Vu la procédure suivante :
Procédure contentieuse antérieure :
M. C... B..., dont la veuve, Mme D... B..., a repris l'instance après son décès, a demandé au Tribunal administratif de Paris de condamner l'Etat à lui verser la somme globale de 1 400 000 euros en réparation des préjudices subis à raison du harcèlement moral dont il estime avoir été victime.
Par un jugement n° 1816061/5-3 du 18 novembre 2020, le Tribunal administratif de Paris a, d'une part, condamné l'Etat à verser aux ayants-droit de M. B... la somme de 3 000 euros, assortie des intérêts au taux légal à compter du 23 mai 2018, d'autre part, mis la somme de 1 500 euros à la charge de l'Etat au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative, enfin, rejeté le surplus des conclusions de la demande.
Procédure devant la Cour :
Par une requête et un mémoire, enregistrés le 19 janvier 2021 et le 3 mai 2022, Mme B..., représentée par Me Coll, avocat, demande à la Cour :
1°) d'annuler le jugement n°1816061/5-3 du 18 novembre 2020 du Tribunal administratif de Paris en tant qu'il a rejeté le surplus de ses conclusions ;
2°) de condamner l'Etat à verser aux ayants-droit de M. B... la somme globale de 1 400 000 euros assortie des intérêts de droit à compter de la notification de sa demande indemnitaire préalable ;
3°) de mettre à la charge de l'Etat la somme de 3 600 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Elle soutient que :
- l'Etat a commis une faute de nature à engager sa responsabilité à raison des faits de harcèlement moral dont M. B... a été victime ;
- il a fait l'objet d'une discrimination à raison de son origine et notamment de son patronyme ;
- il a subi un préjudice moral et des troubles dans les conditions d'existence qu'il évalue à la somme de 500 000 euros ;
- il a subi un préjudice matériel et financier qu'il évalue à la somme de 900 000 euros.
Par un mémoire en défense enregistré le 24 mars 2022, le ministre de l'Europe et des affaires étrangères conclut au rejet de la requête.
Il soutient que :
- la requête est irrecevable, dès lors qu'elle reprend mot pour mot celle de première instance et ne critique pas le jugement.
- sa responsabilité pour harcèlement moral ne peut être engagée, dès lors que les problèmes de santé de M. B... et ses états d'ébriété récurrents ont été un obstacle à un déroulement de carrière normal. Il n'y a pas de lien de causalité direct entre le problème de santé et un éventuel harcèlement moral et physique. Le préjudice matériel et la perte de chance sont n'ont eu aucun impact sur sa future retraite, dès lors qu'il a introduit sa demande le 6 septembre 2018, alors qu'il a été admis à la retraite le 5 juin 2018,
- Mme B... ne saurait être indemnisée pour des faits antérieurs au mois de mai 2014 compte tenu de la prescription quadriennale ;
- les autres moyens soulevés par Mme B... ne sont pas fondés.
Vu les autres pièces du dossier.
Vu :
- la loi n° 68-1250 du 31 décembre 1968 ;
- la loi n° 83-634 du 13 juillet 1983 ;
- la loi n° 84-16 du 11 janvier 1984 ;
- le décret n° 69-222 du 6 mars 1969 ;
- le décret n° 2010-302 du 19 mars 2010 ;
- le code de justice administrative.
Les parties ont été régulièrement averties du jour de l'audience.
Ont été entendus au cours de l'audience publique :
- le rapport de Mme A...,
- et les conclusions de M. Segretain, rapporteur public.
Considérant ce qui suit :
1. M. Khali, secrétaire de chancellerie, a demandé la condamnation de l'Etat à lui verser la somme globale de 1 400 000 euros en indemnisation des préjudices qu'il estime avoir subis et résultant des faits de harcèlement moral dont il se dit avoir été victime entre 1999 et 2018. A la suite du décès de M. B... en cours d'instance, Mme B... a déclaré reprendre l'instance engagée par son époux en qualité d'ayant-droit, dont elle s'est appropriée les conclusions et moyens. Par un jugement n° 1816061/5-3 du 18 novembre 2020 le Tribunal administratif de Paris a fait partiellement droit à la demande de M. B... et rejeté le surplus des conclusions de la demande. Mme B... relève appel de ce jugement.
