Vu la procédure suivante :
Procédure contentieuse antérieure :
M. A... B... a demandé au tribunal administratif de Nouvelle-Calédonie de condamner l'Etat à lui verser une somme de 4 529 275 XPF en réparation du préjudice que lui ont causé ses conditions de détention au centre pénitentiaire de Nouméa.
Par un jugement n° 2100412 du 22 décembre 2022, le tribunal administratif de Nouvelle-Calédonie a condamné l'Etat à verser à M. B... une somme de 13 200 euros avec intérêts au taux légal à compter du 9 août 2021 et capitalisés, fixé le nombre d'unités de base dues à Me Kaigre, avocat de M. B..., à 2, et rejeté le surplus des conclusions de la requête.
Procédure devant la Cour :
Par une requête et un mémoire complémentaire enregistrés les 20 février 2023 et
29 mai 2024, M. A... B..., représenté par Me Kaigre, demande à la Cour, dans le dernier état de ses écritures :
1°) de réformer le jugement n° 2100412 du 22 décembre 2022 du tribunal administratif de Nouvelle-Calédonie en portant à 5 702 367 XPF le montant de la somme que l'Etat a été condamné à lui verser en réparation du préjudice moral résultant de ses conditions de détention ;
2°) d'assortir cette somme des intérêts au taux légal à compter de son recours administratif préalable et de la capitalisation des intérêts ;
3°) de mettre à la charge de l'Etat la somme de 140 000 XPF au titre de l'article
L.761-1 du code de la justice administrative.
Il soutient que :
- ses conditions de détention indignes constituent une faute de nature à engager la responsabilité de l'Etat ;
- le calcul retenu par le tribunal ne répond pas à l'obligation de motivation imposée par l'article L. 9 du code de justice administrative ;
- le jugement aurait dû se fonder sur le mode de calcul retenu par le Conseil d'Etat ;
- le préjudice présente un caractère continu et évolutif jusqu'au prononcé de la décision juridictionnelle.
Par un mémoire en défense et un appel incident enregistré le 9 février 2024, le garde des sceaux, ministre de la justice, conclut à la réformation du jugement n° 2100412 du 22 décembre 2022 du tribunal administratif de Nouvelle-Calédonie en tant qu'il a condamné l'Etat à verser à M. B... la somme de 13 200 euros et au rejet des conclusions de M. B... présentées en appel et en première instance.
Il soutient que :
- la période antérieure au 1er janvier 2017 est prescrite ;
- à titre principal, les conditions de détention du requérant ne sauraient être regardées comme caractérisant un traitement inhumain et dégradant au sens des stipulations de l'article 3 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales au regard de l'ensemble des critères permettant d'apprécier les conditions ;
- à titre subsidiaire, le montant de l'indemnité accordée au requérant par les premiers juges est plus élevé que le montant habituellement alloué.
Vu les autres pièces du dossier.
Vu :
- la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ;
- le code pénitentiaire ;
- la loi n° 68-1250 du 31 décembre 1968 ;
- la loi n° 2009-1436 du 24 novembre 2009 ;
- le code de justice administrative.
Les parties ont été régulièrement averties du jour de l'audience.
Ont été entendus, au cours de l'audience publique :
- le rapport de M. Gobeill, rapporteur,
- et les conclusions de M. Doré, rapporteur public.
Considérant ce qui suit :
1. M. B... a été incarcéré au centre pénitentiaire de Nouméa du le 5 juin 2017 au 16 février 2023, date de son transfert. Le 9 août 2021, il a saisi le garde des sceaux, ministre de la justice, d'une demande d'indemnisation du préjudice moral qu'il estimait avoir subi du fait de ses conditions de détention. Cette demande préalable a été implicitement rejetée et M. B... a saisi le tribunal administratif de Nouvelle-Calédonie, en sollicitant le versement d'une somme d'un montant de 4 529 275 XPF. M. B... relève appel du jugement du 22 décembre 2022 par lequel le tribunal administratif de Nouvelle-Calédonie a limité à 13 200 euros la somme qui lui a été accordée et demande, dans le dernier état de ses conclusions, que cette indemnité soit portée à la somme de 5 702 367 XPF. Par la voie de l'appel incident, le garde des sceaux, ministre de la justice, conclut à la réformation de ce jugement et au rejet des conclusions de M. B... présentées en appel et en première instance.
