Vu la procédure suivante :
Procédure contentieuse antérieure :
M. C... A... a demandé au tribunal administratif de Paris d'annuler la décision du 7 juillet 2021 par laquelle la commission de recours de l'invalidité a refusé de lui octroyer une pension de victime civile de la guerre d'Algérie.
Par un jugement n° 2212026/5-3 du 15 mars 2023, le tribunal administratif de Paris a rejeté sa demande.
Procédure devant la cour :
Par une requête, enregistrée le 16 mai 2023, M. A..., représenté par Me Francos, demande à la cour :
1°) d'annuler le jugement du 15 mars 2023 du tribunal administratif de Paris ;
2°) d'annuler la décision du 7 juillet 2021 de la commission de recours de l'invalidité ;
3°) d'enjoindre au ministre des armées de lui octroyer une pension de victime civile de la guerre d'Algérie à compter de la date de présentation de sa demande ; à défaut, d'enjoindre au ministre des armées de réexaminer sa situation ;
4°) de mettre à la charge de l'Etat la somme de 3 000 euros au titre des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Il soutient que :
- le jugement attaqué est insuffisamment motivé, faute de préciser en quoi les particularités de la situation des victimes civiles de la guerre d'Algérie justifiaient un traitement différent de celui réservé aux victimes civiles d'autres conflits ;
- l'article L. 113-6 du code des pensions militaires d'invalidité et des victimes de guerre institue une différence de traitement discriminatoire injustifiée qui porte atteinte aux exigences résultant des stipulations combinées des articles 14 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales et de l'article 1er de son premier protocole additionnel ; cet article porte atteinte au principe de sécurité juridique ;
- la décision contestée méconnaît les stipulations combinées de l'article 14 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales et de l'article 1er du premier protocole additionnel à cette convention dont il résulte que le droit patrimonial à pension, en qualité de victime civile de guerre, ne peut, en tant que tel, être organisé de manière discriminatoire ;
- elle porte atteinte au principe de sécurité juridique.
Par un mémoire en défense, enregistré le 25 octobre 2023, le ministre des armées conclut au rejet de la requête.
Il soutient que les moyens soulevés par le requérant ne sont pas fondés.
Par une ordonnance du 16 novembre 2023, la clôture de l'instruction a été fixée au 22 décembre 2023 à 12 heures.
Vu les autres pièces du dossier.
Vu :
- la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales et son premier protocole additionnel ;
- le code des pensions militaires d'invalidité et des victimes de guerre ;
- la loi n° 63-156 du 23 février 1963 ;
- la loi n° 2018-607 du 13 juillet 2018 ;
- la décision n° 2017-690 QPC du 8 février 2018 du conseil constitutionnel ;
- le code de justice administrative.
Les parties ont été régulièrement averties du jour de l'audience.
Ont été entendus au cours de l'audience publique :
- le rapport de Mme Jayer,
- et les conclusions de Mme Bernard, rapporteure publique.
Considérant ce qui suit :
1. M. A..., né le 8 septembre 1955, est de nationalité algérienne. Blessé le 24 juillet 1962 à la suite de l'explosion d'un engin, il a sollicité, le 13 novembre 2019, l'octroi d'une pension en qualité de victime civile de la guerre d'Algérie. La ministre des armées a rejeté cette demande par une décision du 30 octobre 2020 au motif que les demandes de pensions déposées après le 14 juillet 2018 étaient irrecevables. M. A... a formé un recours administratif préalable obligatoire contre cette décision devant la commission de recours de l'invalidité qui a rejeté sa demande par la décision attaquée du 7 juillet 2021. Il relève appel du jugement du 15 mars 2023 par lequel le tribunal administratif de Paris a rejeté sa demande tendant à l'annulation de cette décision.
Sur le bien-fondé du jugement attaqué :
2. D'une part, aux termes de l'article 1er du premier protocole additionnel à la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales : " Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d'utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international / Les dispositions précédentes ne portent pas atteinte au droit que possèdent les Etats de mettre en vigueur les lois qu'ils jugent nécessaires pour réglementer l'usage des biens conformément à l'intérêt général ou pour assurer le paiement des impôts ou d'autres contributions ou des amendes ". Une atteinte au droit au respect des biens doit ménager un juste équilibre entre les exigences de l'intérêt général de la collectivité et celles de la protection des droits fondamentaux de l'individu. Par ailleurs, le titulaire d'une créance qui démontre que celle-ci a une base suffisante en droit interne peut se prévaloir d'une espérance légitime correspondant à une valeur patrimoniale appelant la protection de l'article 1er du premier protocole additionnel à la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales.
3. D'autre part, aux termes de l'article L. 151-1 du code des pensions militaires d'invalidité et des victimes de guerre, applicable aux victimes civiles de guerre en vertu de l'article L. 152-1 de ce code : " Les demandes de pensions sont recevables sans condition de délai. ".
