Vu la procédure suivante :
Procédure contentieuse antérieure :
La société Lycamobile Services a demandé au tribunal administratif de Paris de prononcer la décharge de l'amende de 23 950 502 euros mise à sa charge en application du 1 du I de l'article 1737 du code général des impôts.
Par un jugement n° 2100008 du 6 juin 2023, le tribunal administratif de Paris a rejeté sa demande.
Procédure devant la Cour :
Par une requête, un mémoire en réplique et un nouveau mémoire, enregistrés les 2 août 2023, 11 janvier 2024 et 19 mars 2024, la société Lycamobile Services, représentée par Me Vidonne, demande à la Cour :
1°) d'annuler le jugement du 6 juin 2023 du tribunal administratif de Paris ;
2°) de prononcer la décharge de l'amende litigieuse ;
3°) subsidiairement, de soumettre à la Cour de justice de l'Union européenne une question préjudicielle relative à la conformité de l'amende prévue par le 1 du I de l'article 1737 du code général des impôts au droit de l'Union européenne.
Elle soutient que :
- elle n'a pas cherché à dissimuler ou à travestir l'identité de ses clients ;
- les faits reprochés ne rentrent pas dans le champ de l'article 1737 du code général des impôts ;
- les services fiscaux se prévalent d'éléments inexacts pour affirmer l'absence de cohérence économique des sociétés filtres ;
- les sociétés filtres étaient les véritables clientes ;
- les sociétés STM, EURL PTC n'ont pas été reconnues comme sociétés filtres ;
- il est impossible d'identifier, des deux sociétés BNT (GT You) et BNT (You), laquelle est une société filtre ;
- elle ne peut être regardée comme ayant été consciemment impliquée dans un circuit frauduleux ;
- la méthode du faisceau d'indices ne peut être appliquée globalement, les indices retenus ne pouvant être appliqués à toutes les sociétés ;
- l'amende, qui est disproportionnée eu égard à l'avantage retiré de la facturation en litige, n'est pas conforme à l'article premier du premier protocole additionnel à la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales et à l'article 49 de la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne ;
- les premiers juges n'ont pas répondu à ce moyen.
Par des mémoires en défense, enregistrés les 24 octobre 2023, 15 février 2024 et 23 avril 2024, le ministre de l'économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique conclut au rejet de la requête.
Il soutient que les moyens présentés par la société requérante ne sont pas fondés.
Par ordonnance du 21 février 2025, la clôture d'instruction a été fixée au 11 mars 2025.
Vu les autres pièces du dossier.
Vu :
- le code général des impôts et le livre des procédures fiscales ;
- le code de justice administrative.
Les parties ont été régulièrement averties du jour de l'audience.
Ont été entendus au cours de l'audience publique :
- le rapport de M. Magnard,
- les conclusions de M. Perroy,
- et les observations de Me Vidonne, représentant la société Lycamobile Services.
Considérant ce qui suit :
1. Le groupe britannique Lycamobile achète à prix décoté auprès des grands opérateurs, dans différents pays, des minutes téléphoniques afin de commercialiser, exclusivement auprès de professionnels, des cartes téléphoniques prépayées, des cartes SIM ou des recharges, pour des appels à longue distance. La société Lycamobile Services, créée en France par le groupe Lycamobile, vend des cartes et recharges à des grossistes ou à des distributeurs. Cette société a fait l'objet d'une vérification de comptabilité portant sur la période du 1er mars 2014 au 30 avril 2016, étendue en matière de taxe sur la valeur ajoutée jusqu'au 30 juin 2016. Par une proposition de rectification du 17 juillet 2018, le service vérificateur, après avoir rejeté sa comptabilité et reconstitué son chiffre d'affaires, lui a notifié des cotisations supplémentaires d'impôt sur les sociétés, des rappels de taxe sur la valeur ajoutée, des rappels de cotisation sur la valeur ajoutée des entreprises ainsi que des pénalités et amendes. La société Lycamobile Services relève appel du jugement du 6 juin 2023 par lequel le tribunal administratif de Paris a rejeté sa demande de décharge de l'amende d'un montant de 23 950 502 euros mise à sa charge sur le fondement du 1 du I de l'article 1737 du code général des impôts.
2. Aux termes de l'article 1737 du code général des impôts : " I. - Entraîne l'application d'une amende égale à 50 % du montant : / 1. Des sommes versées ou reçues, le fait de travestir ou dissimuler l'identité ou l'adresse de ses fournisseurs ou de ses clients, les éléments d'identification mentionnés aux articles 289 et 289 B et aux textes pris pour l'application de ces articles ou de sciemment accepter l'utilisation d'une identité fictive ou d'un prête-nom ; (...) ". Il résulte de ces dispositions que l'administration peut mettre l'amende ainsi prévue à la charge de la personne qui a délivré la facture ou à la charge de la personne destinataire de la facture si elle établit que la personne concernée a soit travesti ou dissimulé l'identité, l'adresse ou les éléments d'identification de son client ou de son fournisseur, soit accepté l'utilisation, en toute connaissance de cause, d'une identité fictive ou d'un prête-nom.
3. Il résulte de l'instruction que la société Lycamobile Services a signé des accords de distribution avec des sociétés qualifiées de " sociétés filtres " et leur a facturé des ventes de cartes téléphoniques ou de recharges. Ces sociétés, dont la durée de vie était relativement brève, réglaient la société Lycamobile Services à l'aide de ressources obtenues de sociétés de bâtiment et travaux publics sur la base de fausses factures. Les cartes téléphoniques étaient revendues, contre paiement en espèces sans facture, à des détaillants du quartier de la Porte de la Chapelle à Paris. Les espèces ainsi collectées étaient ensuite reversées aux sociétés de bâtiment et travaux publics après déduction d'une commission, permettant ainsi à ces dernières de rémunérer des salariés non déclarés.
