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10/07/2018 | FRANCE | N°16PA03523

France | France, Cour administrative d'appel de Paris, 8ème chambre, 10 juillet 2018, 16PA03523


Vu la procédure suivante :

Procédure contentieuse antérieure :

La société Mory SA a demandé au Tribunal administratif de Paris d'annuler la décision du 26 février 2007 par laquelle le ministre de l'économie, des finances et de l'industrie a rejeté ses demandes, formées par courrier du 3 janvier 2007, visant, d'une part, l'émission d'un arrêt de débet contre le Sernam pour la récupération de l'aide de 41 millions d'euros déclarée incompatible avec le marché commun par la Commission européenne dans sa décision du 20 octobre 2004 et, d'autre part, l'émission d'

un arrêt de débet contre celui des bénéficiaires qui dispose aujourd'hui des aide...

Vu la procédure suivante :

Procédure contentieuse antérieure :

La société Mory SA a demandé au Tribunal administratif de Paris d'annuler la décision du 26 février 2007 par laquelle le ministre de l'économie, des finances et de l'industrie a rejeté ses demandes, formées par courrier du 3 janvier 2007, visant, d'une part, l'émission d'un arrêt de débet contre le Sernam pour la récupération de l'aide de 41 millions d'euros déclarée incompatible avec le marché commun par la Commission européenne dans sa décision du 20 octobre 2004 et, d'autre part, l'émission d'un arrêt de débet contre celui des bénéficiaires qui dispose aujourd'hui des aides à la restructuration du Sernam en vue de sa cession.

Par un jugement avant dire droit du 29 juillet 2011, le Tribunal administratif de Paris a ordonné un supplément d'instruction contradictoire, à l'effet de demander à la Commission européenne d'adresser au tribunal les informations mentionnées dans les motifs dudit jugement, dans un délai de trois mois suivant sa notification.

Par un jugement n° 0706278/4-1 du 29 septembre 2016, le Tribunal administratif de Paris a annulé la décision attaquée mais a rejeté la demande tendant à ce qu'il soit enjoint au ministre de l'économie et des finances de récupérer les aides déclarées incompatibles avec le marché commun par la Commission européenne.

Procédure devant la Cour :

Par une requête sommaire enregistrée le 30 novembre 2016, un mémoire ampliatif enregistré le 2 février 2017 et deux mémoires récapitulatifs enregistrés les 19 juillet et 15 décembre 2017, et un nouveau mémoire enregistré le 27 mars 2018, la société Mory SA, représentée par Me C...et Me Loubières, demande à la Cour :

1°) d'annuler le jugement n° 0706278/4-1 du 29 septembre 2016 du Tribunal administratif de Paris en tant qu'il a rejeté la demande tendant à que soit prononcée une injonction de récupération des aides déclarées incompatibles par la décision Sernam 3 et la demande tendant à ce qu'il soit procédé avant dire droit à un renvoi préjudiciel devant la Cour de justice de l'Union européenne en appréciation de validité de la décision Sernam 4 ;

2°) de constater que la décision Sernam 4 soulève des doutes quant à sa validité en premier lieu au regard de la compétence de la Commission pour l'adopter, en deuxième lieu au regard du respect de la procédure et de la sauvegarde des droits fondamentaux des parties, et en troisième lieu au regard de l'absence de base légale et des erreurs manifestes de fait et de droit qu'elle est susceptible de comporter ;

3°) d'ordonner le renvoi préjudiciel devant la Cour de justice de l'Union européenne sur le fondement de l'article 267 TFUE et de soumettre à la Cour de justice la question de la validité de la décision de la Commission européenne du 4 avril 2012, dite Sernam 4, au regard des dispositions TFUE et du droit dérivé relatif aux aides d'Etat ;

4°) de surseoir à statuer sur la demande d'injonction de récupération objet du présent litige dans l'attente de l'arrêt de la Cour de justice de l'Union européenne statuant sur renvoi préjudiciel ;

5°) de condamner l'Etat au versement d'une somme de 30 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Elle soutient que :

- le tribunal administratif n'a pas suffisamment motivé son refus d'opérer un renvoi préjudiciel et a violé les droits procéduraux de la requérante tirés tant du droit de l'Union que de l'article 6 §1 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales dès lors qu'elle n'a pas pu répondre aux conclusions de l'avocat général devant la Cour ;

- le jugement attaqué omet de répondre à de nombreux moyens soulevés par la partie appelante dans sa requête introductive d'instance devant le Tribunal de l'Union européenne, alors que l'appelante se réfère explicitement à cette requête dans son mémoire récapitulatif ;

