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21/06/2022 | FRANCE | N°19PA00750

France | France, Cour administrative d'appel de Paris, 3ème chambre, 21 juin 2022, 19PA00750


Vu la procédure suivante :

Procédure contentieuse antérieure :

L'établissement public Port autonome de Paris a demandé au tribunal administratif de Paris, d'une part, de condamner in solidum la société Entreprise Jean Lefebvre, M. D... H..., Mme B... A..., la société Omnium Général d'Ingénierie et la société Apave Parisienne à lui verser la somme de 191 657 euros HT, ou à titre subsidiaire la somme de 153 360,25 euros HT, augmentée des intérêts au taux légal à compter du 23 décembre 2015 et de la capitalisation des intérêts ; d'autre part, de condamner in

solidum la société Entreprise Jean Lefebvre, M. D... H..., Mme B... A..., la sociét...

Vu la procédure suivante :

Procédure contentieuse antérieure :

L'établissement public Port autonome de Paris a demandé au tribunal administratif de Paris, d'une part, de condamner in solidum la société Entreprise Jean Lefebvre, M. D... H..., Mme B... A..., la société Omnium Général d'Ingénierie et la société Apave Parisienne à lui verser la somme de 191 657 euros HT, ou à titre subsidiaire la somme de 153 360,25 euros HT, augmentée des intérêts au taux légal à compter du 23 décembre 2015 et de la capitalisation des intérêts ; d'autre part, de condamner in solidum la société Entreprise Jean Lefebvre, M. D... H..., Mme B... A..., la société Omnium Général d'Ingénierie et la société Apave Parisienne à lui verser la somme de 16 697,41 euros HT au titre des honoraires d'expertise, augmentée des intérêts au taux légal à compter du 23 décembre 2015 et de la capitalisation des intérêts.

Par un jugement n° 1709964/3-1 du 18 décembre 2018, le tribunal administratif de Paris a condamné in solidum la société Entreprise Jean Lefebvre, le groupement de maîtrise d'œuvre OGI-Althabegoity-Bayle et la société Apave Parisienne à verser au Port autonome de Paris la somme de 143 742,75 euros HT, augmentée des intérêts au taux légal à compter du 23 décembre 2015 et de la capitalisation des intérêts à compter du 19 juin 2017. Le tribunal a en outre mis à la charge in solidum de la société Entreprise Jean Lefebvre, du groupement de maîtrise d'œuvre OGI-Althabegoity-Bayle et de la société Apave Parisienne les frais et honoraires d'expertise, taxés et liquidés à la somme de 16 697,41 euros HT, augmentée des intérêts au taux légal à compter du 23 décembre 2015, et de la capitalisation des intérêts à compter du 19 juin 2017. Enfin, le tribunal a condamné :

- le groupement de maîtrise d'œuvre OGI-Althabegoity-Bayle et la société Apave Parisienne à garantir solidairement et intégralement la société Entreprise Jean Lefebvre,

- la société Pierre de France représentée par Me Valérie Leloup-Thomas, son liquidateur, venant aux droits de la société Carrières de Saint- Pierre-Aigle, à garantir le groupement de maîtrise d'œuvre OGI-Althabegoity-Bayle et la société Apave Parisienne à hauteur de 60 % de la condamnation prononcée à leur encontre,

- le groupement de maîtrise d'œuvre OGI-Althabegoity-Bayle à garantir la société Apave Parisienne à hauteur de 30 % de la condamnation prononcée à son encontre,

- la société Apave Parisienne à garantir le groupement de maîtrise d'œuvre (OGI-Althabegoity-Bayle à hauteur de 10 % de la condamnation prononcée à son encontre.

