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30/06/2023 | FRANCE | N°22PA04961

France | France, Cour administrative d'appel de Paris, 4ème chambre, 30 juin 2023, 22PA04961


Vu la procédure suivante :

Procédure contentieuse antérieure :

Mme A... B... a demandé au tribunal administratif de la Polynésie française d'une part, d'annuler la décision du 20 janvier 2022 par laquelle le Comité d'indemnisation des victimes des essais nucléaires (CIVEN) a rejeté sa demande d'indemnisation présentée en qualité de victime des essais nucléaires et, d'autre part, de condamner l'Etat à réparer ses préjudices.

Par un jugement n° 2200136 du 29 septembre 2022, le tribunal administratif de la Polynésie française a rejeté sa demande.

Procédure devant la Cour :

Par une requête enregistrée le 22 novembre 2022, Mme A... B..., ...

Vu la procédure suivante :

Procédure contentieuse antérieure :

Mme A... B... a demandé au tribunal administratif de la Polynésie française d'une part, d'annuler la décision du 20 janvier 2022 par laquelle le Comité d'indemnisation des victimes des essais nucléaires (CIVEN) a rejeté sa demande d'indemnisation présentée en qualité de victime des essais nucléaires et, d'autre part, de condamner l'Etat à réparer ses préjudices.

Par un jugement n° 2200136 du 29 septembre 2022, le tribunal administratif de la Polynésie française a rejeté sa demande.

Procédure devant la Cour :

Par une requête enregistrée le 22 novembre 2022, Mme A... B..., représentée par Me Usang, demande à la Cour :

1°) d'annuler ce jugement ;

2°) d'annuler cette décision ;

3°) de condamner l'Etat à lui verser une somme de 30 000 000 de francs CFP au titre des préjudices subis ;

4°) d'ordonner une expertise médicale en vue d'évaluer ses préjudices ;

5°) à titre subsidiaire de lui verser, à titre de provision, une somme de 20 000 000 francs CFP à valoir sur les préjudices subis ;

6°) de mettre à la charge du CIVEN la somme de 250 000 francs CFP au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Elle soutient que :

- elle répond aux conditions de temps, de lieu et de pathologie posées par la loi du 5 janvier 2010 ;

- le CIVEN, en lui opposant qu'elle a reçu une dose interne et externe inférieure à

1 (millisievert) mSv, n'apporte pas la preuve de ce que sa maladie résulterait d'une cause exclusivement étrangère aux rayons ionisants des essais nucléaires ;

- le CIVEN ne peut se prévaloir des dispositions du 3° de l'article L.1333-2 ni de l'article R.1333-11 du code de la santé publique dès lors que ces dispositions ne sont pas applicables en Polynésie française ;

- les doses d'exposition inférieures à 1 mSv qui lui sont opposées ne reposent sur aucune preuve scientifique, alors que le tableau communiqué le 4 novembre 2016 par le chef du département de suivi des centres d'expérimentations nucléaires, le rapport du ministère de la défense sur la dimension radiologique des essais nucléaires français en Polynésie et le rapport de la commission de recherche et d'information indépendante sur la radioactivité (CRIIRAD) publié en 2006 démontrent que les doses reçues par la population polynésienne ont largement dépassé cette limite ; le rapport de l'institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN) de 2014 relève que le taux d'irradiation était de 6 mSv au sommet du mont Taitaa à Tubuai (Australes) en 2013 et que la concentration des isotopes 238, 239 et 240 du plutonium restent stables dans le temps ; de plus, une enquête journalistique et une enquête de l'institut national de de la santé et de la recherche médicale (INSERM) tendent à démontrer que les populations polynésiennes ont été exposées à des rayons ionisants à des doses bien supérieures à 1 mSv ;

- les données du rapport de l'Agence internationale pour l'énergie atomique ne sont pas irréfutables dès lors que cette dernière ne donne aucune garantie et n'assume aucune responsabilité en ce qui concerne les données contenues dans son rapport " la dimension radiologique des essais nucléaires français " ; ainsi la méthode retenue par le CIVEN est contestable ;

- le CIVEN prend des décisions incohérentes en traitant différemment des personnes placées dans la même situation.