- c'est à tort que le Tribunal administratif de Paris a rejeté l'existence de tout doute sérieux quant à la décision Sernam 4 et a considéré que celle-ci ne présentait pas de difficultés sérieuses ;

- le tribunal administratif a excédé sa compétence pour apprécier la validité de la décision Sernam 4, ignoré le monopole de décision de la Cour de justice et dénaturé l'arrêt de la Cour en date du 17 septembre 2005 ;

- le tribunal administratif a porté atteinte aux droits garantis par la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales en matière de protection des droits procéduraux dans les procédures communautaires et nationales ;

- l'absence de diligence du tribunal administratif et la durée anormale de la procédure emportent des conséquences importantes sur l'état présent de la procédure.

Par un mémoire en défense enregistré le 10 avril 2017, le ministre de l'économie et des finances conclut au rejet de la requête.

Le ministre de l'économie et des finances fait valoir que les moyens de la requête ne sont pas fondés.

Par deux mémoires, présentés le 25 octobre 2017 et le 15 mars 2018, la société Géodis Calberson, représentée par Me Autret, conclut au rejet de la requête de la société Mory S.A et à ce que cette dernière soit condamnée à lui verser la somme de 5 000 au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

La société Géodis Calberson fait valoir que les moyens de la requête ne sont pas fondés.

Vu les autres pièces du dossier.

Vu :

- la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales,

- le traité sur le fonctionnement de l'Union européenne,

- le code de commerce,

- le code de justice administrative.

Les parties ont été régulièrement averties du jour de l'audience.

Ont été entendus au cours de l'audience publique :

- le rapport de M. Luben,

- les conclusions de M. Sorin, rapporteur public,

- les observations de Me Loubières, avocat de la société Mory S.A,

- et les observations de Me Autret, avocat de la société Géodis Calberson.

Considérant ce qui suit :

1. Depuis sa création en 1970 sous la forme d'un département interne de la SNCF, le Sernam effectuait principalement des activités de transport de colis sur le marché du groupage qui inclut essentiellement les services de messagerie traditionnelle ou expresse, ainsi que, dans une moindre mesure, sur le marché de l'affrètement et de la logistique. Cette activité reposait sur des moyens d'infrastructures (plateformes de groupage) et de transport (location de trains et/ou moyens de traction et, principalement, flotte de camions). Le réseau d'infrastructures est demeuré jusqu'en 2000 un service interne de la SNCF, identifié sous le nom deF..., tandis qu'à compter de 1993, Sernam Transport SA, filiale à 100 % de la SNCF, et les vingt-quatre filiales qu'elle comptait en 2000, assuraient la part transport de l'activité. Au 1er février 2000, l'ensemble de l'activité a été filialisée sous la dénomination SCS Sernam, rassemblant les actifs immobilisés de Sernam Domaine et les titres de participation de Sernam Transport dans ses vingt-quatre filiales. En 2001, cette entité a pris la forme d'une société holding, Sernam SA. Les pertes enregistrées sur une longue période par Sernam Domaine ont conduit la SNCF à élaborer à compter de 1996 un projet de restructuration de l'activité d'ensemble de Sernam SA, consistant dans l'octroi d'une aide de 503 millions d'euros et d'une privatisation de Sernam SA, avec rachat de 60 % de son capital par un concurrent privé. Cette aide a, sous ces conditions, été approuvée par la Commission européenne par une décision du 23 mai 2001, dite " Sernam 1 ".