Sur le harcèlement moral :
En ce qui concerne la responsabilité :
2. Aux termes de l'article 6 quinquies de la loi du 13 juillet 1983 portant droits et obligations des fonctionnaires : " Aucun fonctionnaire ne doit subir les agissements répétés de harcèlement moral qui ont pour objet ou pour effet une dégradation des conditions de travail susceptible de porter atteinte à ses droits et à sa dignité, d'altérer sa santé physique ou mentale ou de compromettre son avenir professionnel. Aucune mesure concernant notamment le recrutement, la titularisation, la formation, la notation, la discipline, la promotion, l'affectation et la mutation ne peut être prise à l'égard d'un fonctionnaire en prenant en considération : / 1° Le fait qu'il ait subi ou refusé de subir les agissements de harcèlement moral visés au premier alinéa ; / 2° Le fait qu'il ait exercé un recours auprès d'un supérieur hiérarchique ou engagé une action en justice visant à faire cesser ces agissements ; / 3° Ou bien le fait qu'il ait témoigné de tels agissements ou qu'il les ait relatés. / Est passible d'une sanction disciplinaire tout agent ayant procédé ou ayant enjoint de procéder aux agissements définis ci-dessus. (...) ". Aux termes du IV de l'article 11 de la loi du 13 juillet 1983 : " IV.- La collectivité publique est tenue de protéger le fonctionnaire contre les atteintes volontaires à l'intégrité de la personne, les violences, les agissements constitutifs de harcèlement, les menaces, les injures, les diffamations ou les outrages dont il pourrait être victime sans qu'une faute personnelle puisse lui être imputée. Elle est tenue de réparer, le cas échéant, le préjudice qui en est résulté. ".
3. Il appartient à un agent public qui soutient avoir été victime d'agissements constitutifs de harcèlement moral, de soumettre au juge des éléments de fait susceptibles de faire présumer l'existence d'un tel harcèlement. Il incombe à l'administration de produire, en sens contraire, une argumentation de nature à démontrer que les agissements en cause sont justifiés par des considérations étrangères à tout harcèlement. La conviction du juge, à qui il revient d'apprécier si les agissements de harcèlement sont ou non établis, se détermine au vu de ces échanges contradictoires, qu'il peut compléter, en cas de doute, en ordonnant toute mesure d'instruction utile. Pour apprécier si des agissements dont il est allégué qu'ils sont constitutifs d'un harcèlement moral revêtent un tel caractère, le juge administratif doit tenir compte des comportements respectifs de l'agent auquel il est reproché d'avoir exercé de tels agissements et de l'agent qui estime avoir été victime d'un harcèlement moral. En revanche, la nature même des agissements en cause exclut, lorsque l'existence d'un harcèlement moral est établie, qu'il puisse être tenu compte du comportement de l'agent qui en a été victime pour atténuer les conséquences dommageables qui en ont résulté pour lui. Le préjudice résultant de ces agissements pour l'agent victime doit alors être intégralement réparé.