Par un mémoire en défense, enregistré le 4 janvier 2023, le CIVEN conclut, à titre principal au rejet de la requête, et à titre subsidiaire, à ce qu'une expertise médicale soit ordonnée en vue de l'évaluation des préjudices subis.

Il soutient que les moyens de la requête ne sont pas fondés.

Par un mémoire distinct, enregistré le 16 janvier 2023, Mme B..., représentée par

Me Usang, demande à la Cour de transmettre au Conseil d'État la question de la conformité aux droits et libertés que la Constitution garantit des dispositions du V de l'article 4 de la loi

n° 2010-2 du 5 janvier 2010 modifiée par la loi du 28 février 2017 relative à la reconnaissance et à l'indemnisation des victimes des essais nucléaires français.

Elle soutient que ces dispositions, applicables au litige, méconnaissent le principe de responsabilité.

Par des observations en réponse à la question prioritaire de constitutionnalité, enregistrées le 10 mars 2023, le CIVEN demande à la Cour de ne pas faire droit à la transmission demandée.

Il soutient que :

- les dispositions contestées ne sont pas applicables au litige ;

- la question est dépourvue de caractère sérieux.

Vu les autres pièces du dossier.

Vu :

- la Constitution ;

- l'ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958, modifiée par la loi organique

n° 2009-1523 du 10 décembre 2009, portant loi organique sur le Conseil constitutionnel ;

- la décision du Conseil constitutionnel n° 2021-955 QPC du 10 décembre 2021 ;

- le code de la santé publique ;

- la loi n° 2010-2 du 5 janvier 2010 ;

- la loi n° 2017-256 du 28 février 2017 ;

- la loi n° 2018-1317 du 28 décembre 2018 ;

- la loi n° 2020-734 du 17 juin 2020 ;

- le décret n° 2014-1049 du 15 septembre 2014 ;

- le code de justice administrative.

Les parties ont été régulièrement averties du jour de l'audience.

Ont été entendus au cours de l'audience publique :

- le rapport de Mme Heers, présidente,

- les conclusions de Mme Jayer, rapporteure publique.

Considérant ce qui suit :

1. Mme B... a présenté, le 21 avril 2021, une demande d'indemnisation en qualité de victime des essais nucléaires devant le Comité d'indemnisation des victimes des essais nucléaires (CIVEN). Par une décision du 20 janvier 2022, le CIVEN a rejeté sa demande, au motif que l'intéressée avait été exposée à des doses efficaces engagées inférieures au seuil de

1 mSv. Mme B... relève appel du jugement du 29 septembre 2022 par lequel le tribunal administratif de la Polynésie française a rejeté sa demande d'indemnisation.

Sur la question prioritaire de constitutionnalité :

2. Aux termes de l'article 61-1 de la Constitution : " Lorsque, à l'occasion d'une instance en cours devant une juridiction, il est soutenu qu'une disposition législative porte atteinte aux droits et libertés que la Constitution garantit, le Conseil constitutionnel peut être saisi de cette question sur renvoi du Conseil d'État ou de la Cour de cassation qui se prononce dans un délai déterminé. Une loi organique détermine les conditions d'application du présent article ".