2. La décision " Sernam 1 " n'a pu être convenablement exécutée, notamment en raison de l'échec des négociations entre la SNCF et l'acteur privé pressenti, ce qui a conduit la Commission européenne à se ressaisir du dossier et à prendre le 20 octobre 2004 une nouvelle décision, dite " Sernam 2 - Révision des aides à la restructuration ". La Commission y prenait acte de l'évolution de la situation ainsi que de la volonté exprimée par les autorités françaises de procéder à la privatisation de la société Sernam SA, confirmait la compatibilité de l'aide de 503 millions d'euros, mais estimait qu'une aide supplémentaire de 41 millions d'euros, qui était la conséquence du retard pris en raison de l'absence de finalisation de la transaction avec l'acteur privé, était incompatible avec les règles du marché commun. La Commission, d'une part, ordonnait la récupération de l'aide incompatible de 41 millions d'euros tout en précisant que si le Sernam était vendu, partiellement ou entièrement, au prix de marché au terme d'une procédure ouverte, l'aide resterait à la charge de la société Sernam si cette entité continuait d'exister et, d'autre part, plaçait la France devant une alternative aux effets jugés équivalents sur le marché commun, consistant, soit à centrer son modèle de développement économique sur le transport ferroviaire suivant le concept du " train bloc express " (TBE) mis en oeuvre par le Sernam, en remplaçant intégralement sous deux ans ses moyens propres et services de transport routier par les moyens et services de transport routier d'une ou de plusieurs entreprises juridiquement et économiquement indépendantes de la SNCF et choisies selon une procédure ouverte, transparente et non discriminatoire, soit à procéder à une cession d'actif en bloc de la société Sernam, au prix du marché, à une société n'ayant pas de lien juridique avec la SNCF, moyennant une procédure transparente et ouverte. Les autorités françaises ont entendu opter pour la seconde branche de l'alternative proposée et décidé en 2005 de procéder à la cession d'actif en bloc de l'entreprise Sernam SA.

3. La société Mory Group, concurrent de la société Sernam, a, par une lettre du 3 janvier 2007, demandé au ministre de l'économie, des finances et de l'industrie, d'une part, si l'aide de 41 millions d'euros déclarée incompatible par la Commission n'avait pas fait l'objet d'une restitution, d'émettre un arrêt de débet à l'encontre du bénéficiaire, Sernam SA, et, d'autre part, d'émettre un arrêt de débet contre celui des bénéficiaires qui disposait alors des aides à la restructuration, octroyées selon elle illégalement lors de la privatisation de Sernam SA intervenue en 2005, sans avoir été notifiées aux autorités communautaires. Par lettre du 26 février 2007, le ministre de l'économie, des finances et de l'industrie a indiqué à la société Mory Group que l'ensemble des opérations visées dans son courrier du 3 janvier avaient été réalisées dans le souci du respect des règles juridiques applicables. Le 25 avril 2007, la société Mory Group a saisi le Tribunal administratif de Paris de la requête susvisée tendant à l'annulation de la décision du ministre de l'économie du 26 février 2007, et à ce qu'il soit enjoint à cette autorité de prendre les arrêts de débet permettant de récupérer les aides déclarées incompatibles par la Commission auprès de leur bénéficiaire actuel. Par jugement avant dire droit du 29 juillet 2011, le Tribunal administratif de Paris a ordonné un supplément d'instruction, à l'effet de demander à la Commission européenne d'adresser au tribunal des informations relatives aux conditions de liquidation de la société Sernam.

4. Postérieurement à cette saisine du tribunal, la Commission, saisie en juin 2005 par une partie se plaignant de la mauvaise application de la décision " Sernam 2 ", a pris le 9 mars 2012 la décision dite " Sernam 3 - Application de la décision Sernam 2 " déclarant incompatible un total de 642 millions d'euros d'aide, à savoir principalement, outre les 41 millions précédemment évoqués, les 503 millions antérieurement déclarés compatibles par la décision " Sernam 2 " ainsi que 96 millions d'euros correspondant à des recapitalisations dans le cadre de la cession du Sernam. La société Mory Group a alors étendu à cette somme de 642 millions d'euros sa demande tendant à ce qu'il soit enjoint à l'Etat de récupérer les aides incompatibles dont la société Sernam a bénéficié. Par une décision dite " Sernam 4 " du 4 avril 2012, la Commission, saisie sur ce point par la France, a indiqué que l'obligation de récupération des aides déclarées incompatibles ne n'étend pas aux sociétés Géodis Calberson et BMV, qui étaient à cette date candidates à la reprise des actifs de la société Sernam, en l'absence de continuité économique entre ceux-ci et le Sernam. Les actifs de la société Sernam ont été cédés à la société Géodis Calberson, filiale de la SNCF, ainsi que pour partie à la société BMV, par jugement du Tribunal de commerce de Nanterre en date du 13 avril 2012.

5. Enfin, par un arrêt du 17 septembre 2015, statuant sur la contestation par les sociétés Mory SA, Mory Team et Superga Invest, de la validité de la décision Sernam 4 de la Commission européenne, la Cour de justice de l'Union européenne a annulé le jugement du Tribunal de l'Union européenne qui avait considéré que la société Mory n'avait pas intérêt à agir, mais a jugé irrecevable la demande de celle-ci pour défaut de qualité pour agir, au motif qu'elle n'était pas le destinataire de la décision de la Commission en litige et non directement concernée par elle. Par ailleurs, par un arrêt du 17 décembre 2015, la Cour de justice de l'Union européenne a rejeté la demande d'annulation de la décision du 9 mars 2012 dite " Sernam 3 ", présentée par l'Etat français et la SNCF, et a confirmé l'incompatibilité des 642 millions d'euros d'aide relevée par cette décision.

