Vu la procédure suivante :
Procédure contentieuse antérieure :
La société Air France a demandé au tribunal administratif de Paris d'annuler la décision R/19-0109 du 29 juillet 2019 par laquelle le ministre de l'intérieur lui a infligé une amende de 15 000 euros sur le fondement de l'article L. 625-7 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile ou de la décharger du paiement de l'amende.
Par un jugement n° 1921348/3-3 du 15 décembre 2020, le tribunal administratif de Paris a rejeté sa demande.
Procédure devant la Cour :
Par une requête et un mémoire, enregistrés le 16 février 2021 et le 31 août 2022, la société Air France, représentée par Me Pradon, demande à la Cour :
1°) d'annuler ce jugement ;
2°) d'annuler cette décision ou de la décharger du paiement de l'amende ;
3°) de mettre à la charge de l'Etat le versement de la somme de 4 000 euros sur le fondement de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Elle soutient que :
- elle ne peut être sanctionnée pour un défaut de réacheminement de la passagère dès lors que le refus d'entrée de cette dernière a été pris sur la base d'éléments qui lui sont inopposables ; en effet, la sanction prévue par l'article L. 625-7 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile pour défaut de réacheminement ne doit être appliquée que s'il est établi que la compagnie a négligé ses obligations de contrôle à l'occasion de l'acheminement d'un passager, ce qui n'est pas le cas en l'espèce ;
- il ne saurait peser sur la compagnie une obligation de résultat dès lors notamment que les dispositions de l'OPS 1.085 de l'annexe III du règlement n° 859/2008, qui autorisent le commandant de bord à débarquer toute personne présentant un danger pour la sécurité de l'avion, priment sur celles de l'OPS 1.265 de la même annexe qui imposent au transporteur d'établir des procédures pour le transport des passagers non admissibles ;
- le ministre de l'intérieur ne saurait lui opposer l'absence d'une escorte privée dès lors que cette dernière ne dispose pas des pouvoirs de police nécessaires permettant, seuls, d'obliger un passager refoulé ou non admis à monter à bord d'un avion et de respecter la sécurité à bord ; notamment, la loi n° 2016-274 du 7 mars 2016 n'a pas conféré aux compagnies aériennes ou aux commandants de bord de tels pouvoirs ;
- l'absence de caractère dissuasif, pour le passager en cause, de la sanction pénale de trois ans d'emprisonnement prévue à l'article L. 624-1 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile pour l'infraction de refus de quitter le territoire français démontre l'inutilité d'une escorte privée.
Par des mémoires en défense, enregistrés le 24 juin 2021 et le 17 août 2022, le ministre de l'intérieur conclut au rejet de la requête.
Il soutient que les moyens de la requête ne sont pas fondés.
Vu les autres pièces du dossier.
Vu :
- la convention d'application de l'accord de Schengen du 14 juin 1985, signée le 19 juin 1990 ;
- la directive 2001/51/CE du Conseil du 28 juin 2001 ;
- le règlement (CE) n° 859/2008 de la Commission du 20 août 2008 ;
- le code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile ;
- le code des transports ;
- la décision n° 2021-940 QPC du 15 octobre 2021 du Conseil constitutionnel ;
- le code de justice administrative.
Les parties ont été régulièrement averties du jour de l'audience.
Ont été entendus au cours de l'audience publique :
- le rapport de M. C...,
- les conclusions de Mme Lipsos, rapporteure publique.
Considérant ce qui suit :
1. Par une décision R/19-0109 du 29 juillet 2019, le ministre de l'intérieur a infligé à la société Air France, sur le fondement de l'article L. 625-7 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile, une amende de 15 000 euros pour avoir manqué à son obligation de réacheminer une passagère de nationalité gabonaise qu'elle avait débarquée sur le territoire français le 16 février 2019 en provenance de Libreville, alors que cette passagère avait fait l'objet d'une décision de refus d'entrée sur le territoire français le même jour. La société Air France relève appel du jugement du 15 décembre 2020 par lequel le tribunal administratif de Paris a rejeté sa demande tendant à l'annulation de cette décision.
