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09/07/2020 | FRANCE | N°19PA02786

France | France, Cour administrative d'appel de Paris, 1ère chambre, 09 juillet 2020, 19PA02786


Vu la procédure suivante :

Procédure contentieuse antérieure :

M. C... A... et la société Aéronord ont demandé au tribunal administratif de Paris de condamner l'État à les indemniser, à hauteur de 699 704,34 euros pour la société Aéronord et de 2 333 749,09 euros pour M. A..., des préjudices qu'ils estiment avoir subis à raison de la saisie, en Espagne, d'un hélicoptère leur appartenant, dans le cadre d'une procédure de commission rogatoire ordonnée par des magistrats français.

Par une ordonnance n° 1808027 du 21 juin 2018, la présidente du tribunal a

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Vu la procédure suivante :

Procédure contentieuse antérieure :

M. C... A... et la société Aéronord ont demandé au tribunal administratif de Paris de condamner l'État à les indemniser, à hauteur de 699 704,34 euros pour la société Aéronord et de 2 333 749,09 euros pour M. A..., des préjudices qu'ils estiment avoir subis à raison de la saisie, en Espagne, d'un hélicoptère leur appartenant, dans le cadre d'une procédure de commission rogatoire ordonnée par des magistrats français.

Par une ordonnance n° 1808027 du 21 juin 2018, la présidente du tribunal administratif de Paris a rejeté cette demande comme portée devant un ordre de juridiction incompétent pour en connaître.

Par un arrêt n° 18PA02731 du 29 novembre 2018, la Cour administrative d'appel de Paris a annulé cette ordonnance et renvoyé l'affaire devant le tribunal administratif de Paris.

Par un jugement n° 1808027 du 4 juillet 2019, le tribunal administratif de Paris a rejeté la demande de M. C... A... et la société Aéronord.

Procédure devant la Cour :

Par une requête enregistrée le 23 août 2019 et un mémoire enregistré le 10 mars 2020, M. A... et la société Aéronord, représentés par Me E..., demandent à la Cour :

1°) d'annuler le jugement n° 1808027 du 4 juillet 2019 du tribunal administratif de Paris ;

2°) de condamner l'État à leur verser respectivement, à la société Aéronord, la somme de 699 704,76 euros, et à M. A... la somme de 2 152 900,76 euros au titre de la réparation du préjudice ;

3°) de mettre à la charge de l'État le versement d'une somme de 10 000 euros à leur verser en application de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Ils soutiennent que :

- leur préjudice ne résulte pas d'un dysfonctionnement du service public judiciaire eu égard à des actes d'un magistrat instructeur, mais d'un fonctionnement défectueux du service public administratif de la justice, eu égard aux actes du magistrat français de liaison à Madrid ;

- leur préjudice est de nature à être indemnisé sur le terrain de la responsabilité sans faute de l'État, pour rupture de l'égalité devant les charges publiques du fait de l'exécution d'une convention internationale, en l'occurrence la convention européenne d'entraide judiciaire en matière pénale, dès lors que ledit préjudice revêt un caractère grave et spécial, qu'il ne peut être regardé comme une charge leur incombant normalement, et que la convention ne peut être interprétée comme ayant entendu exclure toute indemnisation ;

- la méconnaissance par l'État de son obligation d'endossement, au titre de la protection diplomatique qu'il doit à ses ressortissants lorsque leurs droits sont lésés par un État étranger, méconnait leur droit de propriété tel que garanti par l'article 17 de la Déclaration des droits de l'Homme et du citoyen et l'article 1er du protocole additionnel à la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ;

- le préjudice subi est la conséquence directe de la saisie à laquelle il a été procédé sur la demande des autorités françaises.

Par un mémoire en défense enregistré le 23 décembre 2019, le garde des sceaux, ministre de la justice conclut au rejet de la requête.

Il fait valoir que les conclusions de la requête, en tant qu'elles portent sur la responsabilité fautive de l'État du fait du fonctionnement du service public de la justice judiciaire, sont portées devant un ordre de juridiction incompétent pour en connaître et, pour le surplus, qu'aucun des moyens de la requête n'est fondé.