3. Aux termes de l'article 23-1 de l'ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958 portant loi organique sur le Conseil constitutionnel, modifiée par la loi organique du 10 décembre 2009 relative à l'application de l'article 61-1 de la Constitution : " Devant les juridictions relevant du Conseil d'État (...), le moyen tiré de ce qu'une disposition législative porte atteinte aux droits et libertés garantis par la Constitution est, à peine d'irrecevabilité, présenté dans un écrit distinct et motivé. Un tel moyen peut être soulevé pour la première fois en cause d'appel. Il ne peut être relevé d'office ". Aux termes de l'article 23-2 de la même ordonnance : " La juridiction statue sans délai par une décision motivée sur la transmission de la question prioritaire de constitutionnalité au Conseil d'État ou à la Cour de cassation. Il est procédé à cette transmission si les conditions suivantes sont remplies : / 1° La disposition contestée est applicable au litige ou à la procédure, ou constitue le fondement des poursuites ; / 2° Elle n'a pas déjà été déclarée conforme à la Constitution dans les motifs et le dispositif d'une décision du Conseil constitutionnel, sauf changement des circonstances ; / 3° La question n'est pas dépourvue de caractère sérieux ". Il résulte de ces dispositions que le juge administratif, saisi d'un moyen tiré de ce qu'une disposition législative porte atteinte aux droits et libertés garantis par la Constitution, présenté dans un écrit distinct et motivé, procède à la transmission de la question prioritaire de constitutionnalité au Conseil d'État si est remplie la triple condition que la disposition contestée soit applicable au litige ou à la procédure, qu'elle n'ait pas déjà été déclarée conforme à la Constitution dans les motifs et le dispositif d'une décision du Conseil constitutionnel, sauf changement des circonstances, et que la question ne soit pas dépourvue de caractère sérieux.

4. Aux termes de l'article 4 de la loi du 5 janvier 2010 : " (...) V. - Ce comité examine si les conditions sont réunies. Lorsqu'elles le sont, l'intéressé bénéficie d'une présomption de causalité, à moins qu'il ne soit établi que la dose annuelle de rayonnements ionisants dus aux essais nucléaires français reçue par l'intéressé a été inférieure à la limite de dose efficace pour l'exposition de la population à des rayonnements ionisants fixée dans les conditions prévues au 3° de l'article L. 1333-2 du code de la santé publique. / Le comité procède ou fait procéder à toute investigation scientifique ou médicale utile, sans que puisse lui être opposé le secret professionnel. / Il peut requérir de tout service de l'Etat, collectivité publique, organisme gestionnaire de prestations sociales ou assureur communication de tous renseignements nécessaires à l'instruction de la demande. Ces renseignements ne peuvent être utilisés à d'autres fins que cette dernière. / Les membres du comité et les agents désignés pour les assister doivent être habilités, dans les conditions définies pour l'application de l'article 413-9 du code pénal, à connaître des informations visées aux alinéas précédents. / Dans le cadre de l'examen des demandes, le comité respecte le principe du contradictoire. Le demandeur peut être assisté par une personne de son choix. "

5. Aux termes de l'article 4 de la Déclaration de 1789 : " La liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui ". Il résulte de ces dispositions qu'en principe, tout fait quelconque de l'homme qui cause à autrui un dommage oblige celui par la faute duquel il est arrivé à le réparer. La faculté d'agir en responsabilité met en œuvre cette exigence constitutionnelle. Toutefois, cette dernière ne fait pas obstacle à ce que le législateur aménage, pour un motif d'intérêt général, les conditions dans lesquelles la responsabilité peut être engagée. Il peut ainsi, pour un tel motif, apporter à ce principe des exclusions ou des limitations à condition qu'il n'en résulte pas une atteinte disproportionnée aux droits des victimes d'actes fautifs ainsi qu'au droit à un recours juridictionnel effectif qui découle de l'article 16 de la Déclaration de 1789.

6. Mme B... soutient que les dispositions précitées du V de l'article 4 de la loi

n° 2010-2 du 5 janvier 2010 seraient contraires au principe de responsabilité dès lors qu'elles s'opposeraient à une réparation intégrale du préjudice des victimes des essais nucléaires français. Toutefois, les dispositions de la loi du 5 janvier 2010, qui instaurent un régime d'indemnisation fondé sur la solidarité nationale, ne font pas obstacle à une action en responsabilité fondée sur la faute. Dès lors, le grief tiré de la méconnaissance du principe de responsabilité doit être écarté.

7. Il résulte de tout ce qui précède que la question prioritaire de constitutionnalité invoquée est dépourvue de caractère sérieux. Il n'y a pas lieu, par suite, de la transmettre au Conseil d'Etat.

