Vu la procédure suivante :
Procédure contentieuse antérieure :
La société Air France a demandé au tribunal administratif de Paris d'annuler la décision R/17-0450 du 19 novembre 2018 par laquelle le ministre de l'intérieur lui a infligé une amende de 15 000 euros sur le fondement de l'article L. 625-7 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile ou de la décharger du paiement de l'amende.
Par un jugement n° 1901507/3-3 du 30 novembre 2021, le tribunal administratif de Paris a rejeté sa demande.
Procédure devant la Cour :
Par une requête et un mémoire, enregistrés le 31 janvier 2022 et le 6 octobre 2022, la société Air France, représentée par Me Pradon, demande à la Cour :
1°) d'annuler ce jugement ;
2°) d'annuler cette décision ou de la décharger du paiement de l'amende ;
3°) à titre subsidiaire, d'ordonner au ministre de l'intérieur et des outre-mer la production de tout procès-verbal se rapportant au vol AF 1196 du 16 mai 2017 et/ou au passager en cause et, dans l'attente, de renvoyer l'affaire à une date ultérieure ;
4°) de mettre à la charge de l'Etat le versement de la somme de 4 000 euros sur le fondement de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Elle soutient que :
- il appartient au ministre de l'intérieur de rapporter la preuve que le comportement du passager ne présentait aucun danger pour la sécurité ou la salubrité à bord ;
- les pièces communiquées par le ministre ne permettent pas d'apporter cette preuve et de démontrer un usage abusif de son pouvoir par le commandant de bord dans sa décision de débarquer le passager ;
- le fait que le procès-verbal du 16 mai 2017 ne mentionne pas le comportement du passager ni n'indique s'il a accepté ou non son réacheminement ne signifie pas qu'il l'ait accepté ;
- le ministre de l'intérieur ne saurait lui opposer l'absence d'escorte privée dès lors que cette dernière ne dispose pas des pouvoirs de police nécessaires permettant, seuls, d'obliger un passager refoulé ou non admis à monter à bord d'un avion et de respecter la sécurité à bord ; notamment, la loi n° 2016-274 du 7 mars 2016 n'a pas conféré aux compagnies aériennes ou aux commandants de bord de tels pouvoirs ;
- l'absence de caractère dissuasif, pour le passager en cause, de la sanction pénale de trois ans d'emprisonnement prévue à l'article L. 624-1 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile pour l'infraction de refus de quitter le territoire français démontre l'inutilité d'une escorte privée.
Par un mémoire en défense, enregistré le 27 septembre 2022, le ministre de l'intérieur et des outre-mer conclut au rejet de la requête.
Il soutient que les moyens de la requête ne sont pas fondés.
Vu les autres pièces du dossier.
Vu :
- la convention d'application de l'accord de Schengen du 14 juin 1985, signée le 19 juin 1990 ;
- la directive 2001/51/CE du Conseil du 28 juin 2001 ;
- le règlement (CE) n° 859/2008 de la Commission du 20 août 2008 ;
- le code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile ;
- le code des transports ;
- la décision n° 2021-940 QPC du 15 octobre 2021 du Conseil constitutionnel ;
- le code de justice administrative.
Les parties ont été régulièrement averties du jour de l'audience.
Ont été entendus au cours de l'audience publique :
- le rapport de M. Mantz,
- les conclusions de Mme Jayer, rapporteure publique.
Considérant ce qui suit :
1. Par une décision R/17-0450 du 19 novembre 2018, le ministre de l'intérieur a infligé à la société Air France, sur le fondement de l'article L. 625-7 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile, une amende de 15 000 euros pour avoir manqué à son obligation de réacheminer un passager de nationalité sri-lankaise qu'elle avait débarqué sur le territoire français le 27 avril 2017 en provenance de Casablanca, alors que ce passager avait fait l'objet d'une décision de refus d'entrée sur le territoire français le même jour. La société Air France relève appel du jugement du 30 novembre 2021 par lequel le tribunal administratif de Paris a rejeté sa demande tendant à l'annulation de cette décision.
