Vu la procédure suivante :
Procédure contentieuse antérieure :
Mme K... J... a demandé au tribunal administratif de Paris d'annuler la décision implicite par laquelle le ministre de l'Europe et des affaires étrangères a rejeté sa demande du 22 décembre 2022 tendant au rapatriement de son fils, M. C... E..., depuis le nord-est de la Syrie.
Par une ordonnance n° 2323177 du 28 novembre 2023, la vice-présidente de la 4ème section du tribunal administratif de Paris a rejeté sa demande comme portée devant une juridiction incompétente pour en connaître.
Procédure devant la Cour :
Par une requête, enregistrée le 15 décembre 2023, et un mémoire enregistré le 30 janvier 2025, qui n'a pas été communiqué, Mme K... J..., représentée par Me Mangeot, demande à la Cour :
1°) d'annuler l'ordonnance du 28 novembre 2023 de la vice-présidente de la 4ème section du tribunal administratif de Paris ;
2°) d'annuler la décision implicite par laquelle le ministre de l'Europe et des affaires étrangères a rejeté sa demande de rapatriement de son fils, M. E... ;
3°) d'enjoindre au ministre de l'Europe et des affaires étrangères de procéder au rapatriement de M. E....
Elle soutient que :
- c'est à tort que le tribunal administratif a retenu l'incompétence de la juridiction administrative au regard de l'arrêt nos 24384/19 et 44234/20 du 14 septembre 2022 rendu par la Cour européenne des droits de l'homme ;
- la décision litigieuse méconnaît les stipulations des articles 2 et 3 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales au regard des conditions de détention de son fils en Syrie ;
- elle méconnaît les stipulations de l'article 6 de cette même convention dès lors qu'elle permet à une autorité non étatique de procéder au jugement de Français maintenus en Syrie en méconnaissance des principes du procès équitable ;
- elle méconnaît les stipulations de l'article 3 du quatrième protocole additionnel à cette convention ;
- le ministre de l'Europe et des affaires étrangères dispose de moyens suffisants pour procéder au rapatriement de M. C... E....
Par un mémoire en défense, enregistré le 12 décembre 2024, le ministre de l'Europe et des affaires étrangères conclut au rejet de la requête.
Il soutient que :
- à titre principal, la juridiction administrative n'est pas compétente dès lors que la décision en litige n'est pas détachable de la conduite des relations internationales de la France ;
- à titre subsidiaire, les moyens tirés de la méconnaissance des articles 2, 3 et 6 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales sont inopérants ;
- le moyen tiré de la méconnaissance de l'article 3 du quatrième protocole additionnel à la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales n'est pas fondé.
Par une ordonnance du 13 décembre 2024, l'instruction a été close le 31 janvier 2025.
Vu les autres pièces du dossier.
Vu :
- la Constitution ;
- la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales et le quatrième protocole additionnel à cette convention, ratifiés et publiés en vertu de la loi n° 73-1227 du 31 décembre 1973 et du décret n° 74-360 du 3 mai 1974 ;
- le code de justice administrative.
Les parties ont été régulièrement averties du jour de l'audience.
Ont été entendus au cours de l'audience publique :
- le rapport de M. Diémert, président assesseur,
- les conclusions de M. Gobeill, rapporteur public,
- les observations de Me Mangeot, représentant de Mme J...,
- et les observations des représentants du ministre de l'Europe et des affaires étrangères.
Considérant ce qui suit :
1. M. C... E... s'est rendu en Syrie en février 2015, alors qu'il était âgé de 31 ans. Depuis mai 2018, il est détenu au sein de la prison de Derek, puis d'Al-Shaddadi, au nord-est de la Syrie. Le 22 décembre 2022, son conseil a demandé au ministre de l'Europe et des affaires étrangères de procéder à son rapatriement. Cette demande étant demeurée sans réponse, la mère de l'intéressé, Mme K... J..., a saisi le tribunal administratif de Paris aux fins d'annulation de la décision implicite de rejet née du silence gardé par le ministre. Sa demande a été rejetée comme portée devant une juridiction incompétente par une ordonnance de la vice-présidente de la 4ème section du tribunal en date du 28 novembre 2023, dont Mme J... relève appel devant la Cour. En cours d'instance, le 4 décembre 2024, la directrice des Français à l'étranger et de l'administration consulaire a rejeté la demande de M. E... par une décision expresse qui s'est substituée à la décision implicite initialement attaquée.