6. La Société Mory SA interjette appel du jugement n° 0706278/4-1 du 29 septembre 2016 du tribunal administratif de Paris en tant qu'il a rejeté la demande tendant à que soit prononcée une injonction de récupération des aides déclarées incompatibles par la décision Sernam 3 et la demande tendant à ce que soit opéré avant dire droit un renvoi préjudiciel devant la Cour de justice de l'Union européenne en appréciation de validité de la décision Sernam 4.

Sur la régularité du jugement attaqué :

7. En premier lieu, il résulte des motifs mêmes du jugement attaqué que le Tribunal administratif a expressément motivé son refus d'opérer un renvoi préjudiciel en validité à la Cour de justice de l'Union européenne et qu'il a notamment relevé l'absence de difficultés sérieuses de la question soulevée par la société Mory SA à l'appui de sa demande de renvoi. Par suite, la société requérante n'est pas fondée à soutenir que les premiers juges auraient insuffisamment motivé leur refus de poser une question préjudicielle à la Cour de justice de l'Union européenne et par suite méconnu l'article 6 §1 de convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales.

8. En deuxième lieu, la société Mory SA soutient que le Tribunal administratif a manifestement empiété sur les compétences exclusives de la Cour de justice de l'Union européenne en refusant de transmettre sa question préjudicielle et en déclarant valide la décision dite Sernam 4 du 4 avril 2012 de la Commission européenne. Toutefois, il résulte de l'arrêt Foto-Frost de la Cour de justice de l'Union européenne (aff. 314/85) que les juridictions nationales dont les décisions sont susceptibles d'un recours juridictionnel de droit interne peuvent examiner la validité d'un acte communautaire et, si elles n'estiment pas fondés les moyens d'invalidité que les parties invoquent devant elles, rejeter ces moyens en concluant que l'acte est pleinement valide. Par suite, le Tribunal administratif de Paris n'a pas excédé la compétence qui a été confiée aux juridictions nationales par le traité sur le fonctionnement de l'Union européenne en jugeant que la décision de la Commission européenne du 4 avril 2012 était valide et qu'il n'y avait pas lieu d'opérer un renvoi préjudiciel à la Cour de justice de l'Union européenne en appréciation de la validité de cette décision.

9. En troisième lieu, la méconnaissance de l'obligation de juger dans un délai raisonnable est sans incidence sur la validité d'une décision juridictionnelle. Par suite, la société Mory SA n'est pas fondée à soutenir que la durée anormale de la procédure devant les premiers juges entache d'irrégularité le jugement du Tribunal administratif de Paris.

10. En quatrième lieu, la société requérante soutient que le jugement attaqué a omis de répondre à de nombreux moyens soulevés dans sa requête introductive d'instance devant le Tribunal de l'Union européenne. Toutefois, d'une part, la société ne précise pas spécifiquement sur quels moyens le tribunal administratif aurait ainsi omis de statuer. D'autre part, les premiers juges n'avaient pas à statuer sur des moyens qui n'ont pas été expressément soulevés devant eux, et pour lesquels il était seulement fait référence à une requête déposée devant une autre juridiction, et ce, même si cette requête était produite devant eux. Par suite, le moyen tiré de ce que les premiers juges n'auraient pas statué sur les moyens soulevés devant le Tribunal de l'Union européenne et auxquels il a été fait référence par la société requérante dans un mémoire récapitulatif doit être écarté.

11. En cinquième lieu, il ressort des termes mêmes du jugement attaqué que le tribunal administratif a explicitement jugé que le moyen tiré de ce qu'en cas de rejet de sa demande de renvoi d'une question préjudicielle, la société requérante serait privée de son droit de recours pour faire juger de la validité de la décision " Sernam 4 " était inopérant. Par suite, la société requérante n'est, en tout état de cause, pas fondée à soutenir que les premiers juges auraient omis de statuer sur ce moyen.

12. Il résulte de ce qui précède que le jugement attaqué du 29 septembre 2016 du Tribunal administratif de Paris n'est pas entaché d'irrégularité.