Procédure devant la cour :

Par une requête et un mémoire enregistrés les 15 février 2019 et 28 février 2020, la société Apave parisienne, représentée par Me Marié, demande à la cour :

1°) à titre principal, de réformer le jugement du 18 décembre 2018 et de rejeter les demandes de première instance du Port autonome de Paris à son encontre ;

2°) à titre subsidiaire, de limiter sa part de responsabilité à 10 % et de condamner les sociétés Althabegoity-Bayle, OGI, Entreprise Jean Lefebvre, Carrières de Saint-Pierre Aigle et le Port autonome de Paris à la garantir de toute condamnation prononcée à son encontre ;

3°) de mettre à la charge du Port autonome de Paris et de tout succombant les dépens ainsi que la somme de 5 000 euros sur le fondement des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Elle soutient que :

- le jugement doit être confirmé en ce qu'il a écarté le caractère décennal des désordres causés par les chocs des bateaux ; en tout état de cause, ces désordres ne lui sont pas imputables ;

- c'est à tort que les premiers juges ont retenu sa responsabilité s'agissant des désordres causés par la gélivité des pierres, dès lors qu'elle n'a commis aucun manquement dans l'exercice de ses missions ; elle a ainsi rempli sa mission en vérifiant les cycles de gel des pierres et en constatant que les caractéristiques techniques décrites dans le rapport du CEBTP de 2003 étaient conformes à la norme en vigueur ; les écarts sur les caractéristiques des pierres ne permettaient pas de détecter l'existence d'une gélivité anormale de certaines d'entre elles ; les manquements qui lui sont imputés correspondent à des vérifications auxquelles il ne lui appartenait pas de procéder ; les conditions permettant sa condamnation in solidum ne sont pas remplies dès lors que différents désordres sont survenus, lesquels ne lui sont pas imputables ;

- en tout état de cause, sa part de responsabilité dans la survenue des désordres ne saurait excéder 10 % ;

- le jugement doit être réformé en ce qu'il a retenu un montant de travaux de réparations correspondant au remplacement de toutes les pierres, et non au remplacement des seules pierres gélives, à l'exception des pierres intactes ;

- à titre subsidiaire, elle est fondée à rechercher la garantie des membres du groupement de maîtrise d'œuvre, directement concernés par la survenue des désordres, et de la société Entreprise Jean Lefebvre, chargée de la réception des pierres, de leur pose et de la vérification de leur conformité ; elle est également fondée à appeler en garantie la société Carrières de Saint-Pierre Aigle, qui a produit des fiches techniques ne correspondant pas aux pierres livrées, et le Port autonome de Paris.

Par un mémoire enregistré le 2 août 2019, la société Entreprise Jean Lefebvre, représentée par Me Lambert, demande à la cour :

1°) à titre principal et par la voie de l'appel provoqué, de réformer le jugement et de rejeter les demandes de première instance du Port autonome de Paris à son encontre ;

2°) à titre subsidiaire, de rejeter toute demande de garantie formée à son encontre et de condamner les sociétés Apave parisienne, Althabegoity-Bayle et OGI à la garantir de toute condamnation prononcée à son encontre ;

3°) de mettre à la charge de tout succombant la somme de 3 000 euros sur le fondement des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Elle soutient que :

- le jugement doit être confirmé en ce qu'il a exclu le caractère décennal des désordres liés aux chocs des bateaux ;

- c'est à tort que les premiers juges l'ont condamnée sur le fondement de la garantie décennale, dès lors que les désordres litigieux ne lui sont pas imputables ; il résulte ainsi du rapport d'expertise qu'aucun manquement ne peut lui être reproché ;

- en tout état de cause, les matériaux défectueux lui ont été imposés, circonstance qui doit l'exonérer de toute responsabilité ;

- à titre subsidiaire, la société Apave parisienne, les membres du groupement de maîtrise d'œuvre et la société Pierre de France doivent être condamnés à la garantir des sommes mises à sa charge.

Par un mémoire enregistré le 22 novembre 2019, le Port autonome de Paris, représenté par Me Michel, demande à la cour :

1°) de rejeter la requête ainsi que les conclusions d'appel de la société Entreprise Jean Lefebvre ;

2°) par la voie de l'appel incident, de réformer le jugement en ce qu'il n'a pas fait droit à l'intégralité de ses demandes de première instance ;

3°) de mettre à la charge solidaire des sociétés Entreprise Jean Lefebvre, Apave parisienne, Althabegoity-Bayle et OGI la somme de 15 000 euros sur le fondement des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Il soutient que :

- la société requérante opère une confusion entre l'imputabilité des désordres et la faute à l'origine de ceux-ci, seule la première étant requise pour mettre en jeu la garantie décennale ;