Sur le bien-fondé du jugement :

8. Aux termes de l'article 1er de la loi du 5 janvier 2010 relative à la reconnaissance et à l'indemnisation des victimes des essais nucléaires français : " I. Toute personne souffrant d'une maladie radio-induite résultant d'une exposition à des rayonnements ionisants dus aux essais nucléaires français et inscrite sur une liste fixée par décret en Conseil d'Etat conformément aux travaux reconnus par la communauté scientifique internationale peut obtenir réparation intégrale de son préjudice dans les conditions prévues par la présente loi./II. Si la personne est décédée, la demande de réparation peut être présentée par ses ayants droit. (...) ". Aux termes de l'article 2 de cette même loi : " La personne souffrant d'une pathologie radio-induite doit avoir résidé ou séjourné : / 1° Soit entre le 13 février 1960 et le 31 décembre 1967 au Centre saharien des expérimentations militaires, ou entre le 7 novembre 1961 et le 31 décembre 1967 au Centre d'expérimentations militaires des oasis ou dans les zones périphériques à ces centres ; / 2° Soit entre le 2 juillet 1966 et le 31 décembre 1998 en Polynésie française. / (...) ". Aux termes du I de l'article 4 de la même loi : " I. - Les demandes individuelles d'indemnisation sont soumises au comité d'indemnisation des victimes des essais nucléaires (...) " En vertu du V du même article 4, dans sa rédaction résultant de l'article 113 de la loi du 28 février 2017 de programmation relative à l'égalité réelle outre-mer et portant autres dispositions en matière sociale et économique, dont les dispositions sont applicables aux instances en cours à la date de son entrée en vigueur, soit le lendemain de la publication de la loi au Journal officiel de la République française : " V. - Ce comité examine si les conditions de l'indemnisation sont réunies. Lorsqu'elles le sont, l'intéressé bénéficie d'une présomption de causalité (...) ". Le V de l'article 4, dans sa rédaction issue de l'article 232 de la loi du 28 décembre 2018 de finances pour 2019, dispose : " Ce comité examine si les conditions sont réunies. Lorsqu'elles le sont, l'intéressé bénéficie d'une présomption de causalité, à moins qu'il ne soit établi que la dose annuelle de rayonnements ionisants dus aux essais nucléaires français reçue par l'intéressé a été inférieure à la limite de dose efficace pour l'exposition de la population à des rayonnements ionisants fixée dans les conditions prévues au 3° de l'article L. 1333-2 du code de la santé publique ".

9. En premier lieu, il résulte de l'instruction que Mme B... a présenté sa demande d'indemnisation en qualité de victime des essais nucléaires devant le CIVEN le

21 avril 2021, soit après l'entrée en vigueur de la loi du 28 décembre 2018. Dès lors, celle-ci doit être examinée au regard des dispositions de la loi du 5 janvier 2010 dans sa version issue de la loi n° 2018-1317 du 28 décembre 2018. Par suite, le moyen tiré de ce que le CIVEN devait rapporter la preuve de ce que le cancer de l'intéressée résulte d'une cause exclusivement étrangère aux rayons ionisants des essais nucléaires est inopérant dès lors que cette preuve ne doit être rapportée que sous l'empire de la loi du 5 janvier 2010 dans sa version issue de la loi du 28 février 2017, qui n'est pas applicable au litige.