4. Par sa décision n° 2017-690 QPC du 8 février 2018, prenant effet à compter du 9 février 2018, le Conseil constitutionnel a jugé contraire au principe constitutionnel d'égalité la condition de nationalité française mise au bénéfice du régime d'indemnisation des victimes civiles de la guerre d'Algérie par les dispositions antérieures, issues de la loi du 31 juillet 1963 de finances rectificative pour 1963. A compter de cette date, les personnes remplissant les conditions leur permettant de prétendre au bénéfice du régime d'indemnisation, à l'exception de la condition de nationalité, pouvaient se prévaloir d'une espérance légitime liée à cette créance, constituant un bien au sens de l'article 1er du premier protocole additionnel à la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales. En vertu des dispositions citées au point 3, la demande qu'ils pouvaient présenter en ce sens était recevable sans condition de délai.
5. La décision n° 2017-690 du Conseil constitutionnel est toutefois restée sans effet juridique direct sur les dispositions de l'article L. 113-6 du code de pensions militaires d'invalidité et des victimes de guerre qui réservaient le bénéfice des pensions de victimes civiles de guerre aux personnes de nationalité française au 4 août 1963. Ce n'est que depuis sa rédaction issue de l'article 49 de la loi du 13 juillet 2018 relative à la programmation militaire pour les années 2019 à 2025 et portant diverses dispositions intéressant la défense que l'article L. 113-6 du code des pensions militaires d'invalidité et des victimes de guerre dispose, dans son premier alinéa, que : " Les personnes ayant subi en Algérie entre le 31 octobre 1954 et le 29 septembre 1962 des dommages physiques, du fait d'attentats ou de tout autre acte de violence en relation avec la guerre d'Algérie, bénéficient des pensions de victimes civiles de guerre ". Jusqu'à l'adoption de l'article 49 de la loi du 13 juillet 2018, le régime d'indemnisation prévu en faveur des victimes civiles de la guerre d'Algérie qui n'étaient pas de nationalité française leur était donc fermé par la loi, ce qui faisait, de fait, obstacle au dépôt utile d'une demande en ce sens. Si la décision n° 2017-690 du Conseil constitutionnel a pu toutefois donner naissance, dans le chef de ces derniers, à une espérance légitime liée à cette créance, elle ne leur permettait pas de déposer utilement une demande de pension, sauf, pour ces personnes étrangères qui n'avaient pas vocation à bénéficier de l'aide juridictionnelle faute de résider en France, à passer par la voie contentieuse en mobilisant l'outil juridique de la question prioritaire de constitutionnalité. L'article L. 151-1 du code des pensions militaires d'invalidité et des victimes de guerre, levant toute condition de délai, permettait à ces dernières d'attendre, pour faire valoir leur créance sans être contraintes d'engager une instance contentieuse, que la loi soit mise en conformité avec la Constitution, ce que le législateur a fait par l'article 49 de la loi du 13 juillet 2018.
6. Toutefois, le dernier alinéa de l'article L. 113-6 du code des pensions militaires d'invalidité et des victimes de guerre, dans sa rédaction résultant du même article 49 de la loi du 13 juillet 2018, dispose que : " Par dérogation à l'article L. 152-1, les demandes tendant à l'attribution d'une pension au titre du présent article ne sont plus recevables à compter de la publication de la loi n° 2018-607 du 13 juillet 2018 relative à la programmation militaire pour les années 2019 à 2025 et portant diverses dispositions intéressant la défense ". Le droit à l'attribution d'une pension s'appréciant, en vertu de l'article L. 151-1 du même code, à la date du dépôt de la demande, ces dispositions ont ainsi eu pour effet de mettre un terme pour l'avenir, à compter de la publication de la loi du 13 juillet 2018, c'est-à-dire dès le 14 juillet 2018, à l'application du régime d'indemnisation des victimes civiles de la guerre d'Algérie. Le législateur a, ainsi, simultanément supprimé la condition de nationalité qui figurait dans le texte antérieur, conformément à la décision du Conseil constitutionnel n° 2017-690 QPC du 8 février 2018, et mis un terme pour l'avenir, à ce régime d'indemnisation. Il a, ce faisant, privé sans préavis et du jour au lendemain les victimes civiles de la guerre d'Algérie qui n'étaient pas de nationalité française, alors qu'elles étaient titulaires d'une espérance légitime de se voir reconnaître le bénéfice d'une pension de victime civile de cette guerre, de toute possibilité de percevoir une telle pension, entraînant une ingérence dans l'exercice des droits que ces victimes pouvaient, jusqu'alors, escompter faire valoir en vertu de l'article L. 151-1 du code des pensions militaires d'invalidité et des victimes de guerre et, partant, dans leur droit au respect de leurs biens.
