Vu la procédure suivante :
Procédure contentieuse antérieure :
La société Lafarge SA a demandé au tribunal administratif de Paris d'annuler la décision du ministre du travail du 5 juillet 2019 annulant la décision de l'inspecteur du travail du 23 janvier 2019 et refusant d'autoriser le licenciement de Mme C... D..., et d'enjoindre au ministre de se prononcer à nouveau sur sa demande d'autorisation de licenciement.
Par un jugement n° 1920217/3-3 du 8 avril 2020, le tribunal administratif de Paris a annulé la décision du ministre du travail du 5 juillet 2019 et lui a enjoint de réexaminer la demande d'autorisation de licenciement de Mme C... D....
Procédure devant la cour :
Par une requête enregistrée le 5 juin 2020, le ministre du travail demande à la cour :
1°) d'annuler ce jugement ;
2°) de rejeter la demande de première instance de la société Lafarge SA.
Il soutient que :
- c'est à tort que le tribunal a estimé qu'il avait entaché sa décision du 5 juillet 2019 d'erreurs de droit et d'erreur d'appréciation ;
- il a parfaitement procédé au contrôle lui incombant en examinant la cause économique du licenciement invoquée par l'employeur ;
- c'est à juste titre qu'il a considéré que les éléments qui lui ont été présentés par la société Lafarge SA ne permettaient pas de retenir que la nécessité de sauvegarder la compétitivité de l'entreprise était démontrée ; la baisse de chiffre d'affaires invoquée par l'employeur n'établit pas la réalité de difficultés en matière de compétitivité de la société et des autres filiales du groupe situées en France ; la baisse du volume des vente de ciment, granulats et béton et des résultats des filiales du groupe Lafarge-Holcim en France entre 2011 et 2017 ne sont pas davantage de nature à caractériser une perte de compétitivité du groupe sur le territoire national, comme le démontre le rapport de l'enquête menée dans le cadre du recours hiérarchique, dès lors notamment que les volumes de leurs ventes de ciment et de béton ont augmenté en France entre 2015 et le premier semestre 2018 ;
- le nouveau plan stratégique du groupe Lafarge-Holcim, prévoyant notamment le licenciement de Mme C... D..., s'inscrit dans la continuité des précédentes stratégies mises en oeuvre en vue d'une simplification organisationnelle ayant comme objectif principal l'accroissement de la rentabilité du groupe, leader mondial, et non la sauvegarde de la compétitivité de la société Lafarge SA et des filiales du groupe situées en France, dont l'enquête administrative a démontré la solidité économique et financière.
La requête a été communiquée à la société Lafarge SA et à Mme C... D..., qui n'ont pas produit d'observations.
La date de clôture de l'instruction a été fixée au 20 novembre 2020.
Vu les autres pièces du dossier.
Vu :
- le code du travail ;
- le code de justice administrative.
Les parties ont été régulièrement averties du jour de l'audience.
Ont été entendus au cours de l'audience publique :
- le rapport de Mme A...,
- et les conclusions de Mme Pena, rapporteur public.
Considérant ce qui suit :
1. Mme C... D... a été recrutée le 24 mars 2005 par la société Lafarge, devenue Lafarge SA, filiale du groupe Lafarge-Holcim. Elle exerçait les fonctions d'assistante, et détenait les mandats de délégué syndical et de représentant syndical au comité d'entreprise. Par courrier du 12 décembre 2018, son employeur a demandé à l'inspecteur du travail de l'autoriser à la licencier pour motif économique. Par une décision du 23 janvier 2019, l'inspecteur du travail a accordé l'autorisation sollicitée. Le 22 mars 2019, Mme C... D... a formé un recours hiérarchique auprès du ministre du travail. Une décision du
5 juillet 2019, le ministre du travail a annulé la décision de l'inspecteur du travail du 23 janvier 2019 et a refusé d'autoriser le licenciement de la salariée. Par un jugement du 8 avril 2020 dont le ministre du travail relève appel, le tribunal administratif de Paris a annulé la décision du 5 juillet 2019 et a enjoint au ministre de réexaminer la demande d'autorisation de licenciement de Mme C... D....