Sur le cadre juridique :
2. D'une part, en application de l'article 26 de la convention d'application de l'accord de Schengen signée le 19 juin 1990, les États signataires se sont engagés à instaurer l'obligation pour les entreprises de transport de " reprendre en charge sans délai " les personnes étrangères dont l'entrée sur le territoire de ces États a été refusée et de les ramener vers un État tiers. Selon l'article 3 de la directive 2001/51/CE du 28 juin 2001 complétant les stipulations précitées, les Etats membres prennent les mesures nécessaires pour imposer aux transporteurs l'obligation de trouver immédiatement le moyen de réacheminer les ressortissants de pays tiers dont l'entrée dans l'espace Schengen est refusée. L'article L. 213-4 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile alors applicable, pris pour la transposition de cette directive, devenu l'article L. 333-3, dispose : " Lorsque l'entrée en France est refusée à un étranger non ressortissant d'un Etat membre de l'Union européenne, l'entreprise de transport aérien ou maritime qui l'a acheminé est tenue de ramener sans délai, à la requête des autorités chargées du contrôle des personnes à la frontière, cet étranger au point où il a commencé à utiliser le moyen de transport de cette entreprise, ou, en cas d'impossibilité, dans l'Etat qui a délivré le document de voyage avec lequel il a voyagé ou en tout autre lieu où il peut être admis ". Le 1 de l'article L. 625-7 du même code, dans sa rédaction alors applicable, déclaré conforme à la Constitution par le Conseil constitutionnel par sa décision n° 2021-940 QPC du 15 octobre 2021 et devenu l'article L. 821-10, prévoit qu'est punie d'une amende d'un montant maximal de 30 000 euros " L'entreprise de transport aérien ou maritime qui ne respecte pas les obligations fixées aux articles L. 213-4 à L. 213-6 ".
3. D'autre part, aux termes de l'article L. 6522-3 du code des transports : " Le commandant de bord a autorité sur toutes les personnes embarquées. Il a la faculté de débarquer toute personne parmi l'équipage ou les passagers, ou toute partie du chargement, qui peut présenter un danger pour la sécurité, la santé, la salubrité ou le bon ordre à bord de l'aéronef ". Aux termes de l'annexe III au règlement n° 859/2008 de la Commission du 20 août 2008 modifiant le règlement n° 3922/91 du Conseil en ce qui concerne les règles techniques et procédures administratives communes applicables au transport commercial par avion, alors en vigueur : " OPS 1085. Responsabilité de l'équipage / Le commandant de bord (...) a le droit de refuser de transporter des passagers non admis, des personnes expulsées ou des personnes en état d'arrestation si leur transport présente un risque quelconque pour la sécurité de l'avion ou de ses occupants. (...) OPS 1265. Transport de passagers non admissibles, refoulés ou de personnes en détention. / L'exploitant doit établir des procédures pour le transport de passagers non admissibles, refoulés ou de personnes en détention afin d'assurer la sécurité de l'avion et de ses occupants. Le transport d'une de ces personnes doit être notifié au commandant de bord ".
4. Il résulte de ces dispositions et, s'agissant de celles de l'article L. 213-4 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile, de l'interprétation donnée par le Conseil constitutionnel dans sa décision n° 2021-940 QPC du 15 octobre 2021, que les entreprises de transport aérien sont tenues d'assurer sans délai, à la requête des services de police aux frontières, la prise en charge et le transport des personnes de nationalité étrangère non admises sur le territoire français. Elles doivent établir des procédures internes permettant d'assurer la sécurité des aéronefs et de leurs occupants lors du transport de passagers non admissibles ou refoulés, sans que les en dispense la faculté donnée au commandant de bord par l'article
L. 6522-3 du code des transports de débarquer toute personne présentant un danger pour la sécurité, la santé, la salubrité ou le bon ordre à bord de l'aéronef. Ces dispositions n'ont toutefois ni pour objet, ni pour effet de mettre à la charge de ces entreprises une obligation de surveiller la personne devant être réacheminée ou d'exercer sur elle une contrainte, de telles mesures relevant de la seule compétence des autorités de police.