- les désordres dont elle demande réparation sont imputables à la société Apave parisienne, à la maîtrise d'œuvre et à la société Entreprise Jean Lefebvre ; cette dernière était en effet en charge de la pose des pierres ; quant au contrôleur technique et à la maîtrise d'œuvre, leurs missions d'étude, de surveillance et de contrôle portaient notamment sur la nature et la qualité des pierres ;

- la circonstance qu'il a demandé l'utilisation de pierres de Saint-Pierre Aigle est sans incidence sur la survenue des désordres, lesquels résultent non du choix desdites pierres elles-mêmes, mais du défaut de qualité des pierres effectivement livrées ;

- les locateurs d'ouvrage ont commis des fautes établies par le rapport d'expertise ; ils n'ont en effet pas contrôlé la qualité des pierres livrées ; la société Entreprise Jean Lefebvre doit en outre endosser la responsabilité des fautes commises par son fournisseur ; enfin, la société requérante n'était pas tenue au seul contrôle purement formel des fiches techniques du CEBTP, mais aurait dû également porter une appréciation adéquate sur ces fiches, montrant une dispersion des valeurs contraire aux exigences de la norme en vigueur, et par suite alerter le maître d'ouvrage ;

- c'est à tort que les premiers juges ont écarté le caractère décennal des désordres liés aux chocs des bateaux ; les épaufrures affectant les pierres de couronnement mettent en jeu la solidité de l'ouvrage ; ces désordres sont imputables aux locateurs d'ouvrage ;

- il n'a commis aucune faute permettant d'exonérer ces derniers ;

- le coût des réparations, qui doit être mis in solidum à la charge des parties adverses, doit être évalué à la somme de 191 657 euros HT, ou a minima à la somme de 153 325,60 euros.

Par deux mémoires enregistrés les 15 janvier 2020 et 26 avril 2022, M. D... H..., Mme B... A... et la société OGI, représentés par Me Malardé, demandent à la cour :

1°) à titre principal et par la voie de l'appel provoqué, de réformer le jugement et de rejeter les demandes de première instance du Port autonome de Paris à leur encontre ;

2°) à titre subsidiaire, de rejeter toute demande de garantie formée à leur encontre et de condamner in solidum les sociétés Apave parisienne, Entreprise Jean Lefebvre et France Pierre à les garantir de toute condamnation prononcée à leur encontre ;

3°) de mettre à la charge de tout succombant la somme de 4 000 euros chacun sur le fondement des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Ils soutiennent que :

- la juridiction administrative est compétente pour connaître des appels en garantie formés contre la société Carrières de Saint-Pierre Aigle ;

- le jugement doit être réformé en ce qu'il a retenu leur responsabilité, dès lors que les fautes commises par le Port autonome de Paris sont exonératoires de responsabilité de l'architecte et du bureau d'études ; ainsi, la décision du maître d'ouvrage de ne pas mettre en œuvre de système de défense sur le quai est à l'origine des désordres ; le Port autonome de Paris a par ailleurs imposé l'utilisation de la pierre de Saint-Pierre Aigle ;

- à titre subsidiaire, ils n'ont commis aucune faute ; il ne leur appartenait pas de vérifier les capacités d'approvisionnement du fournisseur ni de procéder aux contrôles dont le défaut lui est reproché ;

- le Port autonome ne justifie pas du montant des travaux de réparation ; les sommes demandées sont excessives et ne devraient pas correspondre au remplacement de l'ensemble des pierres ;

- les sociétés Apave parisienne, France Pierre et Entreprise Jean Lefebvre doivent la garantie des condamnations prononcées à son encontre ; la première a commis une faute en n'alertant pas le maître d'ouvrage quant à la dispersion des résultats des essais du CEBTP et l'absence de justificatif sur l'existence d'un banc de pierre d'une épaisseur de 40 cm ; le fournisseur a livré des pierres gélives ; enfin, la société Entreprise Jean Lefebvre ne s'est pas assurée de la conformité des pierres posées et a contribué aux désordres en raison d'une mauvaise pose des pierres de rive ;

Par un courrier du 20 avril 2022, la cour a informé les parties, en application de l'article R. 611-7 du code de justice administrative, de ce que la décision à intervenir était susceptible d'être fondée sur un moyen relevé d'office, tiré de l'irrégularité du jugement attaqué en ce que le tribunal s'est à tort reconnu compétent pour statuer sur l'appel en garantie formé par M. H..., Mme A..., la société Omnium Général d'Ingénierie et la société Apave parisienne contre la société Carrières de Saint-Pierre Aigle, laquelle avait la qualité de simple fournisseur et non de participant à l'exécution des travaux publics litigieux.