Sur le bien-fondé du jugement attaqué :

En ce qui concerne les conclusions tendant à ce que soit posée une question préjudicielle à la Cour de justice de l'Union européenne :

13. Pour les mêmes motifs que ceux exposés aux points 10 et 11 du jugement attaqué, la société Mory SA est recevable à faire valoir dans la présente instance l'invalidité de la décision " Sernam 4 " du 4 avril 2012, par laquelle la Commission européenne a indiqué à la France que l'obligation de récupération des aides déclarées incompatibles ne s'étend pas aux sociétés Géodis Calberson et BMV et à demander à la Cour de poser une question préjudicielle à la Cour de justice de l'Union européenne.

14. Aux termes de l'article 108 du traité de fonctionnement de l'Union européenne : " 1. La Commission procède avec les États membres à l'examen permanent des régimes d'aides existant dans ces États. Elle propose à ceux-ci les mesures utiles exigées par le développement progressif ou le fonctionnement du marché intérieur. / 2. Si, après avoir mis les intéressés en demeure de présenter leurs observations, la Commission constate qu'une aide accordée par un État ou au moyen de ressources d'État n'est pas compatible avec le marché intérieur aux termes de l'article 107, ou que cette aide est appliquée de façon abusive, elle décide que l'État intéressé doit la supprimer ou la modifier dans le délai qu'elle détermine. / Si l'État en cause ne se conforme pas à cette décision dans le délai imparti, la Commission ou tout autre État intéressé peut saisir directement la Cour de justice de l'Union européenne, par dérogation aux articles 258 et 259. / Sur demande d'un État membre, le Conseil, statuant à l'unanimité, peut décider qu'une aide, instituée ou à instituer par cet État, doit être considérée comme compatible avec le marché intérieur, en dérogation des dispositions de l'article 107 ou des règlements prévus à l'article 109, si des circonstances exceptionnelles justifient une telle décision. Si, à l'égard de cette aide, la Commission a ouvert la procédure prévue au présent paragraphe, premier alinéa, la demande de l'État intéressé adressée au Conseil aura pour effet de suspendre ladite procédure jusqu'à la prise de position du Conseil. / Toutefois, si le Conseil n'a pas pris position dans un délai de trois mois à compter de la demande, la Commission statue. (...) ".

15. En premier lieu, la société Mory SA soutient que la Commission européenne n'était pas compétente pour statuer sur la transmission de l'obligation de rembourser les aides déclarées incompatibles avec le marché intérieur. Toutefois, il ressort de l'arrêt de la Cour de justice des communautés européennes du 15 avril 1984, Commission c/ Belgique (aff. 52/84) qu'un Etat membre qui, lors de l'exécution d'une décision constatant l'incompatibilité d'une aide avec le marché commun, rencontre des difficultés imprévues et imprévisibles ou prend conscience des conséquences non envisagées par la Commission, peut soumettre ces problèmes à l'appréciation de cette dernière en proposant des modifications appropriés de la décision en cause. Dans un tel cas, la Commission et l'Etat membre doivent, en vertu de la règle imposant aux Etats membres et aux institutions communautaires des devoirs réciproques de coopération loyale, collaborer de bonne foi en vue de surmonter les difficultés dans le plein respect des dispositions du traité et, notamment, de celles relatives aux aides.

16. Il ressort des pièces du dossier que la France a saisi la Commission européenne le 23 mars 2012 afin de bien vouloir confirmer que l'obligation de remboursement des aides d'Etat qui a été imposée aux sociétés Sernam, par la décision du 9 mars 2012 dite Sernam 3, ne serait pas étendue aux sociétés des groupes Geodis et BMV, en cas de reprise par celles-ci d'une partie des actifs des sociétés Sernam dans le cadre de leur redressement judiciaire. Ce faisant, conformément à l'arrêt précité de la Cour de justice des communautés européennes, les autorités françaises ont saisi la Commission européenne d'une difficulté lors de l'exécution de la décision Sernam 3 constatant un total de 642 millions d'euros d'aide incompatible avec le marché intérieur. En ce sens, la Cour de justice de l'Union européenne a jugé dans son arrêt du 17 septembre 2015 que la décision Sernam 4 devait être considérée comme une décision connexe et complémentaire à la décision Sernam 3, dans la mesure où elle en précise la portée quant à la qualité de bénéficiaire des aides en cause et, partant, quant à celle de débiteur de l'obligation de restitution de celles-ci, à la suite de la survenance d'un événement postérieur à l'adoption de cette décision, à savoir, en l'occurrence, l'acquisition par un tiers d'une partie des actifs du bénéficiaire initial desdites aides. Or, il est constant que la décision Sernam 3 a été adoptée par la Commission au terme de la procédure formelle d'examen prévue à l'article 108 § 2 du traité de fonctionnement de l'Union européenne. Par suite, la société requérante n'est pas fondée à soutenir qu'il existe un doute sérieux sur la compétence de la Commission européenne pour prendre la décision Sernam 4.