10. En deuxième lieu, la requérante reprend en appel ses moyens tirés, d'une part, de ce que les dispositions du code de la santé publique ne sont pas applicables en Polynésie française, et d'autre part, de ce que la méthodologie retenue par le CIVEN est contestable. Elle ajoute sur ce dernier point que les données du rapport de l'Agence internationale pour l'énergie atomique (AIEA) ne sont pas irréfutables dès lors qu'elle mentionne, en avant-propos de son rapport intitulé " la dimension radiologique des essais nucléaires français ", qu'elle " ne donne aucune garantie et n'assume aucune responsabilité en ce qui concerne la précision, la qualité ou l'authenticité de la traduction/de la publication/de l'impression du présent document et n'accepte aucune responsabilité pour toute perte ou tout dommage, direct ou indirect, consécutif ou autre, de quelque façon qu'il soit causé. ". La requérante ajoute également qu'une étude de l'INSERM ainsi qu'une étude journalistique tendent à démontrer que les populations polynésiennes ont été exposées à des rayonnements ionisants supérieurs à 1 mSv. Toutefois, d'une part, et ainsi que l'ont relevé les premiers juges, la circonstance que le code de la santé publique ne s'applique pas en Polynésie française est sans incidence sur la possibilité pour le législateur d'y renvoyer pour définir, dans le cadre du régime d'indemnisation national organisé par la loi du 5 janvier 2010, la dose limite d'exposition aux rayonnements ionisants en deçà de laquelle le CIVEN peut renverser la présomption de causalité dont bénéficie le demandeur satisfaisant aux conditions de lieu, de temps et de pathologie fixées par la loi. D'autre part, ni la précaution d'usage formulée par l'AIEA dans son rapport, que l'on retrouve dans de nombreux ouvrages, ni les enquêtes journalistiques ou de l'INSERM, cette dernière n'étant au demeurant pas produite, ne sont en l'espèce de nature à remettre en cause la méthode retenue par le CIVEN, et l'appréciation qu'en ont faite les premiers juges.

11. En troisième lieu, Mme B... ne peut se prévaloir des décisions rendues par l'administration sur des demandes émises par d'autres demandeurs dès lors qu'elle n'établit pas que les personnes auxquelles elle se compare se seraient trouvées dans une situation strictement identique à la sienne.

12. En quatrième lieu, ainsi qu'il a été dit ci-dessus, il résulte des dispositions de la loi du 5 janvier 2010 que le législateur a entendu, dès lors qu'un demandeur satisfait aux conditions de temps, de lieu et de pathologie prévues par l'article 2 de la loi du 5 janvier 2010 modifiée, le faire bénéficier de la présomption de causalité entre l'exposition aux rayonnements ionisants dus aux essais nucléaires français et la survenance de sa maladie. Cette présomption ne peut être renversée que si l'administration établit que la dose annuelle de rayonnements ionisants dus aux essais nucléaires français reçue par l'intéressée a été inférieure à la limite de 1 mSv. A cet égard, la requérante ne peut utilement soutenir que les dispositions du 3° de l'article L. 1333-2 et de l'article R. 1333-11 du code de la santé publique, en vertu desquelles est fixée cette limite, ne sont pas applicables en Polynésie française dès lors que la demande d'indemnisation n'est pas examinée en application de ces dispositions mais de celles de la loi du 5 janvier 2010. Si, pour le calcul de la dose reçue, l'administration peut utiliser les résultats des mesures de surveillance de la contamination tant interne qu'externe des personnes exposées, qu'il s'agisse de mesures individuelles ou collectives en ce qui concerne la contamination externe, il lui appartient de vérifier, avant d'utiliser ces résultats, que les mesures de surveillance de la contamination interne et externe ont, chacune, été suffisantes au regard des conditions concrètes d'exposition de l'intéressée. En l'absence de mesures de surveillance de la contamination interne ou externe et en l'absence de données relatives au cas des personnes se trouvant dans une situation comparable à celle du demandeur du point de vue du lieu et de la date de séjour, il appartient à l'administration de vérifier si, au regard des conditions concrètes d'exposition de l'intéressée précisées ci-dessus, de telles mesures auraient été nécessaires. Si tel est le cas, l'administration ne peut être regardée comme rapportant la preuve de ce que la dose annuelle de rayonnements ionisants dus aux essais nucléaires français reçue par l'intéressée a été inférieure à la limite de 1 mSv.

13. Il résulte de l'instruction que Mme B..., née le 15 mars 1975 à Nouméa en Nouvelle Calédonie, a résidé à Papeete de 1978 à 1986, à Pirae (île de Tahiti) de 1986 à 1996, à Taiohae (île de Nuku-Hiva, aux Marquises) de 1997 à 2006 puis de nouveau à Pirae depuis 2006, remplit les conditions de lieu et de période posées à l'article 2 de la loi du 5 janvier 2010. Par ailleurs, la pathologie dont elle souffre figure sur la liste annexée au décret du

15 septembre 2014. Elle bénéficie donc d'une présomption de causalité entre l'exposition aux rayonnements ionisants dus aux essais nucléaires français et la survenue de sa maladie.