Sur la régularité du jugement attaqué :
2. Le moyen tiré de ce que le calcul retenu par le jugement ne répondrait pas à l'obligation de motivation prévue à l'article L. 9 du code de justice administrative n'est pas assorti des précisions permettant d'en apprécier le bien-fondé, le jugement mentionnant en tout état de cause l'ensemble des éléments sur lesquels les premiers juges se sont fondés pour retenir le montant des indemnités qu'ils ont accordées et étant ainsi suffisamment motivé.
Sur le bien-fondé du jugement attaqué :
En ce qui concerne la prescription quadriennale :
3. Aux termes de l'article 1er de la loi du 31 décembre 1968 relative à la prescription des créances sur l'État, les départements, les communes et les établissements publics susvisée : " Sont prescrites, au profit de l'État, des départements et des communes, sans préjudice des déchéances particulières édictées par la loi, et sous réserve des dispositions de la présente loi, toutes créances qui n'ont pas été payées dans un délai de quatre ans à partir du premier jour de l'année suivant celle au cours de laquelle les droits ont été acquis (...) ". Aux termes de l'article 2 de cette même loi " La prescription est interrompue par : / Toute demande de paiement ou toute réclamation écrite adressée par un créancier à l'autorité administrative, dès lors que la demande ou la réclamation a trait au fait générateur, à l'existence, au montant ou au paiement de la créance, alors même que l'administration saisie n'est pas celle qui aura finalement la charge du règlement. / Tout recours formé devant une juridiction, relatif au fait générateur, à l'existence, au montant ou au paiement de la créance, quel que soit l'auteur du recours et même si la juridiction saisie est incompétente pour en connaître, et si l'administration qui aura finalement la charge du règlement n'est pas partie à l'instance. (...). / Un nouveau délai de quatre ans court à compter du premier jour de l'année suivant celle au cours de laquelle a eu lieu l'interruption. Toutefois, si l'interruption résulte d'un recours juridictionnel, le nouveau délai court à partir du premier jour de l'année suivant celle au cours de laquelle la décision est passée en force de chose jugée ". Aux termes de l'article 3 de la même loi : " La prescription ne court ni contre le créancier qui ne peut agir, soit par lui-même ou par l'intermédiaire de son représentant légal, soit pour une cause de force majeure, ni contre celui qui peut être légitimement regardé comme ignorant l'existence de sa créance ou de la créance de celui qu'il représente légalement ". Aux termes du premier alinéa de son article 7: " L'administration doit, pour pouvoir se prévaloir, à propos d'une créance litigieuse, de la prescription prévue par la présente loi, l'invoquer avant que la juridiction saisie du litige au premier degré se soit prononcée sur le fond ".
4. Lorsque la responsabilité d'une personne publique est recherchée, les droits de créance invoqués en vue d'obtenir l'indemnisation des préjudices doivent être regardés comme acquis, au sens de ces dispositions, à la date à laquelle la réalité et l'étendue de ces préjudices ont été entièrement révélées, ces préjudices étant connus et pouvant être exactement mesurés. La créance indemnitaire relative à la réparation d'un préjudice présentant un caractère continu et évolutif doit être rattachée à chacune des années au cours desquelles ce préjudice a été subi. Dans ce cas, le délai de prescription de la créance relative à une année court, sous réserve des cas visés à l'article 3 précité, à compter du 1er janvier de l'année suivante, à la condition qu'à cette date le préjudice subi au cours de cette année puisse être mesuré.
5. M. B... ayant été incarcéré à compter du 5 juin 2017, le moyen tiré de ce que les sommes antérieures au 1er janvier 2017 sont prescrites, qui ne pouvait être invoqué pour la première fois en appel en application des dispositions de l'article 7 de la loi du 31 décembre 1968 rappelées plus haut, ne peut en tout état de cause qu'être écarté.