Vu les autres pièces du dossier.

Vu :

- la Constitution, notamment son préambule ;

- la Déclaration des droits de l'Homme et du citoyen, notamment son article 17 ;

- le préambule de la Constitution de 1946, notamment son quatorzième alinéa ;

- la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ;

- la convention européenne d'entraide judiciaire en matière pénale, signée à Strasbourg le 20 avril 1959, ensemble le décret n° 67-636 du 23 juillet 1967 décidant sa publication ;

- l'action commune 96/277/JAI du 22 avril 1996 adoptée par le Conseil sur la base de l'article K.3 du traité sur l'Union européenne, concernant un cadre d'échange de magistrats de liaison visant à l'amélioration de la coopération judiciaire entre les États membres de l'Union européenne ;

- le code de l'organisation judiciaire ;

- le code de justice administrative ;

- l'ordonnance n° 2020-305 du 25 mars 2020 portant adaptation des règles applicables devant les juridictions de l'ordre administratif.

Les parties ont été régulièrement averties du jour de l'audience.

Ont été entendus au cours de l'audience publique :

- le rapport de M. B...,

- les conclusions de Mme Guilloteau, rapporteur public,

- les observations de Me E..., avocat de M. A... et de la société Aéronord.

Considérant ce qui suit :

1. La société Aéronord, preneur en crédit-bail d'un hélicoptère " Écureuil ", a chargé la société Héli-Nord de l'exploitation de l'appareil et celle-ci l'a loué aux sociétés Héli VIP et Isis. Dans le cadre d'une procédure pénale relative à un trafic de stupéfiants mettant en cause l'un des représentants des sociétés loueuses, un juge d'instruction du tribunal de grande instance de Marseille a délivré une commission rogatoire internationale aux autorités espagnoles afin qu'il soit procédé à la saisie de l'aéronef. La police espagnole y a procédé le 19 octobre 2010, en présence d'officiers de police judiciaire français. L'appareil a alors été transporté par camion dans une fourrière. La société requérante ayant demandé sa restitution le 5 novembre 2010, le juge d'instruction a rejeté cette demande le 13 janvier 2011. La chambre de l'instruction de la cour d'appel d'Aix en Provence a infirmé cette décision et ordonné la restitution de l'hélicoptère par un arrêt du 6 avril 2011, que le procureur général a transmis aux autorités espagnoles afin qu'elles procèdent à son exécution. La société Aéronord a alors récupéré l'appareil dans un état que les requérants décrivent comme gravement endommagé. Le 23 juin 2011, la société Aéronord et M. A..., associé de cette société qui s'était porté caution auprès du crédit-bailleur, ont saisi le tribunal de grande instance de Paris d'une action tendant à l'indemnisation de leur préjudice. Leur demande a été rejetée par un jugement du 21 janvier 2015, que la cour d'appel de Paris a confirmé par un arrêt du 5 janvier 2016 au motif que le lien entre le préjudice et la faute des autorités judiciaires n'était pas établi. Le 18 janvier 2017, la Cour de cassation a rejeté le pourvoi formé à l'encontre de cet arrêt.

2. La société Aéronord et M. A..., après avoir vainement saisi le garde des sceaux, ministre de la justice d'une demande indemnitaire préalable, ont saisi le tribunal administratif de Paris d'une demande tendant à la condamnation de l'État à les indemniser des préjudices qu'ils estiment avoir subis et qu'ils imputent aux agissements matériels des autorités espagnoles. Par une ordonnance du 21 juin 2018, la présidente du tribunal administratif de Paris a rejeté leur demande comme portée devant un ordre de juridiction incompétent pour en connaître. Par un arrêt du 29 novembre 2018, la Cour a annulé cette ordonnance et renvoyé l'affaire devant le tribunal administratif, en jugeant que la juridiction administrative n'était pas manifestement incompétente pour connaître de l'ensemble des demandes. Par un jugement du 19 juillet 2019, dont les intéressés relèvent appel devant la Cour, le tribunal administratif de Paris a de nouveau rejeté l'ensemble de leurs conclusions.