14. Le CIVEN, pour renverser cette présomption, fait valoir que le niveau d'exposition de Mme B... durant son séjour en Polynésie était inférieur à la limite de dose engagée réglementairement fixée en se référant au calcul de la dose efficace engagée, validé par l'agence internationale de l'énergie atomique (AIEA). Le CIVEN produit à ce titre le rapport de la mission organisée par l'AIEA de septembre 2009 à juillet 2010 pour l'examen, par des experts internationaux, de l'étude intitulée " la dimension radiologique des essais nucléaires français en Polynésie " par laquelle le commissariat à l'énergie atomique (CEA) a procédé en 2006 à la reconstitution des doses reçues par la population lors des essais nucléaires atmosphériques effectués de 1966 à 1974. Ce rapport analyse avec une grande précision, pour les différents sites, la méthodologie utilisée par le CEA pour calculer des doses d'exposition reconstituées à partir des données issues de la surveillance radiologique systématique de l'environnement réalisée depuis 1962, et de la surveillance particulière réalisée après chacun des essais Aldébaran, Rigel, Arcturus, Encelade, Phoebe et Centaure, dont les conséquences radiologiques potentielles ont été les plus élevées. Les doses ainsi reconstituées tiennent compte de la contamination externe

(à court terme lors du passage du panache radioactif, à long terme par les dépôts des retombées atmosphériques) et de la contamination interne (par ingestion de radionucléides présents dans les eaux destinées à la consommation, le lait, les produits agricoles et les produits de la pêche, compte tenu des conditions de vie locales et des habitudes alimentaires de la population). Les experts internationaux qualifient d'adapté le programme de prélèvements suivi au cours des essais, dont sont issues les données utilisées pour le calcul des doses reconstituées. Ils valident ces dernières en relevant qu'elles reposent sur des valeurs ou des hypothèses pénalisantes,

c'est-à-dire qui tendent à surévaluer les effets de l'exposition réelle.

15. Ainsi que l'ont relevé les premiers juges, il ressort des différentes études du CEA, de l'AIEA et de l'Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN) que seuls les tirs atmosphériques réalisés de 1966 à 1974 ont été à l'origine de retombées radioactives, immédiates ou différées, susceptibles d'effets à long terme sur les populations de la Polynésie française, et que la contamination de l'air, de l'eau et des différents produits alimentaires locaux (lait, poissons et mollusques, fruits et légumes) n'a cessé de diminuer depuis 1974, à l'exception de la viande de bœuf produite à Tahiti, pour laquelle les valeurs du césium 137 demeurent très variables d'un prélèvement à l'autre, sans toutefois que sa consommation soit susceptible d'avoir une incidence notable sur la dose annuelle reconstituée d'exposition. Les calculs ont été réalisés selon la méthodologie validée par l'AIEA, qui estime les doses délivrées à la population en fonction de l'âge, du lieu de résidence et de la durée de séjour, avec des hypothèses volontairement majorées pour l'estimation de l'activité des radionucléides et le régime alimentaire, pour aboutir à une dose efficace engagée maximale de 0,53 mSv, correspondant à une dose maximale d'inhalation de 0,38 mSv et une dose maximale de d'ingestion de 0,15 mSv, entre 1966 et 1974 pour les Iles de la Société, laquelle n'a cessé de décroitre depuis 1975. A partir de 1991, cette dose maximale reconstituée par l'IRSN dans son rapport de 2014 sur la surveillance de la radioactivité en Polynésie française évalue la dose efficace annuelle d'exposition externe (inhalation et ingestion) à un niveau inférieur à 0,01 mSv.