4. Par le jugement attaqué, le tribunal a jugé que les créances indemnitaires dont se prévaut Mme B..., en qualité d'ayant-droit de M. B..., étaient prescrites pour la période antérieure au 1er janvier 2014 en application de la loi du 31 décembre 1968 relative à la prescription des créances sur l'Etat, les départements, les communes et les établissements publics. Mme B... ne conteste pas en appel l'application qui a été faite par les premiers juges de la prescription quadriennale et se borne à critiquer l'analyse faite par les premiers juges des faits de harcèlement moral dont elle s'était prévalue au titre de cette période, correspondant à des notations défavorables, à des refus répétés de demandes d'affectation à l'étranger, à des agissements dont M. B... a été victime lors de son affectation à Rabat entre 1999 et 2001 et à Sarajevo entre 2004 et 2007, à la détérioration de ses conditions de travail, notamment à la suite de l'affectation sur un poste ne correspondant pas à son grade entre 2007 et 2010, au calcul irrégulier de ses jours de réduction du temps de travail. Toutefois, il résulte de l'instruction que l'ensemble de ces agissements ont eu lieu avant le 1er janvier 2014. Ainsi, en l'absence de contestation de l'application de la prescription quadriennale, Mme B... ne peut en tout état de cause utilement soutenir que l'administration a eu un comportement fautif de nature à mettre en jeu sa responsabilité pour les faits se rattachant à la période antérieure au 1er janvier 2014.
5. En revanche, les premiers juges ont considéré que Mme B... était fondée à demander l'engagement de la responsabilité de l'Etat à raison des agissements dont M. B... a été victime après le 1er janvier 2014 à la suite de son affectation entre 2011 et 2018 sur un emploi ne correspondant pas à son grade. En effet, il résulte de l'instruction que, par une décision du 23 septembre 2011, M. B... a été affecté au bureau du fret diplomatique au sein de la division de la valise diplomatique en qualité de gestionnaire. Or, il résulte de l'instruction et notamment de la fiche de poste de gestionnaire au sein de ce bureau que l'agent a pour principale activité d'assurer la livraison du fret diplomatique et d'assister les postes et les ministères dans leurs demandes. Dans ces conditions, les missions confiées aux gestionnaires assurant des missions d'approvisionneur, qui constituent des tâches d'exécution, ne sont pas susceptibles d'être confiées à un secrétaire de chancellerie relevant de la catégorie B tel que M. B.... Ainsi, et alors que le ministre de l'Europe et des affaires étrangères n'a pas présenté d'appel incident, Mme B... est uniquement fondée à mettre en jeu la responsabilité de l'administration à raison de l'affectation de M. B... sur un emploi de catégorie C entre 2014 et 2018.
En ce qui concerne le préjudice :
6. En premier lieu, Mme B... demande la somme de 900 000 euros au titre du préjudice matériel subi par son époux. Si Mme B... soutient que la carrière de son mari n'a pas évolué, il ne résulte pas de l'instruction que M. B... a subi une perte sérieuse d'évolution de sa carrière à raison de son affectation sur un poste de catégorie C pendant les dernières années avant son départ à la retraite. En outre si Mme B... évoque un préjudice financier à raison de l'affectation de M. B... sur un poste de catégorie C entre 2011 et 2018, il ne résulte pas de l'instruction que M. B... n'aurait pas perçu le traitement versé aux secrétaires de chancellerie ou que son régime indemnitaire aurait été affecté par cette nomination. Enfin si Mme B... soutient que M. B... a eu un préjudice financier en raison de ses notations négatives et de son absence d'affectation à l'étranger depuis 2007, ainsi qu'il a été jugé précédemment ces créances sont prescrites. Enfin, la réalité du préjudice de retraite invoqué par Mme B... n'est pas établie alors qu'il ne résulte pas de l'instruction que M. B... n'aurait pas bénéficié d'un avancement indiciaire équivalent à celui d'un secrétaire de chancellerie quand bien même il aurait été affecté sur un poste ne correspondant pas à son grade.
7. En deuxième lieu, si Mme B... demande l'indemnisation du préjudice résultant de la dégradation de l'état de santé de M. B..., il ne résulte pas de l'instruction que ce préjudice ait un lien direct et certain avec les faits de harcèlement moral consistant en l'affectation de M. B... sur un poste de catégorie C entre 2014 et 2018.
