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08/03/2024 | FRANCE | N°22NT03886

France | France, Cour administrative d'appel, 4ème chambre, 08 mars 2024, 22NT03886


Vu la procédure suivante :



Procédure contentieuse antérieure :



Le département des Côtes-d'Armor a demandé au tribunal administratif de Rennes de condamner la société Lacroix Signalisation, aux droits de laquelle vient la société Lacroix City Saint-Herblain, à lui verser la somme minimum de 170 000 euros en réparation du préjudice économique subi du fait de la conclusion des marchés publics de signalisation routière les 23 mai 2003 et 19 mai 2006 en raison de pratiques anticoncurrentielles.



Par un jugement n° 150

5829 avant dire droit du 2 juin 2016, le tribunal administratif de Rennes a ordonné une expertise av...

Vu la procédure suivante :

Procédure contentieuse antérieure :

Le département des Côtes-d'Armor a demandé au tribunal administratif de Rennes de condamner la société Lacroix Signalisation, aux droits de laquelle vient la société Lacroix City Saint-Herblain, à lui verser la somme minimum de 170 000 euros en réparation du préjudice économique subi du fait de la conclusion des marchés publics de signalisation routière les 23 mai 2003 et 19 mai 2006 en raison de pratiques anticoncurrentielles.

Par un jugement n° 1505829 avant dire droit du 2 juin 2016, le tribunal administratif de Rennes a ordonné une expertise avec mission pour l'expert de fournir tous éléments permettant de déterminer le montant du préjudice subi par le département des Côtes-d'Armor dans le cadre de l'exécution des marchés litigieux et de donner son avis et transmettre tous éléments utiles au tribunal sur une éventuelle différence entre le prix payé par le département et le prix qui aurait dû être facturé s'il avait été déterminé par le libre jeu de la concurrence (article 1er) et a réservé jusqu'en fin d'instance tous droits et moyens des parties sur lesquels il n'est pas expressément statué (article 4).

Le rapport d'expertise a été enregistré au greffe du tribunal administratif de Rennes le 11 juillet 2019.

Par un jugement n° 1505829 du 13 octobre 2022, le tribunal administratif de Rennes a condamné la société Lacroix City Saint-Herblain à verser au département des Côtes-d'Armor la somme de 186 298,90 euros avec intérêts au taux légal à compter du 22 décembre 2015 et capitalisation des intérêts à compter du 22 juillet 2020 (article 1er), a rejeté le surplus des conclusions du département des Côtes-d'Armor (article 2), a mis à la charge de la société Lacroix City Saint-Herblain les frais d'expertise (article 3) ainsi que la somme de 4 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative (article 4), enfin, a rejeté les conclusions présentées par la société Lacroix City Saint-Herblain sur le fondement de l'article L. 761-1 du code de justice administrative (article 5).

Procédure devant la cour :

I. Par une requête et un mémoire, enregistrés le 13 décembre 2022 et le 29 août 2023 sous le n° 22NT03886, la société Lacroix City Saint-Herblain, représentée par Me Marcaud-Derouard, demande à la cour :

1°) d'annuler les jugements du 2 juin 2016 et du 13 octobre 2022 du tribunal administratif de Rennes ;

2°) à titre subsidiaire, d'interroger l'Autorité de la concurrence pour recueillir son avis sur le fait que les marchés n° 2003-138 et n° 2006-154 relatifs à la fourniture et la livraison de signalisation temporaire en plastique rigide sur routes départementales portent sur des produits qui n'étaient pas concernés par la décision 10-D-39 du 22 décembre 2010, de réformer ces deux jugements et de diligenter, au besoin, une nouvelle expertise ;

3°) de mettre à la charge du département des Côtes-d'Armor une somme de 20 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Elle soutient que :

- les marchés en litige concernent la signalisation temporaire en plastique rigide sur routes départementales et aucune manœuvre dolosive ne peut lui être reprochée ; l'Autorité de la concurrence a précisé que le grief relatif à la signalisation plastique est un abus de position dominante qui ne concerne que la société Solidor ; les panneaux métalliques ne représentent qu'une proportion de 1,52% pour le marché n° 2203-138 et sont totalement absents du marché n° 2006-154 ;

- il n'existe pas de lien de causalité entre un comportement fautif de la société et le préjudice invoqué par le département des Côtes-d'Armor ;

- les premiers juges ont commis une erreur de droit en estimant que le jugement avant dire droit du 2 juin 2016 avait autorité de la chose jugée ;

