensuit que si la société AGCS, qui n'a produit aucun élément d'explication sur ce point, produit une quittance subrogative d'un montant de 86 293,69 euros, correspondant à l'indemnité qu'elle a versée à la société Crédit Lyonnais, elle n'est fondée à se prévaloir de cette subrogation qu'à hauteur de 67 570,74 euros, correspondant à l'indemnisation qu'elle aurait versée à la société Crédit Lyonnais en appliquant une franchise de 25 000 euros plutôt que de 6 277,05 euros.
Sur la responsabilité de l'Etat :
4. Aux termes de l'article L. 211-10 du code de la sécurité intérieure : " L'Etat est civilement responsable des dégâts et dommages résultant des crimes et délits commis, à force ouverte ou par violence, par des attroupements ou rassemblements armés ou non armés, soit contre les personnes, soit contre les biens (...) ".
5. Il résulte de l'instruction que le 1er décembre 2018, a eu lieu une manifestation de " gilets jaunes " dans le secteur des Champs-Elysées, ayant donné lieu à de nombreux débordements. D'une part, si le préfet de police soutient que la plainte déposée le 14 décembre 2018 par la directrice de l'agence bancaire du Crédit Lyonnais située au 102 /104 avenue Kleber ne permet pas d'établir que les dégradations subies par l'agence auraient été commises
le 1er décembre 2018, il ressort du rapport de l'expert de l'assurance qu'il a été saisi dès
le 3 décembre 2018 et s'est rendu sur les lieux le 4 décembre 2018. En outre, une vidéo youtube relatives aux dégradations commises avenue Kleber le 1er décembre 2018, dont le lien est produit par les requérantes, montre des images d'une agence et d'un distributeur Crédit Lyonnais vandalisés, qui correspondent, au vu des photographies produites dans le rapport d'expertise, à l'agence située au 102/104 avenue Kleber. Ainsi, la commission des faits en litige le
1er décembre 2018, concomitamment à une manifestation de " gilets jaunes ", est établie. D'autre part, il résulte de l'instruction, notamment du procès-verbal d'ambiance relatif au secteur de l'avenue des Champs-Elysées, des articles de journaux et des liens vidéo produits, que de nombreux incendies et saccages de commerces et d'agences bancaires ont été commis avenue Kleber ce jour-là, sans qu'une distinction puisse être opérée entre les manifestants et les casseurs. A cet égard, la circonstance qu'un individu présent avenue Kleber était muni d'une disqueuse ne permet pas d'établir que les dégradations en cause auraient été le fait d'individus ou de groupes isolés constitués et organisés dans le seul but de commettre des délits, dès lors qu'ainsi que le mentionne le procès-verbal d'ambiance, des manifestants avaient investi un chantier un peu plus tôt avenue Kleber, où pouvait se trouver cet outil. Au demeurant, il ne résulte d'aucun élément de l'instruction que cet individu serait l'auteur du saccage de l'agence du Crédit Lyonnais. Dans ces conditions, compte tenu de leur concomitance géographique et temporelle avec un rassemblement de " gilets jaunes ", les dégradations de cette agence doivent être regardées comme ayant été causées dans le cadre de celui-ci ou dans son prolongement immédiat. Par suite, la société AGCS est fondée à rechercher la responsabilité de l'Etat sur le fondement de l'article L. 211-10 du code de la sécurité intérieure.
Sur le préjudice :
En ce qui concerne le montant du préjudice :
6. En premier lieu, il résulte de l'instruction, en particulier du rapport de l'expert de la société AGCS, que le préjudice matériel subi par la société Crédit Lyonnais, correspondant à la mise en sécurité, au nettoyage, aux travaux et au changement de distributeur, s'élève à la somme de 62 895,92 euros HT, en appliquant un coefficient de vétusté de 15 à 25 % sur certains postes et de 67 857,55 euros HT, hors coefficient de vétusté. Il convient de retenir, au titre du préjudice subi par la société Crédit Lyonnais, la somme résultant de l'application d'un coefficient de vétusté, afin que le montant de l'indemnisation n'excède pas celui du préjudice réellement subi par l'intéressée. Cette somme doit être majorée de la TVA non récupérable (94 %), soit un total de 74 720,35 euros TTC. Par ailleurs, la somme de 5 901,73 euros demandée au titre des pertes indirectes calculées sur la base des dommages immédiats ne peut être accordée en l'absence de toute justification. De même, à défaut de toute démonstration de l'utilité des frais engagés par la société Crédit Lyonnais au titre d'un expert, distinct de celui de son assureur, et dès lors que ces frais ne résultent pas directement des dommages causés par la manifestation de " gilets jaunes " du 1er décembre 2018, la demande d'une somme de 5 464,80 euros à ce titre doit être rejetée. Il résulte de ce qui précède que la société AGCS peut prétendre à être indemnisée à hauteur de 49 720,35 euros TTC après déduction de la franchise de 25 000 euros qui aurait dû être appliquée.
7. En second lieu, la société Crédit Lyonnais est fondée à demander à être indemnisée à hauteur de 6 277,05 euros au titre de la franchise restée à sa charge.
En ce qui concerne les intérêts :
8. La société AGCS et la société Crédit Lyonnais peuvent prétendre au versement des intérêts au taux légal sur les sommes, respectivement, de 49 720,35 euros et 6 277,05 euros à compter du 27 décembre 2022, date d'enregistrement de leur demande devant le tribunal.
9. Il résulte de tout ce qui précède que les sociétés AGCS et Crédit Lyonnais sont fondées à soutenir que c'est à tort que, par le jugement attaqué, le tribunal administratif de Paris a rejeté leur demande à hauteur, respectivement, de la somme de 49 720,35 euros et de
6 277,05 euros, assorties des intérêts au taux légal.
Sur les frais du litige :
10. Il y a lieu, dans les circonstances de l'espèce, de mettre à la charge de l'Etat une somme de totale 1 500 euros à verser pour moitié à la société AGCS et pour moitié à la société Crédit Lyonnais sur le fondement de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
D É C I D E :
Article 1er : Le jugement n° 2226919 du 27 février 2024 du tribunal administratif de Paris est annulé.
Article 2 : L'Etat est condamné à verser à la société AGCS une somme de 49 720,35 euros et à la société Crédit Lyonnais une somme de 6 277,05 euros, assorties des intérêts au taux légal à compter du 27 décembre 2022.
Article 3 : L'Etat versera une somme de 1 500 euros pour moitié à la société AGCS et pour moitié à la société Crédit Lyonnais en application de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Article 4 : Le surplus des conclusions de la requête est rejeté.
Article 5 : Le présent arrêt sera notifié à la société Allianz global corporate et speciality, à la société Crédit Lyonnais et au ministre de l'intérieur.
Copie en sera adressée au préfet de police.
Délibéré après l'audience du 9 mai 2025, à laquelle siégeaient :
Mme Doumergue, présidente de chambre,
Mme Bruston, présidente-assesseure,
Mme Saint-Macary, première conseillère.
Rendu public par mise à disposition au greffe le 30 mai 2025.
La rapporteure,
M. SAINT-MACARY
La présidente,
M. DOUMERGUE
La greffière,
E. FERNANDO
La République mande et ordonne au ministre de l'intérieur en ce qui le concerne ou à tous commissaires de justice à ce requis en ce qui concerne les voies de droit commun contre les parties privées, de pourvoir à l'exécution de la présente décision.
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N° 24PA01835