Vu les autres pièces du dossier.

Vu :

- le code des marchés publics,

- le code de la construction et de l'habitation ;

- le décret n°76-87 du 21 janvier 1976 approuvant le cahier des clauses administratives générales applicables aux marchés publics de travaux,

- le code de justice administrative.

Les parties ont été régulièrement averties du jour de l'audience.

Ont été entendus au cours de l'audience publique :

- le rapport de Mme C...,

- les conclusions de M. Baronnet, rapporteur public,

- et les observations de Me Lepicard, représentant la société Apave parisienne.

Considérant ce qui suit :

1. Par un acte d'engagement signé le 1er février 2005, le Port autonome de Paris a confié la maîtrise d'œuvre du marché de réaménagement du port de la Gare, situé à Paris (13e arrondissement), à un groupement conjoint composé de l'agence d'architectes Althabegoity-Bayle et du bureau d'études Omnium général d'Ingénierie (OGI). Puis par acte d'engagement signé le 8 décembre 2005, le lot n° 1 du marché " VRD - Génie civil - Maçonnerie - Revêtements en pierres naturelles " a été confié à un groupement solidaire composé de la société Entreprise Jean Lefebvre Île-de-France, mandataire, et de la société Valentin. La mission de contrôleur technique a été confiée à la société Apave parisienne. Par ailleurs, la société Entreprise Jean Lefebvre a passé une commande de pierres pour la réalisation des travaux auprès de la société Carrières de Saint-Pierre Aigle.

2. La réception des travaux a été prononcée avec effet au 28 février 2007, les réserves ayant été levées le 26 juillet 2011. Des désordres sont apparus à l'été 2022 sur les pierres de couronnement de la rive du débarcadère, certaines présentant des délitements ou des épaufrures. En février 2012, le Port autonome de Paris a saisi le juge des référés du tribunal administratif de Paris qui, le 19 mars 2012, a ordonné une expertise en vue d'examiner ces désordres. M. G... E..., expert, a déposé son rapport le 22 décembre 2014. La société Apave parisienne relève appel du jugement du 18 décembre 2018 par lequel le tribunal administratif de Paris l'a condamnée in solidum, avec la société Entreprise Jean Lefebvre et les membres du groupement de maîtrise d'œuvre OGI-Althabegoity-Bayle, à verser au Port autonome de Paris la somme de 143 742,75 euros HT et le montant des frais et honoraires d'expertise, sommes augmentées des intérêts au taux légal à compter du 23 décembre 2015 et de la capitalisation des intérêts à compter du 19 juin 2017, et l'a en outre condamnée à garantir les membres du groupement de maîtrise d'œuvre à hauteur de 10 % de la condamnation prononcée à son encontre. M. D... H..., Mme B... A..., la société OGI et la société Entreprise Jean Lefebvre ont formé un appel provoqué à l'encontre de ce jugement, et le Port autonome de Paris en relève appel incident.

Sur la garantie décennale :

3. D'une part, il résulte des principes dont s'inspirent les articles 1792 et 2270 du code civil que des dommages apparus dans le délai d'épreuve de dix ans, de nature à compromettre la solidité de l'ouvrage ou à le rendre impropre à sa destination dans un délai prévisible, engagent la responsabilité des constructeurs sur le fondement de la garantie décennale, même s'ils ne se sont pas révélés dans toute leur étendue avant l'expiration du délai de dix ans. En application de ces principes, est susceptible de voir sa responsabilité engagée de plein droit toute personne appelée à participer à la construction de l'ouvrage, liée au maître de l'ouvrage par un contrat de louage d'ouvrage ou qui, bien qu'agissant en qualité de mandataire du propriétaire de l'ouvrage, accomplit une mission assimilable à celle d'un locateur d'ouvrage, ainsi que toute personne qui vend, après achèvement, un ouvrage qu'elle a construit ou fait construire. Le constructeur dont la responsabilité est recherchée sur ce fondement ne peut en être exonéré, outre les cas de force majeure et de faute du maître d'ouvrage, que lorsque, eu égard aux missions qui lui étaient confiées, il n'apparaît pas que les désordres lui soient en quelque manière imputables.