- l'expert aurait dû tenir compte de la répercussion du surcoût sur l'utilisateur final pour évaluer le préjudice du département des Côtes-d'Armor ;

- l'expertise a été réalisée en méconnaissance du respect du contradictoire dès lors que l'expert a refusé de prendre en compte l'intégralité des données fournies par la société sous deux formats informatiques (Excel et Stata) qui étaient exploitables en l'état ; la société ne peut être considérée comme ayant eu un comportement " récalcitrant " alors qu'elle a répondu aux demandes de l'expert ; l'expertise n'a donné lieu qu'à une seule réunion de présentation organisée le 17 octobre 2016 et à une autre réunion le 18 juillet 2018, cette dernière étant relative aux dossiers du département du Morbihan ; l'expert a confondu et mélangé quatre procédures pour lesquelles il avait été désigné ce qui a nui à la confidentialité des échanges ;

- la méthode d'évaluation du préjudice de l'expert est erronée dès lors que l'échantillon choisi n'est pas représentatif et n'a pas pris en considération les facteurs exogènes pouvant impacter une évolution des prix, à savoir la crise financière de 2008 et la baisse des coûts de production ; la prise en compte des tarifs catalogues comme données de référence est dénuée de pertinence ; l'expert a écarté sans justification les analyses de la société Lacroix City Saint-Herblain et n'utilise pas toutes les données de prix des sociétés concurrentes hors entente ; le département n'a fourni aucune donnée postérieure à l'entente relative à la signalisation plastique ; l'expert ne pouvait se fonder sur un marché unique de comparaison souscrit en 2010 correspondant à la 1ère passation après démantèlement de l'entente ;

- le département des Côtes-d'Armor ne justifie pas d'un préjudice certain.

Par deux mémoires en défense, enregistrés le 30 juin 2023 et le 16 octobre 2023 (ce dernier n'ayant pas été communiqué), le département des Côtes-d'Armor, représenté par Me Mocaer, demande à la cour :

1°) de rejeter la requête de la société Lacroix City Saint-Herblain ;

2°) de mettre à la charge de la société Lacroix City Saint-Herblain une somme de 5 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Il soutient que les moyens soulevés par la société Lacroix City Saint-Herblain ne sont pas fondés.

II. Par une requête et un mémoire, enregistrés le 13 décembre 2022 et le 19 juin 2023 (ce dernier n'ayant pas été communiqué) sous le n° 22NT03881, le département des Côtes-d'Armor, représenté par Me Mocaer, demande à la cour, dans le dernier état de ses écritures :

1°) d'annuler l'article 1er du jugement du 13 octobre 2022 du tribunal administratif de Rennes ;

2°) de condamner la société Lacroix City Saint-Herblain à lui verser une somme de 309 510 euros au titre du préjudice économique subi en raison des surcoûts supportés entre 2003 et 2006 du fait de pratiques anticoncurrentielles de la société, assortie des intérêts au taux légal et de la capitalisation des intérêts ;

3°) de rejeter l'appel incident de la société Lacroix City Saint-Herblain ;

4°) de mettre à la charge de la société Lacroix City Saint-Herblain une somme de 15 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Il soutient que :

- le montant du préjudice subi a été à tort limité à 30% des coûts effectivement supportés par le département durant la période de référence alors que l'expert judiciaire l'avait estimé à 45 % de ces montants ; il convient de ne pas prendre en compte l'évolution du coût des matières premières qui n'explique pas la baisse des prix pratiqués à l'issue de l'entente ; pour évaluer son préjudice, l'expert a déjà tenu compte des remises commerciales pratiqués par rapport aux prix catalogue ;

- il convient d'appliquer un coefficient d'érosion monétaire au montant total de l'indemnité allouée ;

- les conditions d'engagement de la responsabilité de la société Lacroix City Saint-Herblain sont réunies ; les marchés de signalisation verticale plastique rigide sont concernés par l'entente et la société Lacroix City Saint-Herblain a participé aux pratiques anticoncurrentielles ; l'autorité de la chose jugée s'attache au jugement avant dire-droit du 2 juin 2016 ; l'expert n'a pas méconnu le principe du contradictoire et son rapport n'est entaché d'aucune irrégularité ; le lien de causalité entre son préjudice et les pratiques anticoncurrentielles de la société est établi ; la méthode utilisée par l'expert pour évaluer son préjudice est régulière et a déjà été utilisée pour les contentieux de responsabilités survenus à la suite de la décision de l'Autorité de la concurrence ; la société Lacroix City Saint-Herblain n'apporte aucun élément permettant de remettre en cause cette méthode.