2. En vertu des dispositions du code du travail, le licenciement des salariés légalement investis de fonctions représentatives, qui bénéficient, dans l'intérêt de l'ensemble des travailleurs qu'ils représentent, d'une protection exceptionnelle, est subordonné à une autorisation de l'inspecteur du travail dont dépend l'établissement. Lorsque le licenciement d'un de ces salariés est envisagé, ce licenciement ne doit pas être en rapport avec les fonctions représentatives normalement exercées ou l'appartenance syndicale de l'intéressé. Dans le cas où la demande d'autorisation de licenciement est fondée sur un motif de caractère économique, il appartient à l'inspecteur du travail et, le cas échéant, au ministre, de rechercher, sous le contrôle du juge de l'excès de pouvoir, si la situation de l'entreprise justifie le licenciement, en tenant compte notamment de la nécessité des réductions envisagées d'effectifs et de la possibilité d'assurer le reclassement du salarié dans l'entreprise ou au sein du groupe auquel appartient cette dernière. En outre, pour refuser l'autorisation sollicitée, l'autorité administrative a la faculté de retenir des motifs d'intérêt général relevant de son pouvoir d'appréciation de l'opportunité, sous réserve qu'une atteinte excessive ne soit pas portée à l'un ou l'autre des intérêts en présence.
3. Aux termes de l'article L. 1233-3 du code du travail, dans sa rédaction applicable au litige : " Constitue un licenciement pour motif économique le licenciement effectué par un employeur pour un ou plusieurs motifs non inhérents à la personne du salarié résultant d'une suppression ou transformation d'emploi ou d'une modification, refusée par le salarié, d'un élément essentiel du contrat de travail, consécutives notamment : / (...) / 3° A une réorganisation de l'entreprise nécessaire à la sauvegarde de sa compétitivité ; (...) / Les difficultés économiques, les mutations technologiques ou la nécessité de sauvegarder la compétitivité de l'entreprise s'apprécient au niveau de cette entreprise si elle n'appartient pas à un groupe et, dans le cas contraire, au niveau du secteur d'activité commun à cette entreprise et aux entreprises du groupe auquel elle appartient, établies sur le territoire national, sauf fraude. ".
4. Pour solliciter l'autorisation de licencier Mme C... D... pour motif économique, la société Lafarge SA a fait valoir qu'elle devait procéder à une réorganisation de l'entreprise en vue de sauvegarder sa compétitivité. Elle se prévalait notamment du niveau bas de la demande de béton, de granulats et de ciment en France, et de la baisse du volume des ventes entre 2011 et 2017 du fait d'une concurrence accrue. Elle indiquait qu'il en résultait une réduction significative de son résultat d'exploitation, qui était négatif entre 2014 et 2017, affectant sa capacité d'investissement et de financement de l'innovation. Elle ajoutait que la nécessité de se réorganiser était avérée du fait de la dégradation de ses résultats, dans un contexte de reprise économique faible et de demande atone dans le secteur de la construction, du fait notamment du développement de nouveaux matériaux et de l'entrée sur le marché de nouveaux acteurs. Elle invoquait enfin une augmentation de ses coûts, partiellement liée à une pression réglementaire accrue et à une difficulté d'accès aux ressources.