4. D'autre part, aux termes de l'article L. 111-23 du code de la construction et de l'habitation : " Le contrôleur technique a pour mission de contribuer à la prévention des différents aléas techniques susceptibles d'être rencontrés dans la réalisation des ouvrages. / Il intervient à la demande du maître de l'ouvrage et donne son avis à ce dernier sur les problèmes d'ordre technique dans le cadre du contrat qui le lie à celui-ci. Cet avis porte notamment sur les problèmes qui concernent la solidité de l'ouvrage et la sécurité des personnes. ". Aux termes de l'article L. 111-24 du même code, dans sa version applicable : " Le contrôleur technique est soumis, dans les limites de la mission à lui confiée par le maître de l'ouvrage à la présomption de responsabilité édictée par les articles 1792, 1792-1 et 1792-2 du code civil, reproduits aux articles L. 111-13 à L. 111-15, qui se prescrit dans les conditions prévues à l'article 2270 du même code reproduit à l'article L. 111-20. / Le contrôleur technique n'est tenu vis-à-vis des constructeurs à supporter la réparation de dommages qu'à concurrence de la part de responsabilité susceptible d'être mise à sa charge dans les limites des missions définies par le contrat le liant au maître d'ouvrage (...) ". Et aux termes de l'article R. 111-40 dudit code : " Au cours de la phase de conception, le contrôleur technique procède à l'examen critique de l'ensemble des dispositions techniques du projet. / Pendant la période d'exécution des travaux, il s'assure notamment que les vérifications techniques qui incombent à chacun des constructeurs énumérés à l'article 1792-1 (1°) du code civil s'effectuent de manière satisfaisante ".

5. Il résulte de l'instruction, notamment du rapport d'expertise déposé devant le tribunal le 22 décembre 2014 par M. E..., que certaines pierres de couronnement mises en place dans le cadre des travaux de réaménagement du port de la Gare ont présenté à compter de l'été 2011 une dégradation rapide excédant le vieillissement normal lié à l'utilisation de l'embarcadère. De nombreuses pierres ont ainsi été affectées de délitements de surface plus ou moins profonds, d'éclats au niveau de l'arête située côté eau et de rainurages. Selon l'expert, ces désordres sont liés, pour une part atteignant 75 %, à un défaut de certaines des pierres livrées par la société Carrières de Saint-Pierre Aigle, insuffisamment résistantes au gel, et pour une part atteignant 25 %, aux chocs exercés par les bateaux.

En ce qui concerne les désordres résultant des chocs des bateaux :

6. Il résulte de l'instruction que les éclats et rainurages sont causés par les chocs exercés par les bateaux sur les pierres de couronnement. Ces désordres ne mettent pas en cause la solidité de l'ouvrage et ne le rendent pas davantage impropre à sa destination, l'expert précisant en outre qu'ils relèvent d'une " usure prévisible ". En tout état de cause, la survenue de ces éclats est principalement imputable au choix du maître d'ouvrage de ne pas protéger le quai par des madriers verticaux ou tout autre système de défense, et il ne résulte pas de l'instruction qu'ils pourraient être imputables aux locateurs d'ouvrage. Dans ces conditions, le Port autonome de Paris n'est pas fondé à soutenir, par la voie de l'appel incident, que c'est à tort que, par le jugement attaqué, les premiers juges ont rejeté ses demandes indemnitaires en tant qu'elles concernaient les désordres causés par les chocs des bateaux.