17. En deuxième lieu, comme cela vient d'être dit, la Cour de justice de l'Union européenne a qualifié la décision Sernam 4 de décision connexe et complémentaire à la décision Sernam 3. Par suite, la Commission européenne n'était pas tenue d'ouvrir une nouvelle procédure et de recueillir les observations de la société requérante. Au surplus, la Commission européenne n'était pas tenue de recueillir les observations de la société requérante dès lors que celle-ci n'avait pas qualité pour contester cette décision et être partie dans cette affaire dans le cadre de l'exécution de l'obligation de récupération des aides déclarées incompatibles avec le marché intérieur. Par suite, la société Mory SA n'est pas fondée à soutenir qu'il existe un doute sérieux sur la légalité de la procédure suivie par la Commission européenne pour la prise de la décision dite Sernam 4.

18. En troisième lieu, la société requérante conteste l'appréciation portée par la Commission européenne sur l'absence de continuité économique entre Geodis Calberson et le Sernam.

19. Il ressort de l'arrêt de la Cour de justice de l'Union européenne du 8 mai 2003, Italie et SIM 2 c/ Commission (aff. C-328/99 et C-399/100) que l'obligation de récupération des aides déclarées incompatibles avec le marché intérieur peut être étendue de l'entreprise de départ à l'entreprise qui en assure la pérennité lorsque certains éléments du transfert permettent de constater une continuité économique entre les deux entités. Par le même arrêt, la Cour a jugé que l'examen de la continuité économique entre une entreprise ayant bénéficié d'aides illégales et son repreneur se faisait au moyen d'un faisceau d'indices qui sont l'objet du transfert (actifs et passifs, maintien de la force de travail, actifs groupés), le prix du transfert, l'identité des actionnaires ou des propriétaires de l'entreprise repreneur et de l'entreprise de départ, le moment où le transfert a lieu (après le début de l'enquête, l'ouverture de la procédure ou la décision finale) ou encore la logique économique de l'opération.

20. S'agissant tout d'abord de l'objet du transfert, il ressort des pièces du dossier que sur les 58 agences et le siège, Géodis Calberson a repris les actifs incorporels de 48 agences et les actifs corporels de seulement 6 agences ; que les contrats de bail de ces agences n'ont pas été repris et que seuls les contrats de fourniture d'électricité, d'eau et de gaz l'ont été. S'agissant des actifs incorporels, n'ont pas non plus été repris les contrats notamment commerciaux et de sous-traitance, hors contrats clients. Il n'est, en outre, pas contesté que la marque Sernam n'a été rachetée que pour éviter son exploitation par un concurrent et que l'enseigne Sernam ne figure plus dans les agences reprises. Par ailleurs, il est constant que l'étendue des activités de reprise est différente par nature, avec un autre réseau, d'autres camions et des sous-traitants différents. En outre, la société Géodis Calberson soutient, sans être contredite, que les systèmes informatiques et d'adressage de colis n'ont pas été repris. L'activité du repreneur est également réduite par rapport à celle du groupe Sernam et les tarifs proposés par le repreneur sont plus élevés. Au contraire, il ressort de la note du 26 juin 2012 de l'Etat français à la Commission européenne que les contrats clients ont été repris pour les agences qui ont été conservées, même si, comme le soutient la société Calberson en défense, le Tribunal de commerce de Nanterre n'a pas pu se prononcer sur la reprise des contrats clients conformément à l'article L. 642-7 du code de commerce. Il ressort également de cette note, notamment, qu'environ 50 % des salariés ont été maintenus par les repreneurs aux conditions en vigueur avec l'ancien employeur. Si ces deux derniers éléments constituent des indices de continuité économique, la très faible valeur des actifs corporels de Sernam par rapport au chiffre d'affaires de cette société et le périmètre réduit des activités reprises par Géodis Calberson et BMV tendent au contraire à démontrer une absence de continuité économique.