5. Après enquête contradictoire menée par ses services, le ministre du travail a estimé que la société Lafarge SA ne démontrait pas la réalité des menaces ainsi invoquées. Il a notamment exposé dans la décision de refus du 5 juillet 2019 que les éléments transmis à l'administration montraient, contrairement à ce qui était avancé, une augmentation des ventes de ciment en France depuis la fusion, en juillet 2015, ayant donné naissance au groupe Lafarge-Holcim, ainsi qu'une hausse du chiffre d'affaires du groupe en France. Le ministre a par ailleurs
relevé que les entités opérationnelles du groupe en France bénéficiaient d'une reprise du marché français du bâtiment amorcée en 2016 et poursuivie jusqu'à 2018. Il a enfin souligné que la progression des ventes en volume du groupe, sur tous les secteurs d'activité, au premier semestre 2018, était plus marquée notamment en France, qui était considérée comme un marché porteur. Il n'a, en se fondant sur ces circonstances, commis aucune erreur de droit au regard des dispositions précitées de l'article L. 1233-3 du code du travail. La circonstance qu'il n'a pas également mentionné dans les motifs de sa décision tous les autres arguments de l'employeur, notamment ceux relatifs à la concurrence de nouveaux produits, à l'apparition de nouveaux opérateurs sur le marché et au renforcement des exigences environnementales, arguments de la société qui ont néanmoins fait l'objet d'un examen, comme cela ressort du rapport d'enquête produit par le ministre, ne saurait révéler une erreur de droit dans l'application des dispositions précitées. Par ailleurs, si le ministre a ajouté que le projet de réorganisation répondait selon lui, en réalité, à une stratégie d'accroissement de la rentabilité de l'entreprise et non à une nécessité de sauvegarde de compétitivité, cette indication pouvait sans erreur de droit compléter les motifs précédents. Par suite, le ministre du travail est fondé à soutenir que c'est à tort que le tribunal administratif de Paris a annulé la décision du 5 juillet 2019 pour erreurs de droit et erreur d'appréciation.
6. Il appartient à la cour, saisie du litige par l'effet dévolutif de l'appel, d'examiner les autres moyens présentés par la société Lafarge SA devant le tribunal administratif de Paris.
7. En premier lieu, contrairement à ce que soutient la société Lafarge SA, l'inspecteur du travail, en se bornant à indiquer dans sa décision du 23 janvier 2019 que l'entreprise devait faire face à une concurrence accrue avec les autres secteurs de la construction et à une évolution s'inscrivant dans la performance environnementale et énergétique, sans exposer les raisons pour lesquelles il estimait que la société Lafarge SA établissait l'existence de menaces réelles pesant sur sa compétitivité, n'a pas suffisamment motivé sa décision. Le ministre du travail pouvait donc légalement l'annuler pour ce motif.
8. En deuxième lieu, le licenciement d'un salarié protégé pour motif économique tiré d'une nécessité de sauvegarde de la compétitivité de l'entreprise sur le fondement des dispositions précitées du 3° de l'article L. 1233-3 du code du travail, peut être autorisé alors même que l'entreprise ne connaîtrait pas de difficultés économiques, si des menaces réelles pesant sur la compétitivité sont démontrées. Toutefois, cette possibilité n'implique pas que l'administration ne puisse prendre en compte, pour apprécier la réalité des menaces, les difficultés économiques alléguées par une entreprise à l'appui de sa demande. En l'espèce, la société Lafarge SA faisait valoir notamment la baisse en volume des ventes de ses produits au cours des dernières années et la baisse de son chiffre d'affaires. Par suite, comme il a été dit au point 5 du présent arrêt, le ministre du travail pouvait sans erreur de droit opposer à la demande de l'entreprise ses résultats économiques récents, relevant en particulier une augmentation en 2016 et 2017, en France, des ventes de ciment, secteur prépondérant, et une progression des ventes en volume au premier semestre 2018 de manière plus marquée en Europe et en France.