4. Par sa décision du 4 novembre 2020, l'administrateur général des finances publiques chargé de la direction spécialisée de contrôle fiscal Ile-de-France a rejeté la réclamation formée par la société Lycamobile Services, en ce qui concerne l'amende infligée sur le fondement du 1 du I de l'article 1737 du code général des impôts, au motif, repris par le ministre dans ses écritures en défense, que cette société avait connaissance de l'activité occulte de revente de cartes de téléphonie et savait par conséquent que les factures n'étaient pas établies au nom des clients réels. Devant la cour, la société Lycamobile Services fait valoir que, dès lors qu'elle n'a pas cherché à travestir ou à dissimuler l'identité de ses clients, les faits reprochés ne rentrent pas dans le champ du 1 du I de l'article 1737 du code général des impôts.
5. D'une part, le ministre se prévaut de l'implication de la société Lycamobile Services dans l'opération frauduleuse décrite ci-dessus. Toutefois, le fait que le circuit de fraude en cause a été mis en place dans le but de dégager des espèces pour permettre la rémunération de travailleurs clandestins et que les sociétés qualifiées de " filtres " avaient initialement un objet social limité au bâtiment ou présentaient les attributs caractéristiques de sociétés éphémères ne suffit pas à établir que ces sociétés n'étaient pas les clients réels de la société Lycamobile Services. De même, il ne résulte pas de la participation de cette société en connaissance de cause au circuit considéré que la facturation litigieuse aurait eu pour objet ou pour effet de travestir ou de dissimuler l'identité de ses clients ou qu'elle aurait accepté l'utilisation, en toute connaissance de cause, d'une identité fictive ou d'un prête-nom.
6. D'autre part, les constatations, dont se prévaut le ministre, recueillies dans le cadre de l'enquête préliminaire et de l'information judiciaire ouvertes respectivement les 15 janvier et 2 mai 2016 des chefs d'escroquerie à la taxe sur la valeur ajoutée en bande organisée, blanchiment en bande organisée de crime ou délit commis en bande organisée, abus de biens sociaux aggravé par interposition de personnes physiques ou morales, travail dissimulé par dissimulation d'activité et de salariés en bande organisée et faux et usage de faux en écritures privées, portées à la connaissance de l'administration dans le cadre de son droit de communication auprès de l'autorité judiciaire et détaillées dans la proposition de rectification du 17 juillet 2018, sont de nature à confirmer le rôle déterminant des gérants de fait des " sociétés filtres " dans la revente des cartes téléphoniques, acquises par ces sociétés auprès de la société requérante. S'il résulte de l'instruction que deux salariés de la société Lycamobile Services ont participé dans certains cas à la prospection des détaillants en vue de la revente de ces cartes, l'administration reconnaît que les responsables ou les commerciaux des " sociétés filtres ", qui disposaient de leurs réseaux de revendeurs, procédaient eux-mêmes à la revente de cartes et le ministre ne met pas la Cour en état d'identifier les transactions pour lesquelles les " sociétés filtres ", en raison de la participation des salariés de la requérante, ne pourraient être regardées comme les clients réels de cette dernière. Par ailleurs, et contrairement à ce qu'il soutient, la circonstance que la société Lycamobile Services ait livré l'ensemble des " sociétés filtres " à la même adresse, si elle étaye le caractère organisé de l'opération de fraude, n'est pas de nature à établir que ces sociétés n'auraient pas effectivement acquis les cartes en cause.
7. Ainsi, alors que la fonction d'intermédiation des " sociétés filtres " était déterminante pour la centralisation et la destination des espèces obtenues en raison des opérations de revente, le ministre n'établit pas que la société Lycamobile Services a établi des factures ayant pour objet ou pour effet de travestir ou dissimuler l'identité de ses clients ou qu'elle a accepté l'utilisation, en toute connaissance de cause, d'une identité fictive ou d'un prête-nom. L'administration fiscale ne pouvait donc appliquer l'amende prévue par les dispositions précitées du 1 du I de l'article 1737 du code général des impôts.
8. Il résulte de tout ce qui précède, et sans qu'il soit besoin de statuer sur les autres moyens de la requête, que la société Lycamobile Services est fondée à soutenir que c'est à tort que, par le jugement attaqué, le tribunal administratif de Paris a rejeté sa demande en décharge de l'amende de 23 950 502 euros mise à sa charge en application du 1 du I de l'article 1737 du code général des impôts.
DECIDE :
Article 1er : Le jugement du 6 juin 2023 du tribunal administratif de Paris est annulé.
Article 2 : La société Lycamobile Services est déchargée de l'amende de 23 950 502 euros mise à sa charge en application du 1 du I de l'article 1737 du code général des impôts.
Article 3 : Le présent arrêt sera notifié à la société Lycamobile Services et au ministre de l'économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique.
Copie en sera adressée à la direction spécialisée de contrôle fiscal Ile-de-France (division juridique).
Délibéré après l'audience du 2 avril 2025, à laquelle siégeaient :
- Mme Fombeur, présidente de la cour
- Mme Vidal, présidente de chambre,
- M. Magnard, premier conseiller,
Rendu public par mise à disposition au greffe le 16 avril 2025.
Le rapporteur,
F. MAGNARDLa présidente,
P. FOMBEUR
Le greffier,
C. MONGIS
La République mande et ordonne au ministre de l'économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique en ce qui le concerne ou à tous commissaires de justice à ce requis en ce qui concerne les voies de droit commun contre les parties privées, de pourvoir à l'exécution de la présente décision.
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N° 23PA03511 2