Sur les obligations des entreprises de transport aérien :
2. D'une part, en application de l'article 26 de la convention d'application de l'accord de Schengen signée le 19 juin 1990, les États signataires se sont engagés à instaurer l'obligation pour les entreprises de transport de " reprendre en charge sans délai " les personnes étrangères dont l'entrée sur le territoire de ces États a été refusée et de les ramener vers un État tiers. Selon l'article 3 de la directive 2001/51/CE du 28 juin 2001 complétant les stipulations précitées, les Etats membres prennent les mesures nécessaires pour imposer aux transporteurs l'obligation de trouver immédiatement le moyen de réacheminer les ressortissants de pays tiers dont l'entrée dans l'espace Schengen est refusée. L'article L. 213-4 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile alors applicable, pris pour la transposition de cette directive, devenu l'article L. 333-3, dispose : " Lorsque l'entrée en France est refusée à un étranger non ressortissant d'un Etat membre de l'Union européenne, l'entreprise de transport aérien ou maritime qui l'a acheminé est tenue de ramener sans délai, à la requête des autorités chargées du contrôle des personnes à la frontière, cet étranger au point où il a commencé à utiliser le moyen de transport de cette entreprise, ou, en cas d'impossibilité, dans l'Etat qui a délivré le document de voyage avec lequel il a voyagé ou en tout autre lieu où il peut être admis ". Le 1 de l'article L. 625-7 du même code, dans la rédaction alors applicable, déclaré conforme à la Constitution par le Conseil constitutionnel par sa décision n° 2021-940 QPC du 15 octobre 2021 et devenu l'article L. 821-10, prévoit qu'est punie d'une amende d'un montant maximal de 30 000 euros " L'entreprise de transport aérien ou maritime qui ne respecte pas les obligations fixées aux articles L. 213-4 à L. 213-6 ".
3. D'autre part, aux termes de l'article L. 6522-3 du code des transports : " Le commandant de bord a autorité sur toutes les personnes embarquées. Il a la faculté de débarquer toute personne parmi l'équipage ou les passagers, ou toute partie du chargement, qui peut présenter un danger pour la sécurité, la santé, la salubrité ou le bon ordre à bord de l'aéronef ". Aux termes de l'annexe III au règlement n° 859/2008 de la Commission du 20 août 2008 modifiant le règlement n° 3922/91 du Conseil en ce qui concerne les règles techniques et procédures administratives communes applicables au transport commercial par avion, alors en vigueur : " OPS 1085. Responsabilité de l'équipage / Le commandant de bord (...) a le droit de refuser de transporter des passagers non admis, des personnes expulsées ou des personnes en état d'arrestation si leur transport présente un risque quelconque pour la sécurité de l'avion ou de ses occupants. (...) OPS 1265. Transport de passagers non admissibles, refoulés ou de personnes en détention. / L'exploitant doit établir des procédures pour le transport de passagers non admissibles, refoulés ou de personnes en détention afin d'assurer la sécurité de l'avion et de ses occupants. Le transport d'une de ces personnes doit être notifié au commandant de bord ".
4. Il résulte de ces dispositions et, s'agissant de celles de l'article L. 213-4 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile, de l'interprétation donnée par le Conseil constitutionnel dans sa décision n° 2021-940 QPC du 15 octobre 2021, que les entreprises de transport aérien sont tenues d'assurer sans délai, à la requête des services de police aux frontières, la prise en charge et le transport des personnes de nationalité étrangère non admises sur le territoire français. Elles doivent établir des procédures internes permettant d'assurer la sécurité des aéronefs et de leurs occupants lors du transport de passagers non admissibles ou refoulés, sans que les en dispense la faculté donnée au commandant de bord par l'article L. 6522-3 du code des transports de débarquer toute personne présentant un danger pour la sécurité, la santé, la salubrité ou le bon ordre à bord de l'aéronef. Ces dispositions n'ont toutefois ni pour objet, ni pour effet de mettre à la charge de ces entreprises une obligation de surveiller la personne devant être réacheminée ou d'exercer sur elle une contrainte, de telles mesures relevant de la seule compétence des autorités de police.