9. En troisième lieu, il ressort des pièces du dossier, notamment d'un rapport du cabinet d'expertise Sextant, que si la demande de ciment en France a baissé entre 2011 et 2015, elle a augmenté à partir de 2016, progression qui devait se poursuivre en 2019 et jusqu'à 2021. Par ailleurs, la place de ce matériau dans le secteur du bâtiment demeure prépondérante, et aucun élément au dossier n'établit que l'émergence de nouveaux matériaux concurrents risquerait d'entrainer un recul important de cette proportion. S'agissant de la baisse des ventes du groupe Lafarge-Holcim en France, les données produites par l'entreprise révèlent que, contrairement à ce qu'elle fait valoir, les ventes de ciment ont augmenté en 2017 et celles de béton ont fortement
progressé la même année. Cette hausse des ventes en France est confirmée par l'analyse du cabinet Sextant. Si l'employeur invoque des défis environnementaux et des contraintes liées à des mises aux normes résultant de nouvelles réglementations en matière de transition énergétique, elle n'établit par aucun document la nature précise et l'impact réel sur sa compétitivité de mesures à prendre dans ce cadre. Quant à la concurrence que représenterait l'arrivée sur le marché de nouveaux opérateurs, tels une start-up industrielle installée dans les Pays de la Loire ou des acteurs digitaux proposant de la vente de ciment en ligne, il ne ressort pas des pièces du dossier, en l'absence de données chiffrées probantes relatives à l'ampleur réelle de l'impact de ces opérateurs, s'adressant davantage à une clientèle de particuliers bricoleurs ou d'artisans, qu'ils feraient peser des menaces avérées sur la compétitivité de l'activité du groupe Lafarge-Holcim en France, leader dans le secteur de la construction. En outre, si le chiffre d'affaires de la société Lafarge SA elle-même est en baisse, cette circonstance n'est pas susceptible de révéler des menaces en matière de compétitivité des produits du groupe en France, dès lors que l'entreprise assure des fonctions support faisant l'objet d'une facturation interne, auprès des entités du groupe qui en dépendent. Il ressort enfin de l'examen de l'ensemble des données financières du groupe Lafarge-Holcim produites au dossier que ce dernier dispose de réserves de liquidités et d'une surface capitalistique de nature à lui conférer une marge de manoeuvre opérationnelle importante pour réaliser les investissements nécessaires à la préservation de sa compétitivité. Dans ces conditions, la société Lafarge SA n'est pas fondée à soutenir que le ministre du travail aurait commis une erreur d'appréciation en estimant qu'elle ne démontrait pas la réalité de menaces pesant sur sa compétitivité, appréciée au niveau des filiales du groupe opérationnelles en France et dépendant de la société Lafarge SA, rendant nécessaire le licenciement projeté.
10. En dernier lieu, si le ministre du travail a fait état, dans sa décision, d'un communiqué de presse du groupe Lafarge-Holcim du 27 juillet 2018 évoquant des résultats économiques au niveau mondial, cette mention, qui au demeurant souligne les résultats positifs " en Europe et en France ", est sans incidence sur la légalité du refus d'autorisation, dans la mesure où l'autorité administrative a bien apprécié les motifs de la demande au niveau des filiales du groupe opérationnelles en France et dépendant de la société Lafarge SA, comme cela ressort des points 6 et 7 de ladite décision. De même, comme il a été dit au point 5 du présent arrêt, la circonstance que le ministre a estimé dans sa décision du 5 juillet 2019 que le projet de réorganisation de la société Lafarge SA s'inscrivait en réalité dans une stratégie d'accroissement de la rentabilité de l'entreprise est sans incidence sur la légalité du refus d'autorisation, lequel est fondé sur l'absence de démonstration par l'employeur de menaces réelles pesant sur sa compétitivité.
11. Il résulte de tout ce qui précède que le ministre du travail est fondé à soutenir que c'est à tort que, par le jugement attaqué, le tribunal administratif de Paris a annulé sa décision du 5 juillet 2019 refusant d'autoriser le licenciement de Mme C... D....
DECIDE :
Article 1er : Le jugement n° 1920217/3-3 du 8 avril 2020 du tribunal administratif de Paris est annulé.
Article 2 : La demande de la société Lafarge SA devant le tribunal administratif de Paris est rejetée.
Article 3 : Le présent arrêt sera notifié à la société Lafarge SA, à Mme C... D... et au ministre du travail, de l'emploi et de l'insertion.
Délibéré après l'audience du 19 janvier 2021, à laquelle siégeaient :
- M. B..., premier vice-président,
- M. Bernier, président-assesseur,
- Mme A..., premier conseiller.
Rendu public par mise à disposition au greffe le 26 février 2021.
Le rapporteur,
G. A...Le président,
M. B...
Le greffier,
N. DAHMANI
La République mande et ordonne au ministre du travail, de l'emploi et de l'insertion, en ce qui le concerne, ou à tous huissiers de justice à ce requis, en ce qui concerne les voies de droit commun, contre les parties privées, de pourvoir à l'exécution de la présente décision.
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N° 20PA01396