21. S'agissant ensuite du prix de reprise, la procédure mise en oeuvre pour la cession des actifs a été celle prévue aux articles L. 642 et suivants du code de commerce. Il ressort des pièces du dossier, et notamment de l'extrait du journal Les Echos produit par la société Calberson, qu'une annonce pour rechercher des repreneurs du Sernam a bien été publiée par l'administrateur judiciaire de la société conformément aux dispositions du code de commerce, à la suite de laquelle environ trente candidats se sont manifestés dont treize ont demandé à avoir accès aux informations relatives aux sociétés concernées. Si cet acte n'est, comme le soutient la société requérante, pas suffisant pour démontrer que la cession des actifs a été effectuée au prix du marché, d'autres considérations doivent être prises en compte. Ainsi, la valeur des actifs corporels du Sernam était très faible et évaluée à moins d'un millième du chiffre d'affaire de la société. Enfin, la circonstance qu'aucun autre opérateur que la société Géodis Calberson n'ait déposé d'offres fermes constitue un élément supplémentaire pour estimer que la cession a été faite au prix du marché.

22. Si la société Mory S.A soutient qu'il n'était pas possible pour la Commission de se prononcer sur la conformité du prix à l'offre de marché sans connaitre le prix de reprise, il résulte de l'instruction que, à la date de sa décision, la Commission disposait de tous les éléments nécessaires lui permettant de porter une appréciation éclairée quant à l'existence ou à l'absence de continuité économique entre le Sernam et ses repreneurs. En outre, les éléments produits par l'Etat devant la Commission postérieurement au jugement du tribunal de commerce de Nanterre n'ont appelé aucune observation de la part de cette dernière.

23. La société requérante soutient également, s'agissant du prix de reprise, que la Commission a, à tort, implicitement appliqué le principe du créancier privé en économie de marché en considérant que la reprise de l'activité du Sernam par Géodis Calberson permettait à l'Etat français d'économiser les coûts du licenciement du personnel repris, qu'il aurait dû supporter dans le cadre de la liquidation du Sernam. Toutefois, il ressort des termes même de la décision Sernam 4 de la Commission européenne que, d'une part, le principe de l'opérateur privé en économie de marché n'a été cité qu'au titre d'un rappel juridique préalable et que la Commission a, à cet égard, noté que l'Etat ne pouvait se prévaloir de ce principe pour justifier la poursuite de l'activité. La Commission n'a pas fait application de ce principe mais l'a écarté et a concentré son analyse sur l'absence de continuité économique.

24. S'agissant ensuite de l'indépendance des nouveaux propriétaires et actionnaires, il résulte des dispositions de l'article L. 642-3 du code de commerce qu'un des critères de validité d'une offre est l'indépendance entre la société liquidée et le repreneur. Il résulte de l'instruction que Sernam est détenu en majorité par le fonds d'investissement Butler Capital Partner tandis que Géodis Calberson fait partie du groupe SNCF et que BMV est un groupe dans lequel Géodis Calberson dispose d'une participation de 35,5 %. En outre, la société requérante ne critique pas le jugement du Tribunal de commerce qui, en vertu de l'article 642-3 du code de commerce, n'aurait pu, sans entacher sa décision d'illégalité, accepter l'offre de reprise des actifs de Géodis Calberson et de BMV s'il avait existé un lien entre elles et le Sernam.

25. S'agissant du moment où le transfert a eu lieu, si la circonstance que ce transfert est intervenu après la décision finale négative avec récupération de la Commission européenne pourrait constituer un indice de continuité économique, en l'espèce, d'une part, les procédures de redressement judiciaire ont été déclenchées avant la décision de la Commission et, d'autre part, le processus de vente a également débuté antérieurement à cette décision, ce qui tend à démontrer que la décision de vendre a été prise par un juge dans le cadre des dispositions de l'article L. 642-1 du code de commerce et non par le bénéficiaire de l'aide.

26. S'agissant enfin de la logique économique de l'opération, l'objectif de la société Géodis Calberson était de consolider son propre réseau et d'accroitre ses prestations commerciales. L'intégration des actifs et des personnels repris lui a permis une meilleure optimisation de son réseau en gagnant des parts de marché par la récupération d'une partie des clients du Sernam et non de compléter son activité là où elle serait absente. En outre, comme il a été dit, la marque commerciale Sernam n'a pas été continuée, seuls 8 des 59 sites ont continué à être exploités, et les contrats avec les sous-contractants (50 % du chiffre d'affaire) n'ont pas été repris.