2. Aux termes du second paragraphe de l'article 3 du quatrième protocole additionnel à la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales : " Nul ne peut être privé du droit d'entrer sur le territoire de l'État dont il est le ressortissant ".
3. La requête tendant à l'annulation d'une décision rejetant une demande de rapatriement d'un national français détenu à l'étranger, qui ne peut être rendu possible par la seule délivrance d'un titre lui permettant de franchir les frontières françaises mais nécessiterait l'engagement de négociations avec des autorités étrangères ou une intervention sur un territoire étranger, n'est pas détachable de la conduite des relations internationales de la France. Par suite, elle échappe en principe à la compétence de toute juridiction.
4. Par son arrêt de grande chambre nos 24384/19 et 44234/20 du 14 septembre 2022, la Cour européenne des droits de l'homme a jugé, à propos de la situation de citoyens français retenus dans les camps du nord-est de la Syrie, qu'aucune obligation de droit international conventionnel ou coutumier ne contraint la France à rapatrier ses ressortissants, ce dont il résulte que les intéressés ne sont pas fondés à réclamer le bénéfice d'un droit général au rapatriement au titre du droit d'entrer sur le territoire national garanti par les stipulations du quatrième protocole additionnel à la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales. Toutefois, celles-ci font naître une telle obligation positive à l'égard de l'État en présence de circonstances exceptionnelles et eu égard aux particularités d'un cas donné, lorsque le refus d'entreprendre toute démarche conduirait le national concerné à se retrouver dans une situation comparable, de facto, à celle d'un exilé. La Cour a également jugé que le rejet d'une demande de retour sur le territoire français ainsi présentée dans ce contexte doit pouvoir faire l'objet d'un examen individuel approprié, par un organe indépendant et détaché des autorités exécutives de l'État, sans pour autant qu'il doive s'agir d'un organe juridictionnel. Cet examen doit permettre d'évaluer les différents éléments, notamment factuels, qui ont amené ces autorités à décider qu'il n'y avait pas lieu de faire droit à la demande de rapatriement et de contrôler la légalité d'une décision rejetant une telle demande, soit que les autorités compétentes aient refusé d'y faire droit, soit qu'elles se soient efforcées d'y donner suite mais sans résultat. Ce contrôle doit aussi, d'une part, permettre au requérant de prendre connaissance, même sommairement, des motifs de la décision et ainsi de vérifier que ceux-ci reposent sur une base factuelle suffisante et raisonnable et, d'autre part, permettre de vérifier que les autorités compétentes ont effectivement pris en compte, dans le respect du principe d'égalité s'agissant du droit d'entrer sur le territoire national, l'intérêt supérieur des enfants ainsi que leur particulière vulnérabilité et leurs besoins spécifiques et que les motifs tirés de considérations impérieuses d'intérêt public ou de difficultés d'ordre juridique, diplomatique et matériel que les autorités exécutives pourraient légitimement invoquer sont dépourvus d'arbitraire.
5. Il résulte des stipulations de l'article 46 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales que la complète exécution d'un arrêt de la Cour européenne des droits de l'homme condamnant un État partie à la convention implique, en principe, que cet État prenne toutes les mesures qu'appellent, d'une part, la réparation des conséquences que la violation de la convention a entraînées pour le requérant et, d'autre part, la disparition de la source de cette violation. L'autorité qui s'attache aux arrêts de la Cour implique en conséquence non seulement que l'État condamné, auquel il appartient, eu égard à la nature essentiellement déclaratoire des arrêts de la Cour, de déterminer les moyens de s'acquitter de l'obligation qui lui incombe ainsi, verse à l'intéressé les sommes que la Cour lui a allouées au titre de la satisfaction équitable prévue par l'article 41 de la convention, mais aussi qu'il adopte les mesures individuelles et, le cas échéant, générales nécessaires pour mettre un terme à la violation constatée.