7. Pour justifier cette atteinte, le ministre des armées soutient que la différence de traitement entre les victimes de la guerre d'Algérie, selon qu'elles ont déposé leur demande de pension, avant ou après le 14 juillet 2018, n'est que la conséquence de la succession de deux régimes juridiques dans le temps et n'est pas, par elle-même, contraire au principe d'égalité ni source de discrimination, qu'il résulte des travaux parlementaires que le gouvernement a entendu tenir compte de la nature particulière du conflit en cause et du territoire concerné et a entendu tirer toutes les conséquences de la censure du Conseil constitutionnel tout en recherchant un juste point d'équilibre entre les exigences constitutionnelles, la soutenabilité du dispositif et la nécessité de regarder résolument vers l'avenir pour donner un nouvel élan à la relation franco-algérienne et que les conséquences de la loi sont ainsi totalement proportionnées au regard des buts poursuivis. Pour autant, il ne se prévaut d'aucun intérêt financier et n'apporte aucune donnée sur ce point. Postérieurement, le législateur a d'ailleurs, par l'article 15 de la loi du 1er août 2023 relative à la programmation militaire pour les années 2024 à 2030 et portant diverses dispositions intéressant la défense, remédié à la brutalité de ce changement en levant, pour les seuls pupilles de la Nation, la forclusion ainsi opposable depuis 2018 à toute demande de pension en raison d'actes de violence subis lors du conflit algérien en leur rouvrant, pour une durée de six mois, la possibilité de prétendre à une pension de victime civile de guerre. Cet article est issu d'un amendement gouvernemental indiquant qu'il vise à rétablir ces orphelins dans leurs droits, en leur permettant de prétendre à une pension civile de guerre lorsqu'ils ont eux-mêmes été victimes du conflit algérien. Au vu de ces éléments, les seules considérations tenant à l'écoulement du temps, aux difficultés de la preuve et à la recherche d'un apaisement politique et social, si elles pouvaient légitimer une mise en extinction, fût-ce à brève échéance, du régime en cause, ne pouvaient justifier sa disparition le jour-même où il était ouvert aux personnes remplissant les conditions leur permettant de prétendre au bénéfice du régime d'indemnisation, à l'exception de la condition de nationalité, leur faisant ainsi supporter une charge spéciale et exorbitante. Cette atteinte aux droits des intéressés a rompu le juste équilibre devant régner entre, d'une part, les exigences de l'intérêt général et, d'autre part, la sauvegarde du droit au respect des biens. M. A... est dès lors fondé à se prévaloir de l'inconventionnalité des dispositions du dernier alinéa de l'article L. 113-6 du code des pensions militaires d'invalidité et des victimes de guerre, dans sa rédaction résultant du même article 49 de la loi du 13 juillet 2018, au regard des stipulations de l'article 1er du premier protocole additionnel.
8. Il résulte de tout ce qui précède, sans qu'il soit besoin de se prononcer sur la régularité du jugement et sur les autres moyens de la requête, et dès lors que l'effet dévolutif de l'appel n'appelle pas l'examen d'autres moyens soulevés par les parties, que M. A... est fondé à soutenir que c'est à tort que, par le jugement attaqué, le tribunal administratif de Paris a rejeté sa demande. Par conséquent, ce jugement doit être annulé ainsi que la décision du 7 juillet 2021 de la commission de recours de l'invalidité.
Sur les conclusions à fin d'injonction :
9. Eu égard à ses motifs, tenant à ce qu'une forclusion a été opposée à tort à M. A... et sans examen sur le fond de sa demande, l'exécution du présent arrêt implique seulement qu'en application des dispositions de l'article L. 911-2 du code de justice administrative, il soit enjoint au ministre des armées de procéder à un nouvel examen de la demande de M. A... dans un délai de deux mois à compter de la notification du présent arrêt.
Sur les frais liés à l'instance :
10. Il y a lieu, dans les circonstances de l'espèce, de mettre à la charge de l'Etat le versement d'une somme de 1 500 euros à M. A... en application des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
D É C I D E :
Article 1er : Le jugement du 15 mars 2023 du tribunal administratif de Paris et la décision du 7 juillet 2021 de la commission de recours de l'invalidité sont annulés.
Article 2 : Il est enjoint au ministre des armées de réexaminer la demande de M. A... dans un délai de deux mois à compter de la notification du présent arrêt.
Article 3 : L'Etat versera une somme de 1 500 euros à M. A... en application des dispositions l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Article 4 : Le surplus des conclusions de la requête est rejeté.
Article 5 : Le présent arrêt sera notifié à M. C... A... et au ministre des armées.
Délibéré après l'audience du 4 juillet 2024, à laquelle siégeaient :
- Mme Anne Menasseyre, présidente,
- Mme Cécile Vrignon-Villalba, présidente assesseure,
- Mme Jayer, première conseillère.
Rendu public par mise à disposition au greffe le 7 août 2024.
La rapporteure,
M-B...La présidente,
A. Menasseyre
Le greffier,
P. Tisserand
La République mande et ordonne au ministre des armées en ce qui le concerne ou à tous commissaires de justice à ce requis en ce qui concerne les voies de droit commun contre les parties privées, de pourvoir à l'exécution de la présente décision.
2
N° 23PA02178