27. Si la société Mory SA soutient que l'Etat a faussé le processus de formulation des offres de reprise dès lors qu'il n'avait pas rendu publique son intention de demander à la Commission de le libérer de son obligation de récupération, il ressort du courrier de l'administrateur judiciaire produit par la société Géodis Calberson que les candidats ont été informés de la possibilité d'effectuer une pré-notification de leur offre auprès de la représentation française près la Commission européenne de manière à ce que celle-ci se prononce rapidement sur la possibilité de transmission de la charge financière inhérente à une condamnation éventuelle au titre des aides d'Etat reçues par Sernam et de déposer une offre sous condition suspensive. A ce stade, six candidats ont eu accès à cette information qui exigeait que les entreprises se soient déclarées intéressées et qu'elles aient signé un accord de confidentialité. Par suite, il n'est pas démontré que Géodis Calberson et BMV auraient été favorisées par l'Etat en disposant de l'information selon laquelle ils ne seraient vraisemblablement pas tenus de rembourser l'aide illégale.

28. Il résulte de ce qui vient d'être dit aux points 20 à 27 du présent arrêt que la société Mory SA n'est pas fondée à soutenir que c'est à tort que le Tribunal administratif de Paris a jugé qu'il n'existait pas de difficultés sérieuses sur la validité de la décision de la Commission européenne dite Sernam 4 et que celle-ci devait être considérée comme valide.

29. En l'absence de toute difficulté sérieuse quant à la validité de la décision contestée, il n'y pas lieu de saisir la Cour de justice de l'Union européenne d'une question préjudicielle, ce qui, contrairement à ce que soutient la requérante, ne méconnaît pas le droit au procès équitable garanti par les stipulations de l'article 6 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales.

30. Il résulte de tout ce qui précède que la société Mory SA n'est pas fondée à soutenir que c'est à tort que, par le jugement attaqué, le Tribunal administratif de Paris a rejeté sa demande tendant à ce qu'il soit enjoint au ministre de l'économie de récupérer des aides déclarées incompatibles par la décision Sernam 3 et la demande tendant à ce que, avant dire droit, il soit procédé à un renvoi préjudiciel devant la Cour de justice de l'Union européenne en appréciation de validité de la décision Sernam 4.

Sur les conclusions présentées sur le fondement de l'article L. 761-1 du code de justice administrative :

31. Les dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative font obstacle à ce l'Etat soit condamné au versement de la somme que la société Mory SA demande à ce titre. Dans les circonstances de l'espèce, il n'y a pas lieu de faire droit aux conclusions de la société Géodis Calberson tendant à ce que soit mis à la charge de la société Mory SA la somme de 5 000 euros qu'elle demande en application des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

DÉCIDE :

Article 1er : La requête de la société Mory SA est rejetée.

Article 2 : Les conclusions présentées par la société Géodis Calberson au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative sont rejetées.

Article 3 : Le présent arrêt sera notifié à Me B...et à MeD..., en leur qualité de mandataire liquidateur de la société Mory SA, au ministre de l'économie et des finances, à MeA..., en sa qualité de mandataire liquidateur de la société Financière Sernam, à la société Butler Capital Partner, à la société Géodis Calberson et à la Société nationale des chemins de fer français.

Délibéré après l'audience du 21 juin 2018, à laquelle siégeaient :

- M. Lapouzade, président,

- M. Luben, président assesseur,

- MmeE..., première conseillère.

Lu en audience publique, le 10 juillet 2018.

Le rapporteur,

I. LUBENLe président,

J. LAPOUZADELa greffière,

C. POVSELa République mande et ordonne au ministre de l'économie et des finances en ce qui le concerne ou à tous huissiers de justice à ce requis en ce qui concerne les voies de droit commun contre les parties privées, de pourvoir à l'exécution de la présente décision.

3

N°16PA03523


Synthèse
Tribunal : Cour administrative d'appel de Paris
Formation : 8ème chambre
Numéro d'arrêt : 16PA03523
Date de la décision : 10/07/2018
Type d'affaire : Administrative

Analyses

Communautés européennes et Union européenne - Application du droit de l'Union européenne par le juge administratif français - Renvoi préjudiciel à la Cour de justice.

Communautés européennes et Union européenne - Règles applicables - Droit de la concurrence - Règles applicables aux États (aides).


Composition du Tribunal
Président : M. LAPOUZADE
Rapporteur ?: M. Ivan LUBEN
Rapporteur public ?: M. SORIN
Avocat(s) : SKADDEN ARPS SLATE MEAGHER FLOM LLP

Origine de la décision
Date de l'import : 17/07/2018
Fonds documentaire ?: Legifrance
Identifiant URN:LEX : urn:lex;fr;cour.administrative.appel.paris;arret;2018-07-10;16pa03523 ?
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