6. En l'absence d'adoption de dispositions de nature législative ou réglementaire visant à en assurer l'exécution, l'arrêt de la Cour européenne des droits de l'homme du 14 septembre 2022 implique seulement que, lorsque les circonstances exceptionnelles qu'il envisage sont réunies, le juge administratif, saisi d'un recours tendant à l'annulation d'une décision des autorités de l'État rejetant une demande de rapatriement d'un national français détenu à l'étranger, fondé sur la méconnaissance des stipulations précitées de l'article 3 du quatrième protocole additionnel à la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, contrôle que cette décision a été prise par une autorité compétente à cette fin et, si des moyens sont soulevés en ce sens par le requérant, qu'il existait des motifs légitimes et raisonnables dépourvus d'arbitraire la justifiant, qu'elle précise ces motifs ou, à défaut, que ceux-ci sont communiqués au demandeur, et qu'elle ne soit pas entachée de détournement de pouvoir.
7. De telles modalités, qui doivent conduire le juge à tenir compte des motifs tirés de considérations impérieuses d'intérêt public ou de difficultés d'ordre juridique, diplomatique et matériel que les autorités exécutives pourraient légitimement invoquer, ne portent atteinte à aucune règle ou à aucun principe de valeur constitutionnelle, notamment ni à l'article 20 de la Constitution ni à l'article 16 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen du 26 août 1789.
8. En l'espèce, il ressort des pièces du dossier que M. C... E..., qui était connu des services de police en qualité d'ancien administrateur d'un forum alors référence des partisans jihadistes francophones, a été interpellé, mis en examen et incarcéré en 2008 pour association de malfaiteurs en vue de préparer des actes de terrorisme, puis a été condamné par le tribunal correctionnel de Paris, le 26 janvier 2012, à une peine de quatre ans d'emprisonnement dont un an de sursis et mise à l'épreuve pendant trois ans. Dans le contexte du départ, en février 2015, de nombreuses familles vers les territoires contrôlés par l'État islamique, il s'est lui-même, ainsi que sa compagne, volontairement rendu en Syrie pour rejoindre les rangs de cette organisation terroriste. Il fait d'ailleurs l'objet d'un mandat d'arrêt pour des faits d'association de malfaiteurs terroriste, tandis que sa compagne, revenue en France en juillet 2022, fait l'objet de poursuites devant la cour d'assises de Paris spécialement composée, pour, notamment, la même infraction d'association de malfaiteurs terroriste. Si la requérante fait valoir les conditions de détention de son fils, en dehors de tout cadre légal, le souhait des autorités locales que les États étrangers procèdent au rapatriement de leurs ressortissants, ainsi que les rapatriements de femmes et d'enfants auxquels la France a déjà procédé, il n'en résulte pas que la situation de l'intéressé devrait être regardée comme relevant de circonstances exceptionnelles au sens de l'arrêt de la Cour européenne des droits de l'homme mentionné au point 4.
9. Il résulte de ce qui précède que la demande de Mme J... tendant à l'annulation de la décision par laquelle le ministre de l'Europe et des affaires étrangères a rejeté la demande de rapatriement de son fils n'est pas détachable de la conduite des relations internationales de la France et échappe à la compétence de toute juridiction. Mme J... n'est dès lors pas fondée à soutenir que c'est à tort que, par l'ordonnance attaquée, la vice-présidente de la 4ème section du tribunal administratif de Paris a rejeté sa demande comme portée devant une juridiction incompétente pour en connaître. Sa requête d'appel doit donc être rejetée en toutes ses conclusions.
DÉCIDE :
Article 1er : La requête de Mme J... est rejetée.
Article 2 : Le présent arrêt sera notifié à Mme K... J... et au ministre de l'Europe et des affaires étrangères.
Délibéré après l'audience du 12 février 2025, à laquelle siégeaient :
- Mme Fombeur, présidente de la Cour,
- Mme I..., première vice-présidente de la Cour,
- M. A..., Mme H..., M. G..., Mme B..., M. F..., Mme L..., M. D..., Mme Menasseyre, présidents de chambre,
- M. Diémert, président-assesseur.
Rendu public par mise à disposition au greffe, le 27 février 2025.
Le rapporteur,
S. DIÉMERTLa présidente,
P. FOMBEUR
La greffière,
Y. HERBER
La République mande et ordonne au ministre de l'Europe et des affaires étrangères en ce qui le concerne ou à tous commissaires de justice à ce requis en ce qui concerne les voies de droit commun contre les parties privées, de pourvoir à l'exécution de la présente décision.
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N° 23PA05213