Sur la responsabilité pour faute de l'État :

3. Les requérants soutiennent que le préjudice qu'ils allèguent résulte d'un suivi insuffisant, par le magistrat français de liaison affecté auprès de l'ambassadeur de France auprès du Royaume d'Espagne, de la commission rogatoire délivrée par le juge d'instruction du tribunal de grande instance de Marseille et révèle ainsi une organisation défaillante du service public de la justice. Toutefois, le litige, qui se rattache à une procédure judiciaire engagée en France, met en réalité en cause le fonctionnement même du service public judiciaire. Par suite, le garde des sceaux, ministre de la justice est fondé à soutenir que, ainsi d'ailleurs que la Cour l'avait déjà relevé dans les motifs de son arrêt du 29 novembre 2018, la juridiction administrative est incompétente pour connaître de l'action en responsabilité pour faute du service public de la justice, qui a d'ailleurs déjà été soumise aux juridictions judiciaires.

Sur la responsabilité sans faute de l'État :

En ce qui concerne l'exécution de la convention européenne d'entraide judiciaire en matière pénale :

4. La responsabilité de l'État est susceptible d'être engagée, sur le fondement de l'égalité des citoyens devant les charges publiques, pour assurer la réparation de préjudices nés de conventions conclues par la France avec d'autres États et entrées en vigueur dans l'ordre interne, à la condition, d'une part, que ni la convention elle-même, ni la loi qui en a éventuellement autorisé la ratification ne puissent être interprétées comme ayant entendu exclure toute indemnisation et, d'autre part, que le préjudice dont il est demandé réparation, revêtant un caractère grave et spécial, ne puisse, dès lors, être regardé comme une charge incombant normalement aux intéressés. Pour statuer sur le terrain de la responsabilité sans faute, le juge se borne à prendre acte de l'entrée en vigueur dans l'ordre interne des stipulations en cause, sans s'interroger, tout au moins d'office, sur leur irrégularité éventuelle.

5. Aux termes de l'article 1er de la convention européenne d''entraide judiciaire en matière pénale, signée à Strasbourg, le 20 avril 1959, entrée en vigueur dans l'ordre interne en vertu du décret n° 67-636 du 23 juillet 1967 : " 1. Les Parties contractantes s'engagent à s'accorder mutuellement, selon les dispositions de la présente convention, l'aide judiciaire la plus large possible dans toute procédure visant des infractions dont la répression est, au moment où l'entraide est demandée, de la compétence des autorités judiciaires de la partie requérante. / 2 La présente convention ne s'applique ni à l'exécution des décisions d'arrestation et des condamnations ni aux infractions militaires qui ne constituent pas des infractions de droit commun ". L'article 3, applicable aux commissions rogatoires internationales, stipule que : " 1. La partie requise fera exécuter, dans les formes prévues par sa législation, les commissions rogatoires relatives à une affaire pénale qui lui seront adressées par les autorités judiciaires de la partie requérante et qui ont pour objet d'accomplir des actes d'instruction ou de communiquer des pièces à conviction, des dossiers ou des documents (...) ". Si d'éventuelles fautes commises dans les opérations de mise en oeuvre des stipulations précitées sont susceptibles d'engager la responsabilité de l'État selon les règles de droit interne applicables, ces mêmes stipulations sont par elles-mêmes, eu égard à leur objet et à leur généralité, insusceptibles de faire naître dans le chef des particuliers un préjudice grave et anormal de nature à conduire à l'engagement de la responsabilité sans faute de l'État sur le fondement de l'égalité des citoyens devant les charges publiques dans les conditions rappelées au point 4. Le moyen doit donc être écarté.

En ce qui concerne l'absence de délivrance de la protection diplomatique :

6. Les requérants critiquent l'absence d'endossement de leur réclamation indemnitaire par l'État, alors que les principes du droit international public auraient dû conduire ce dernier à les indemniser au titre de la protection diplomatique qu'il leur doit. Ils soutiennent que sont ainsi méconnues tant les dispositions de l'article 17 de la Déclaration des droits de l'Homme et du citoyen que les stipulations du premier protocole additionnel à la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales.