En ce qui concerne la responsabilité de l'Etat et l'évaluation du préjudice :
6. L'article 3 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales stipule que : " Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants ". Aux termes de l'article 22 de la loi pénitentiaire du 24 novembre 2009 : " L'administration pénitentiaire garantit à toute personne détenue le respect de sa dignité et de ses droits (...) ". Le code pénitentiaire, dans sa rédaction issue du décret n° 2022-479 du 30 mars 2022 portant partie réglementaire du code pénitentiaire, dispose, à l'article R. 321-1 que : " Chaque personne est détenue dans des conditions satisfaisantes d'hygiène et de salubrité, tant en ce qui concerne l'aménagement et l'entretien des bâtiments, le fonctionnement des services économiques et l'organisation du travail, que l'application des règles de propreté individuelle et la pratique des exercices physiques. ", à l'article R. 321-2 que : " Les locaux de détention et, en particulier, ceux qui sont destinés au logement des personnes détenues, doivent répondre aux exigences de l'hygiène, compte tenu du climat, quant au cubage d'air, à l'éclairage, au chauffage et à l'aération. " et à l'article R. 321-3 que : " Dans tout local où les personnes détenues séjournent, les fenêtres doivent être suffisamment grandes pour que celles-ci puissent lire et travailler à la lumière naturelle. L'agencement de ces fenêtres doit permettre l'entrée d'air frais. La lumière artificielle doit être suffisante pour permettre aux personnes détenues de lire ou de travailler sans altérer leur vue. / Les installations sanitaires doivent être propres et décentes. Elles doivent être réparties d'une façon convenable et leur nombre proportionné à l'effectif des personnes détenues. / Lorsqu'une cellule est occupée par plus d'une personne, un aménagement approprié de l'espace sanitaire est réalisé en vue d'assurer la protection de l'intimité des personnes détenues ".
7. En raison de la situation d'entière dépendance des personnes détenues vis-à-vis de l'administration pénitentiaire, l'appréciation du caractère attentatoire à la dignité des conditions de détention dépend notamment de leur vulnérabilité, appréciée compte tenu de leur âge, de leur état de santé, de leur personnalité et, le cas échéant, de leur handicap, ainsi que de la nature et de la durée des manquements constatés et eu égard aux contraintes qu'implique le maintien de la sécurité et du bon ordre dans les établissements pénitentiaires. Les conditions de détention s'apprécient au regard de l'espace de vie individuel réservé aux personnes détenues, de la promiscuité engendrée, le cas échéant, par la sur-occupation des cellules, du respect de l'intimité à laquelle peut prétendre tout détenu, dans les limites inhérentes à la détention, de la configuration des locaux, de l'accès à la lumière, de l'hygiène et de la qualité des installations sanitaires et de chauffage. Seules des conditions de détention qui porteraient atteinte à la dignité humaine, appréciées à l'aune de ces critères et des dispositions précitées du code pénitentiaire, révèlent l'existence d'une faute de nature à engager la responsabilité de la puissance publique. Une telle atteinte, si elle est caractérisée, est de nature à engendrer, par elle-même, un préjudice moral pour la personne qui en est la victime qu'il incombe à l'Etat de réparer. A conditions de détention constantes, le seul écoulement du temps aggrave l'intensité du préjudice subi.
8. M. B..., incarcéré du 5 juin 2017 au 16 février 2023, soutient que ses conditions de détention sont indignes, s'agissant notamment de la sur-occupation des cellules compte tenu en particulier de la durée quotidienne d'encellulement, de l'organisation de la détention dans des conteneurs qui ne sont pas prévus à cet effet, de l'absence de respect des règles sanitaires et de l'intimité des détenus, de l'accès limité à la lumière naturelle, de la présence d'animaux nuisibles et de moustiques dans les cellules et dans l'établissement, du manque de sécurité des installations électriques, de l'inadaptation des repas aux exigences des règles d'hygiène nutritionnelle, du caractère déplorable dans lequel sont organisées les visites familiales, de l'état des cours de promenade et des autres espaces collectifs ou encore du caractère déficient de l'accès aux soins médicaux.