En ce qui concerne les désordres résultant de la gélivité des pierres :

7. D'une part, il résulte de l'instruction, notamment du rapport d'expertise, que les défauts affectant une partie des pierres de couronnement, non résistantes au gel, compromettent la solidité de l'ouvrage, dès lors que cette gélivité aura pour conséquence une aggravation, chaque hiver, du délitement des pierres concernées. Lesdits désordres présentent donc un caractère décennal.

8. D'autre part, il résulte des essais menés par l'expert et des conclusions de son rapport que les désordres liés à la gélivité des pierres sont principalement la conséquence de la mauvaise qualité d'une partie des matériaux livrés par le fournisseur de la société Entreprise Jean Lefebvre. Cette dernière a procédé à la réception des pierres fournies par la société Carrières Saint-Pierre Aigle et les a posées. Les désordres en cause lui sont donc imputables. De même, les membres du groupement de maîtrise d'œuvre, M. D... H..., Mme B... A... et la société OGI, ont participé à la construction de l'ouvrage au sens des principes énoncés au point 3 du présent arrêt ; il leur appartenait notamment de vérifier les caractéristiques techniques des pierres prescrites et de celles livrées au titre de leurs missions d'étude, de surveillance et de contrôle des travaux. Enfin, contrairement à ce que soutient la société Apave parisienne, appelante principale, les dommages lui sont également imputables dès lors qu'elle était notamment chargée, comme elle l'indique elle-même dans sa requête d'appe, d'un contrôle technique de la construction portant sur les documents techniques de conception et d'exécution définissant les ouvrages et sur la réalisation de ceux-ci sur le chantier, aux termes de la convention de contrôle technique conclue avec le Port autonome de Paris ; elle a ainsi participé de manière directe et effective à la construction et les désordres lui sont par suite imputables, au titre de la garantie décennale, sans qu'il soit besoin pour le maître d'ouvrage d'établir qu'elle aurait commis un quelconque manquement. La société Entreprise Jean Lefebvre, M. D... H..., Mme B... A..., la société OGI et la société Apave parisienne doivent donc être en l'espèce regardés comme responsables, au titre de la garantie décennale, des désordres affectant les pierres abimées par le gel. La circonstance que le maître d'ouvrage a imposé les pierres fournies par la société Carrières Saint-Pierre Aigle est à cet égard sans incidence sur la survenue et l'imputabilité des désordres, dans la mesure où ces derniers résultent de la livraison de certaines pierres de mauvaise qualité, et non du choix du fournisseur lui-même, lequel a au demeurant partiellement livré des pierres non gélives.

9. Il résulte de l'instruction, notamment du rapport de l'expert, qui a validé les estimations produites devant lui au cours des opérations d'expertise, que le coût des travaux nécessaires à la réparation de l'ensemble des désordres affectant les pierres de couronnement du port de la Gare s'élève à la somme totale de 191 657 euros HT. Ce montant doit être retenu eu égard à la nécessité de remplacer l'ensemble des pierres mises en œuvre, y compris celles qui ne sont pas concernées par le défaut lié à la gélivité, dès lors en particulier que la dépose des seules pierres non conformes présenterait le risque d'abîmer les pierres conformes, et que le surcoût serait très faible au regard de la simplification du chantier qui en résulterait. Compte tenu de la part de 75 %, exposée au point 5 du présent arrêt, que représentent les désordres liés à la gélivité des pierres, seuls susceptibles en l'espèce d'engager la responsabilité des constructeurs au titre de la garantie décennale, il y a lieu de fixer le montant que ces derniers doivent in solidum être condamnés à payer, à la somme de 143 742,75 euros HT.

10. Il résulte de ce qui précède que les sociétés Apave parisienne, Entreprise Jean Lefebvre, OGI, M. D... H... et Mme B... A... ne sont pas fondés à relever appel du jugement attaqué en tant qu'il les a condamnés in solidum à verser au Port autonome de Paris la somme de 143 742,75 euros HT, ainsi que la somme de 16 697,41 euros HT correspondant aux frais et honoraires d'expertise, sommes augmentées des intérêts au taux légal à compter du 23 décembre 2015 et de la capitalisation des intérêts à compter du 19 juin 2017.