8. En troisième lieu, Mme B... a demandé au tribunal la somme de 500 000 euros au titre du préjudice moral et des troubles dans les conditions d'existence subis par son époux et le tribunal a mis à la charge de l'Etat une somme de 3 000 euros en indemnisation du préjudice moral subi par le requérant entre 2014 et 2018. Toutefois, si Mme B... soutient que M. B... a en outre subi des troubles dans les conditions d'existence en lien avec cette affectation, elle ne l'établit pas. En outre les premiers juges ont fait une juste appréciation du préjudice moral subi par M. B..., comprenant l'atteinte à sa réputation professionnelle du fait d'une affectation sur un poste ne relevant pas de son grade, en l'évaluant à la somme globale de 3 000 euros.
Sur la discrimination :
9. L'article 6 de la loi du 13 juillet 1983 dispose que : " La liberté d'opinion est garantie aux fonctionnaires. Aucune distinction, directe ou indirecte, ne peut être faite entre les fonctionnaires en raison de leurs opinions politiques, syndicales, philosophiques ou religieuses, de leur origine, de leur orientation sexuelle ou identité de genre, de leur âge, de leur patronyme, de leur situation de famille, de leur état de santé, de leur apparence physique, de leur handicap ou de leur appartenance ou de leur non-appartenance, vraie ou supposée, à une ethnie ou une race. (...) ". Aux termes de l'article 7 bis de la même loi : " L'action en réparation du préjudice résultant d'une discrimination se prescrit par cinq ans à compter de la révélation de la discrimination. Ce délai n'est pas susceptible d'aménagement conventionnel. Les dommages et intérêts réparent l'entier préjudice résultant de la discrimination, pendant toute sa durée. ".
10. Il appartient à un agent public qui soutient avoir été victime de discrimination, de soumettre au juge des éléments de fait susceptibles de faire présumer l'existence de tels agissements. Il incombe ensuite à l'administration de produire, en sens contraire, une argumentation de nature à démontrer que ceux-ci sont justifiés par des considérations étrangères à toute discrimination. La conviction du juge, à qui il revient d'apprécier si les agissements sont ou non établis, se détermine au vu de ces échanges contradictoires, qu'il peut compléter, en cas de doute, en ordonnant toute mesure d'instruction utile.
11. Si Mme B... soutient que son époux a été victime d'une discrimination à raison de ses origines, elle n'apporte aucun élément susceptible de faire présumer l'existence d'une discrimination à raison des origines de son époux. Par suite, Mme B... n'est pas fondée à soutenir que des faits de discrimination à l'égard de son époux engagent la responsabilité de l'Etat.
12. Il résulte de tout ce qui précède, et sans qu'il soit besoin d'examiner la fin de non-recevoir opposée par le ministre des affaires européennes et étrangères et tirée de l'irrecevabilité de l'appel, que Mme B... n'est pas fondée à soutenir que c'est à tort que, par le jugement attaqué, le Tribunal administratif de Paris a limité à 3 000 euros l'indemnisation du préjudice subi par M. B... en raison des faits constitutifs de harcèlement moral dont il a été victime. Par voie de conséquence, il y a lieu de rejeter ses conclusions au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
D E C I D E :
Article 1er : La requête de Mme B... est rejetée.
Article 2 : Le présent arrêt sera notifié à Mme D... B... et à la ministre de l'Europe et des affaires étrangères.
Délibéré après l'audience du 5 juillet 2022, à laquelle siégeaient :
- M. Jardin, président de chambre,
- Mme Hamon, présidente assesseure,
- Mme Jurin, première conseillère,
Rendu public par mise à disposition au greffe, le 20 juillet 2022.
La rapporteure,
E. A...Le président,
C. JARDIN
Le greffier,
C. MONGIS
La République mande et ordonne à la ministre de l'Europe et des affaires étrangères ce qui la concerne ou à tous huissiers de justice à ce requis en ce qui concerne les voies de droit commun contre les parties privées, de pourvoir à l'exécution de la présente décision.
N° 21PA00319 2