9. Il résulte de l'instruction que des travaux ont été engagés, principalement à compter de l'année 2020, à la suite du rapport du contrôleur général des lieux de privation de liberté en 2019, afin d'assurer la rénovation du centre pénitentiaire. Ainsi que l'attestent en particulier les rapports de la mission des services pénitentiaires de l'outre-mer, ces travaux ont eu pour objet, s'agissant de l'année 2020, la pose des rideaux de douche et le changement des ampoules dans les cellules, s'agissant de l'année 2021, la réfection des parloirs, des cours de promenades, des blocs sanitaires dans plusieurs bâtiments, dont le plateau sportif et le bâtiment du centre de détention pour femmes, ce dernier n'ayant pas pu bénéficier à M. B..., s'agissant de l'année 2022, la construction d'une cellule de protection d'urgence près de l'unité sanitaire, l'installation de ventilateurs livrés en janvier 2023, la réfection de la cour de promenade de la maison d'arrêt des hommes, du préau devant le bâtiment d'accueil des familles, ainsi que des planchers, l'installation de moustiquaires et enfin la pose des fenêtres livrées en février 2023. Par ailleurs, ce n'est qu'en février 2022 que la mission des services pénitentiaires de l'outre-mer a sollicité le centre hospitalier de Nouméa pour se faire affecter un médecin addictologue, les détenus ayant pu bénéficier de permissions de sortie en attendant cette affectation. Outre que le garde des sceaux, ministre de la justice reconnait que les fautes de l'Etat invoquées par l'intéressé ont, pour la période allant jusqu'à la fin de l'année 2020, un degré suffisant de certitude, la nature et l'étalement dans le temps de ces travaux, dont les plus significatifs, compte tenu des griefs invoqués, n'ont pas été réalisés avant le courant de l'année 2022 voire n'ont été livrés qu'en 2023, ne permettent de regarder comme contestables les fautes de l'Etat et le préjudice qui en est résulté qu'à partir du 1er janvier 2023, excepté toutefois, à partir de cette dernière date, pour la période d'une journée pendant laquelle M. B... a été détenu dans une cellule dans laquelle il n'a pu bénéficier d'un espace individuel supérieur à 4 m² compte tenu de la présence des espaces sanitaires, en particulier dans la cellule qu'il a partagée avec des codétenus. Il convient toutefois de tenir compte des périodes durant lesquelles M. B... a occupé seul sa cellule et bénéficié d'un espace supérieur à 8 mètres carrés et correspondant au demeurant à des périodes d'isolement, durant lesquelles il n'a subi aucun préjudice, soit un total de 5 jours.
10. Il résulte de ce qui précède que les conditions de la détention du requérant au sein du centre pénitentiaire de Nouméa constituent, eu égard à leur nature et à leur durée, une épreuve qui excède les conséquences inhérentes à la détention et qui caractérisent une atteinte à la dignité humaine constitutive d'une faute engendrant, par elle-même, un préjudice moral qu'il incombe à l'Etat de réparer. Compte-tenu de la nature des manquements relevés et de leur durée, M. B... peut se prévaloir d'un préjudice de 28 000 euros, tous intérêts compris, correspondant, dans les circonstances de l'espèce, à un préjudice de 200 euros mensuels pour l'année 2017, augmenté de 100 euros pour chacune des années suivantes.
11. Il résulte de ce qui précède que M. B... est fondé à soutenir que c'est à tort que le tribunal administratif de Nouvelle-Calédonie a limité à la somme de 13 200 euros l'appréciation de son indemnité à raison du préjudice résultant de ses conditions de détention. Il y a lieu de porter cette somme à 28 000 euros, tous intérêts compris, et de réformer l'article 1er du jugement contesté en ce qu'il a de contraire au présent arrêt.
Sur les frais liés à l'instance :
12. Il y a lieu, dans les circonstances de l'espèce, de mettre à la charge de l'Etat la somme de 750 euros en application des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
DECIDE :
Article 1er : La somme de 13 200 euros que l'Etat a été condamné par le jugement du 22 décembre 2022 du tribunal administratif de Nouvelle-Calédonie à verser à M. B... est portée à 28 000 euros, tous intérêts compris.
Article 2 : Ce jugement est réformé en ce qu'il a de contraire à l'article 1er.
Article 3 : L'Etat (ministère de la justice) versera la somme de 750 euros à M. B... au titre des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Article 4 : Le surplus des conclusions des parties est rejeté.
Article 5 : Le présent arrêt sera notifié à M. A... B... et au garde des sceaux, ministre de la justice.
Délibéré après l'audience du 6 juin 2024, à laquelle siégeaient :
- M. Lapouzade, président de chambre,
- Mme Jasmin-Sverdlin, première conseillère,
- M. Gobeill, premier conseiller.
Rendu public par mise à disposition au greffe, le11 juillet 2024.
Le rapporteur,
J-F. GOBEILLLe président,
J. LAPOUZADE
La greffière,
C. POVSE
La République mande et ordonne au garde des sceaux, ministre de la justice en ce qui le concerne, ou à tous commissaires de justice à ce requis en ce qui concerne les voies de droit commun contre les parties privées, de pourvoir à l'exécution de la présente décision.
N° 23PA00757 2