Sur les appels en garantie :

En ce qui concerne la régularité du jugement en tant qu'il a statué sur les appels en garantie :

11. Le litige né de l'exécution d'un marché de travaux publics et opposant des participants à l'exécution de ces travaux relève de la compétence de la juridiction administrative, quel que soit le fondement juridique de l'action engagée, sauf si les parties en cause sont unies par un contrat de droit privé et que le litige concerne l'exécution de ce contrat.

12. Il résulte de l'instruction que la société Carrières de Saint-Pierre Aigle a conclu, pour la fourniture des pierres utilisées pour l'exécution des travaux de réaménagement du port de la Gare, un contrat de sous-traitance relevant du droit privé avec la société Entreprise Jean Lefebvre, titulaire du lot n° 1 du marché. Eu égard notamment aux caractéristiques des pierres commandées, cette société a eu la qualité de simple fournisseur, et ne saurait dès lors être regardée comme ayant participé à l'exécution des travaux publics litigieux. Par suite, il appartient au seul juge judiciaire de connaître des actions en garantie formées par M. H..., Mme A..., la société OGI et la société Apave parisienne contre la société Carrières de Saint-Pierre Aigle. Il en résulte que les premiers juges ont entaché leur jugement d'irrégularité en ce qu'ils se sont reconnus compétents pour statuer sur lesdits appels. Le jugement attaqué doit dès lors être annulé en tant qu'il a statué sur les appels en garantie formés par les parties.

13. Il y a lieu pour la cour d'évoquer et de statuer immédiatement sur les appels en garantie.

En ce qui concerne la compétence de la juridiction administrative :

14. Il résulte de ce qui a été exposé aux points 11 et 12 du présent arrêt que les conclusions formées par M. H..., Mme A..., la société OGI et la société Apave parisienne contre la société Carrières de Saint-Pierre Aigle doivent être rejetées comme portées devant un ordre de juridiction incompétent pour en connaître.

En ce qui concerne le bien-fondé des appels en garantie :

15. En premier lieu, il résulte de l'instruction que la société Apave parisienne aurait dû alerter le maître d'ouvrage quant à la dispersion des résultats des fiches techniques produites par le CEBTP, relatifs aux pierres fournies par la société Carrières de Saint-Pierre Aigle, ces fiches comportant des anomalies qui auraient dû attirer son attention. Si l'appelante fait valoir qu'elle n'était tenue qu'à un contrôle de la conformité des documents aux normes applicables, la convention de contrôle technique qu'elle a conclue avec le Port autonome de Paris portait aussi, comme il a été dit au point 8 du présent arrêt, sur la réalisation des ouvrages sur le chantier. Si l'expert a fixé à 20 % la part de responsabilité que le contrôleur technique devait assumer dans la survenue des désordres, le manquement de ce dernier n'en est pas principalement à l'origine et il doit être regardé comme ayant contribué à leur survenue à hauteur de 10 %.

16. En deuxième lieu, eu égard aux missions des membres du groupement de maîtrise d'œuvre s'agissant de la conception, de l'établissement des documents techniques du marché, du contrôle et de la surveillance du chantier, il y a lieu de fixer leur part de responsabilité à 30 %, et non à 20 % comme proposé par l'expert. M. H..., Mme A... et la société OGI ont en effet accordé, comme cela résulte notamment du rapport d'expertise, un avis favorable aux fiches d'essais CEBTP alors que la dispersion anormale des données apparaissant dans ces fiches aurait dû les alerter. Par ailleurs, il résulte de l'instruction et notamment dudit rapport que les désordres liés à la gélivité des pierres ont été aggravés par une mauvaise conception de l'ouvrage, laquelle ne prévoyait pas de légère pente lors de la mise en œuvre des pierres, qui aurait permis d'atténuer les conséquences du gel sur celles-ci.

17. En troisième lieu, il résulte de l'instruction que les désordres liés à la gélivité d'une partie des pierres fournies sont la conséquence, pour une part qui doit être fixée à 60 %, de fautes imputables au fournisseur de la société Entreprise Jean Lefebvre, titulaire du lot n° 1 du marché litigieux. Dans ces conditions, cette dernière doit être tenue, à l'égard des autres constructeurs, responsable des fautes commises par son co-contractant.