7. En premier lieu, si, aux termes du quatorzième alinéa du préambule de la Constitution du 27 octobre 1946, auquel renvoie le préambule de la Constitution : " La République française, fidèle à ses traditions, se conforme aux règles du droit public international ", aucune règle du droit international directement applicable en droit interne, non plus d'ailleurs qu'aucun principe constitutionnel ni aucune disposition législative, ne fait obligation aux autorités de l'État d'endosser, au titre de la protection diplomatique, les réclamations individuelles de ses ressortissants qui invoquent la perte de leurs biens en dehors du territoire national du fait notamment des agissement des autorités d'une puissance étrangère, non plus qu'à procéder à l'indemnisation du préjudice subséquent. La question de savoir si l'insuffisance alléguée des mesures de protection du bien des requérants en territoire espagnol, à la supposer établie, est susceptible d'engager la responsabilité de la puissance publique, implique nécessairement l'examen des rapports entre l'État français et le Royaume d'Espagne, et échappe en tout état de cause à la compétence de la juridiction administrative. Il s'ensuit que le moyen ainsi articulé ne peut prospérer, y compris en tant qu'il se fonde sur la méconnaissance de l'article 17 de la Déclaration des droits de l'Homme et du citoyen, et doit être écarté.

8. En second lieu, aux termes de l'article 1er du premier protocole additionnel à la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales : " Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d'utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international. / Les dispositions précédentes ne portent pas atteinte au droit que possèdent les États de mettre en vigueur les lois qu'ils jugent nécessaires pour réglementer l'usage des biens conformément à l'intérêt général ou pour assurer le paiement des impôts ou d'autres contributions ou des amendes ". Ces stipulations n'ont ni pour effet ni pour objet d'obliger les États signataires à indemniser leurs ressortissants du préjudice né de la perte de leur bien en dehors de leurs frontières, ni d'endosser leur réclamation sur ce point au titre de la protection diplomatique. Le moyen ne peut donc qu'être écarté.

9. Il résulte de tout ce qui précède que la requête de M. C... A... et de la société Aéronord doit être rejetée en toutes ses conclusions, y compris celles fondées sur l'article L. 761-1 du code de justice administrative, dès lors que l'État n'est pas la partie perdante dans la présente instance.

DÉCIDE :

Article 1er : La requête de M. C... A... et de la société Aéronord est rejetée.

Article 2 : Le présent arrêt sera notifié à M. C... A..., à la société Aéronord et au garde des sceaux, ministre de la justice.

Copie en sera adressée au ministre de l'Europe et des affaires étrangères.

Délibéré après l'audience du 29 juin 2020, à laquelle siégeaient :

- Mme D..., présidente de chambre,

- M. B..., président-assesseur,

- M. Platillero, premier conseiller.

Rendu public par mise à disposition au greffe le 9 juillet 2020.

La présidente de la 1ère chambre,

S. D...

La République mande et ordonne au garde des sceaux, ministre de la justice en ce qui le concerne ou à tous huissiers de justice à ce requis en ce qui concerne les voies de droit commun contre les parties privées, de pourvoir à l'exécution de la présente décision.

2

N° 19PA02786


Synthèse
Tribunal : Cour administrative d'appel de Paris
Formation : 1ère chambre
Numéro d'arrêt : 19PA02786
Date de la décision : 09/07/2020
Type d'affaire : Administrative
Type de recours : Plein contentieux

Composition du Tribunal
Président : Mme PELLISSIER
Rapporteur ?: M. Stéphane DIEMERT
Rapporteur public ?: Mme GUILLOTEAU
Avocat(s) : COUTANT PEYRE

Origine de la décision
Date de l'import : 12/03/2021
Fonds documentaire ?: Legifrance
Identifiant URN:LEX : urn:lex;fr;cour.administrative.appel.paris;arret;2020-07-09;19pa02786 ?
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