5. Pour déterminer s'il y a lieu de sanctionner l'entreprise de transport et fixer le montant de la sanction prévue par l'article L. 625-7 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile, l'administration doit prendre en compte, notamment, le comportement du passager et les diligences accomplies par l'entreprise pour respecter ses obligations, au nombre desquelles figure la mise en place de procédures de réacheminement. Mais l'impossibilité dûment établie de réacheminer le passager en raison de son comportement et des exigences de la sécurité à bord, alors qu'il n'incombe pas au transporteur de pourvoir à la surveillance de l'intéressé et qu'il ne lui appartient pas d'exercer sur lui une contrainte, constitue une circonstance exonératoire.
Sur le bien-fondé de l'amende :
6. Il résulte de l'instruction que les services de la police aux frontières de l'aéroport de Roissy-Charles de Gaulle ont requis, le 16 février 2019, la compagnie aérienne Air France pour assurer sans délai, par un vol prévu le 18 février 2019 à 12 heures 35 ou par tout autre moyen, le réacheminement vers Libreville de Mme A..., de nationalité gabonaise, ayant fait l'objet d'un refus d'admission sur le territoire français le 16 février 2019. Par deux procès-verbaux du 22 février 2019 à 11 heures 10 et 15 heures 10, les mêmes services ont constaté le défaut de réacheminement de Mme A..., après que le commandant de bord eut pris la décision de le débarquer. Il résulte du procès-verbal du 22 février 2019 à 11 heures 10 que la décision du commandant de bord était motivée, d'une part, par l'absence d'escorteurs et, d'autre part, par l'impossibilité de transport de la passagère compte tenu de son refus exprimé de prendre le vol.
7. Il résulte de l'instruction qu'un billet avait été émis et un siège réservé pour la passagère, dont c'était la seconde tentative de réacheminement. Si le ministre soutient qu'il ne résulte pas de la décision du commandant de bord que Mme A... aurait présenté un comportement agité ou violent de nature à porter atteinte à la sécurité de l'avion ou de ses occupants ni même qu'elle aurait simplement manifesté un refus d'embarquer, il ne ressort d'aucun élément du dossier que la décision du commandant de bord de débarquer l'intéressée, au motif notamment de l'impossibilité de son transport, n'aurait pas été prise en considération du risque présenté par celle-ci pour la sécurité de l'avion ou de ses occupants. En outre, compte tenu de ce qui a été dit au point 4, le ministre ne peut utilement invoquer l'absence de mise à disposition par la compagnie de personnels de sécurité privée au sein de l'aéronef. Par suite, la société est fondée à demander, dans les circonstances de l'espèce, l'annulation de la sanction qui lui a été infligée et la décharge du paiement de l'amende.
8. Il résulte de ce qui précède que la société Air France est fondée à soutenir que c'est à tort que, par le jugement attaqué, le tribunal administratif de Paris a rejeté sa demande tendant à l'annulation de la décision du ministre de l'intérieur R/19-0109 du 29 juillet 2019 lui infligeant une amende de 15 000 euros.
Sur les frais liés au litige :
9. Il y a lieu, dans les circonstances de l'espèce, de mettre à la charge de l'Etat la somme de 1 500 euros au titre des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
DECIDE :
Article 1er : Le jugement n° 1921348/3-3 du 15 décembre 2020 du tribunal administratif de Paris et la décision R/19-0109 du 29 juillet 2019 du ministre de l'intérieur sont annulés.
Article 2 : L'Etat versera à la société Air France une somme de 1 500 euros sur le fondement de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Article 3 : Le présent arrêt sera notifié à la société Air France et au ministre de l'intérieur et des outre-mer.
Délibéré après l'audience du 16 septembre 2022, à laquelle siégeaient :
- Mme Heers, présidente de chambre,
- Mme Briançon, présidente-assesseure,
- M. Mantz, premier conseiller.
Rendu public par mise à disposition au greffe le 30 septembre 2022.
Le rapporteur,
P. C...
La présidente,
M. B...
La greffière,
O. BADOUX-GRARE
La République mande et ordonne au ministre de l'intérieur et des outre-mer en ce qui le concerne ou à tous commissaires de justice à ce requis en ce qui concerne les voies de droit commun contre les parties privées, de pourvoir à l'exécution de la présente décision.
N° 21PA00784 2