18. En dernier lieu, si la société Apave parisienne demande la condamnation du Port autonome de Paris à la garantir des sommes mises à sa charge, elle n'établit la commission d'aucune faute par le maître d'ouvrage, alors par ailleurs qu'il ne résulte pas de l'instruction que ce dernier aurait une part de responsabilité dans la survenue des dommages liés à la gélivité des pierres, seuls susceptibles de présenter un caractère décennal.

19. Il résulte de ce qui précède que la société Apave parisienne doit être condamnée à garantir la société Entreprise Jean Lefebvre, M. H..., Mme A... et la société OGI à hauteur de 10 % des sommes mises à leur charge, que M. H..., Mme A... et la société OGI doivent être condamnés à garantir la société Apave parisienne et la société Entreprise Jean Lefebvre à hauteur de 30 % des sommes mises à leur charge, et que la société Entreprise Jean Lefebvre doit être condamnée à garantir M. H..., Mme A..., la société OGI et la société Apave parisienne à hauteur de 60 % des sommes mises à leur charge.

Sur les frais liés au litige :

20. Il n'y a pas lieu, dans les circonstances de l'espèce, de mettre à la charge de l'une ou l'autre des parties le versement d'une somme au titre des frais exposés par les autres parties et non compris dans les dépens.

D É C I D E :

Article 1er : Les articles 3, 4, 5 et 6 du jugement n° 1709964/3-1 du 18 décembre 2018 du tribunal administratif de Paris sont annulés.

Article 2 : La société Apave parisienne est condamnée à garantir la société Entreprise Jean Lefebvre, M. H..., Mme A... et la société OGI à hauteur de 10 % des sommes mises in solidum à leur charge.

Article 3 : M. H..., Mme A... et la société OGI sont condamnés à garantir la société Apave parisienne et la société Entreprise Jean Lefebvre à hauteur de 30 % des sommes mises in solidum à leur charge.

Article 4 : La société Entreprise Jean Lefebvre est condamnée à garantir M. H..., Mme A..., la société OGI et la société Apave parisienne à hauteur de 60 % des sommes mises in solidum à leur charge.

Article 5 : Les conclusions formées par M. H..., Mme A..., la société Omnium Général d'Ingénierie et la société Apave parisienne contre la société Carrières de Saint-Pierre Aigle sont rejetées comme portées devant un ordre de juridiction incompétent pour en connaître.

Article 6 : Le surplus des conclusions des parties est rejeté.

Article 7 : Le présent arrêt sera notifié à la société Apave Parisienne, au Grand port fluvio-maritime de l'axe Seine, à la société Entreprise Jean Lefebvre, à M. D... H..., à Mme B... A... et à la société Omnium Général d'Ingénierie.

Délibéré après l'audience du 24 mai 2022, à laquelle siégeaient :

- Mme Marianne Julliard, présidente-assesseure,

- Mme Marie-Dominique Jayer, première conseillère,

- Mme Gaëlle Mornet, première conseillère.

Rendu public par mise à disposition au greffe le 21 juin 2022.

La rapporteure,

G. C...La présidente,

M. F...

La greffière,

A. DUCHER

La République mande et ordonne au préfet de la région d'Île-de-France, préfet de Paris, en ce qui le concerne, ou à tous huissiers de justice à ce requis, en ce qui concerne les voies de droit commun, contre les parties privées, de pourvoir à l'exécution de la présente décision.

2

N° 19PA00750


Synthèse
Tribunal : Cour administrative d'appel de Paris
Formation : 3ème chambre
Numéro d'arrêt : 19PA00750
Date de la décision : 21/06/2022
Type d'affaire : Administrative
Type de recours : Plein contentieux

Composition du Tribunal
Président : M. LUBEN
Rapporteur ?: Mme Gaëlle MORNET
Rapporteur public ?: M. BARONNET
Avocat(s) : SELAS LARRIEU ET ASSOCIES

Origine de la décision
Date de l'import : 28/06/2022
Fonds documentaire ?: Legifrance
Identifiant URN:LEX : urn:lex;fr;cour.administrative.appel.paris;arret;2022-06-21;19pa00750 ?
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