5. Pour déterminer s'il y a lieu de sanctionner l'entreprise de transport et fixer le montant de la sanction prévue par l'article L. 625-7 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile, l'administration doit prendre en compte, notamment, le comportement du passager et les diligences accomplies par l'entreprise pour respecter ses obligations, au nombre desquelles figure la mise en place de procédures de réacheminement. Mais l'impossibilité dûment établie de réacheminer le passager en raison de son comportement et des exigences de la sécurité à bord, alors qu'il n'incombe pas au transporteur de pourvoir à la surveillance de l'intéressé et qu'il ne lui appartient pas d'exercer sur lui une contrainte, constitue une circonstance exonératoire.
Sur le bien-fondé de l'amende :
6. Il résulte de l'instruction que les services de la police aux frontières de l'aéroport de Roissy-Charles de Gaulle ont requis, le 12 mai 2017, la compagnie aérienne Air France pour assurer sans délai, par un vol prévu le 16 mai 2017 à 15 heures 05 ou par tout autre moyen, le réacheminement vers Casablanca de M. A..., de nationalité sri-lankaise, ayant fait l'objet d'un refus d'admission sur le territoire français le 27 avril 2017. Par deux procès-verbaux du
16 mai 2017 à 13 heures 30 et 16 heures, les mêmes services ont constaté le défaut de réacheminement de M. A..., après que le commandant de bord eut pris la décision de le débarquer, en indiquant comme motif du refus : " sécurité à bord / sûreté ". Cette dernière motivation doit être regardée comme signifiant que le commandant de bord a pris la décision de débarquer M. A... au regard des risques présentés par celui-ci pour la sécurité et la sûreté à bord de l'aéronef.
7. Il résulte de l'instruction qu'un billet avait été émis et un siège réservé pour le passager, dont c'était la dixième tentative de réacheminement. Si le ministre soutient que la compagnie ne justifie pas que le passager aurait manifesté un comportement agité ou violent pouvant amener légitimement le commandant de bord à refuser son embarquement, il ne ressort d'aucun élément du dossier que la décision de ce dernier de débarquer l'intéressé aurait été prise pour un motif autre que celui mentionné au point 6. Par suite, la société est fondée à demander, dans les circonstances de l'espèce, l'annulation de la sanction qui lui a été infligée et la décharge du paiement de l'amende.
8. Il résulte de ce qui précède que la société Air France est fondée à soutenir, sans qu'il soit besoin d'ordonner la mesure d'instruction sollicitée, que c'est à tort que, par le jugement attaqué, le tribunal administratif de Paris a rejeté sa demande tendant à l'annulation de la décision du ministre de l'intérieur du 19 novembre 2018 lui infligeant une amende de 15 000 euros.
Sur les frais liés au litige :
9. Il y a lieu, dans les circonstances de l'espèce, de mettre à la charge de l'Etat la somme de 1 500 euros au titre des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
DECIDE :
Article 1er : Le jugement n° 1901507/3-3 du 30 novembre 2021 du tribunal administratif de Paris et la décision R/17-0450 du 19 novembre 2018 du ministre de l'intérieur sont annulés.
Article 2 : L'Etat versera à la société Air France une somme de 1 500 euros sur le fondement de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Article 3 : Le présent arrêt sera notifié à la société Air France et au ministre de l'intérieur et des outre-mer.
Délibéré après l'audience du 29 juin 2023, à laquelle siégeaient :
- Mme Heers, présidente,
- Mme Briançon, présidente-assesseure,
- M. Mantz, premier conseiller.
Rendu public par mise à disposition au greffe le 17 juillet 2023.
Le rapporteur,
P. MANTZ
La présidente,
M. HEERS
La greffière,
V. BREME
La République mande et ordonne au ministre de l'intérieur et des outre-mer en ce qui le concerne ou à tous commissaires de justice à ce requis en ce qui concerne les voies de droit commun contre les parties privées, de pourvoir à l'exécution de la présente décision.
N° 22PA00442 2