16. Il résulte de l'instruction, ainsi qu'il a été dit ci-dessus, que Mme B... est née le 15 mars 1975 à Nouméa en Nouvelle Calédonie, soit neuf mois après les derniers essais atmosphériques en un lieu où aucun essai nucléaire français n'a été réalisé, et a rejoint Tahiti trois ans après le dernier essai nucléaire atmosphérique. Elle a résidé à Papeete et Pirae (Tahiti Ouest) entre 1978 et 1986, et depuis 2006 à ce jour, où elle a nécessairement été exposée à une dose annuelle efficace engagée inférieure à celle d'une personne née en 1974. Par ailleurs, il ressort de l'instruction, notamment du rapport du CEA, que la dose efficace annuelle d'exposition externe (inhalation et ingestion) entre 1966 et 1974 pour l'archipel des Marquises, est de 0,31 mSv pour un adulte, correspondant à une dose maximale d'inhalation de 0,25 mSv et une dose maximale de d'ingestion de 0,06 mSv. La requérante ayant séjourné dans cet archipel entre 1997 et 2006, soit plus de vingt ans après les derniers essais nucléaires atmosphériques, elle a nécessairement été exposée à une dose inférieure à celle de 1974. Mme B... ne faisant état d'aucune circonstance particulière qui l'aurait exposée à des rayonnements ionisants, il ne résulte pas de l'instruction que des mesures de surveillance de la contamination interne ou externe de l'intéressée ou le recueil de données relatives à des personnes se trouvant dans une situation comparable à la sienne du point de vue du lieu et de la date de séjour, auraient été nécessaires. Par suite, ainsi que l'ont relevé les premiers juges, le CIVEN doit être regardé comme établissant que la requérante a reçu une dose annuelle de rayonnements ionisants dus aux essais nucléaires français inférieure à la limite de 1 mSv par an.

17. Il résulte de tout ce qui précède, et sans qu'il soit besoin d'ordonner une expertise, que Mme B... n'est pas fondée à soutenir que c'est à tort que, par le jugement attaqué, le tribunal de la Polynésie française a rejeté ses demandes.

Sur les conclusions à fin d'injonction :

18. Le présent arrêt, qui rejette les conclusions à fin d'indemnisation, n'appelle aucune mesure d'exécution. Par suite, les conclusions à fin d'injonction présentées par Mme B... ne peuvent qu'être rejetées.

Sur les frais liés au litige :

19. Les dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative font obstacle à ce que soit mise à la charge de l'Etat (CIVEN), qui n'est pas la partie perdante dans la présente instance, la somme que Mme B... demande au titre des frais exposés par elle et non compris dans les dépens.

DECIDE :

Article 1er : Il n'y a pas lieu de transmettre au Conseil d'Etat la question prioritaire de constitutionnalité soulevée par Mme B....

Article 2 : La requête de Mme B... est rejetée.

Article 3 : Le présent arrêt sera notifié à Mme A... B... et au Comité d'indemnisation des victimes des essais nucléaires (CIVEN).

Copie en sera adressée au ministre des armées.

Délibéré après l'audience du 16 juin 2023, à laquelle siégeaient :

- Mme Heers, présidente de chambre,

- M. Mantz, premier conseiller,

- Mme d'Argenlieu, première conseillère.

Rendu public par mise à disposition au greffe le 30 juin 2023.

La présidente,

M. HEERSL'assesseur le plus ancien,

P. MANTZ

La greffière,

A. GASPARYAN

La République mande et ordonne au ministre des armées en ce qui le concerne ou à tous commissaires de justice à ce requis en ce qui concerne les voies de droit commun contre les parties privées, de pourvoir à l'exécution de la présente décision.

No 22PA04961 2


Synthèse
Tribunal : Cour administrative d'appel de Paris
Formation : 4ème chambre
Numéro d'arrêt : 22PA04961
Date de la décision : 30/06/2023
Type d'affaire : Administrative
Type de recours : Plein contentieux

Composition du Tribunal
Président : Mme HEERS
Rapporteur ?: Mme Mireille HEERS
Rapporteur public ?: Mme JAYER
Avocat(s) : SEP USANG CERAN-JERUSALEMY

Origine de la décision
Date de l'import : 10/08/2023
Fonds documentaire ?: Legifrance
Identifiant URN:LEX : urn:lex;fr;cour.administrative.appel.paris;arret;2023-06-30;22pa04961 ?
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