Par un mémoire en défense, enregistré le 13 février 2023, la société Lacroix City Saint-Herblain, représentée par Me Marcault-Derouard, demande à la cour :

1°) de rejeter la requête du département des Côtes-d'Armor ;

2°) par la voie de l'appel incident, d'annuler les jugements des 2 juin 2016 et 13 octobre 2022 du tribunal administratif de Rennes ;

3°) à titre subsidiaire, d'interroger l'Autorité de la concurrence pour recueillir son avis sur le fait que les marchés n° 2003-138 et n° 2006-154 relatifs à la fourniture et la livraison de signalisation temporaire en plastique rigide sur routes départementales portent sur des produits qui n'étaient pas concernés par la décision 10-D-39 du 22 décembre 2010, de réformer ces deux jugements et de diligenter, au besoin, une nouvelle expertise ;

4°) de mettre à la charge du département des Côtes-d'Armor une somme de 20 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Elle reprend les mêmes moyens que ceux développés dans le cadre du litige n° 22NT03886.

Vu les autres pièces des dossiers ;

Vu :

- le code de commerce ;

- le code de justice administrative.

Les parties ont été régulièrement averties du jour de l'audience.

Ont été entendus au cours de l'audience publique :

- le rapport de Mme Chollet,

- les conclusions de Mme Rosemberg, rapporteure publique ;

- et les observations de Me Marcault-Derouard, représentant la société Lacroix City Saint-Herblain.

Deux notes en délibérée, présentées pour la société Lacroix City Saint-Herblain, ont été enregistrées le 14 février 2024, respectivement sous les nos 22NT03886 et 22NT03881.

Une note en délibérée, présentée pour le département des Côtes-d'Armor, a été enregistrée le 15 février 2024, sous le n° 22NT03881.

Considérant ce qui suit :

1. Le département des Côtes-d'Armor a conclu, les 23 mai 2003 et 19 mai 2006, avec la société Lacroix Signalisation, deux marchés publics portant sur la fourniture et la pose de signalisation routière verticale. Par une décision n° 10-D-39 du 22 décembre 2010 relative à des pratiques mises en œuvre dans le secteur de la signalisation routière verticale, l'Autorité de la concurrence a infligé à la société Lacroix Signalisation une sanction pécuniaire de 7,72 millions d'euros pour s'être entendue, avec sept autres sociétés, sur la répartition et le prix des marchés de signalisation routière entre 1997 et 2006. Par un arrêt de la cour d'appel de Paris du 29 mars 2012, cette sanction a été confirmée. Le pourvoi introduit, notamment par la société Lacroix Signalisation, contre cet arrêt a été rejeté par un arrêt de la Cour de cassation n° 12-18195 du 28 mai 2013. Le département des Côtes-d'Armor a demandé au tribunal administratif de Rennes de condamner la société Lacroix Signalisation, aux droits de laquelle vient la société Lacroix City Saint-Herblain, à lui verser la somme minimum de 170 000 euros en réparation du préjudice économique subi du fait de la conclusion des marchés publics de signalisation routière en raison de pratiques anticoncurrentielles. Par un jugement avant dire droit du 2 juin 2016, le tribunal administratif de Rennes, d'une part, a écarté l'exception de prescription opposée par la société et a reconnu le principe de la responsabilité de celle-ci en constatant que " les manœuvres de la société Lacroix Signalisation présentent les caractères d'un dol constituant un vice d'une particulière gravité relatif notamment aux conditions dans lesquelles les parties ont donné leur consentement " et, d'autre part, a ordonné une expertise sur le préjudice financier résultant du surprix des marchés de signalisation routière verticale conclus par le département des Côtes-d'Armor avec la société Lacroix City Saint-Herblain. La présidente du tribunal administratif a désigné un expert pour évaluer le préjudice, par une ordonnance du 3 juin 2016. Celui-ci, dans son rapport du 11 juillet 2019, a évalué le surcoût acquitté par le département à 264 000 euros pour les deux marchés conclus entre 2003 et 2006 avec la société Lacroix Signalisation, soit 309 510 euros après application d'un coefficient d'érosion monétaire. Par un jugement du 13 octobre 2022, le tribunal administratif de Rennes a condamné la société Lacroix City Saint-Herblain à verser au département des Côtes-d'Armor la somme de 186 298,90 euros, assortie des intérêts au taux légal à compter du 22 décembre 2015 et de la capitalisation des intérêts à compter du 22 juillet 2020 et à chaque échéance annuelle à compter de cette date, et a mis à la charge de la société les frais d'expertise. La société Lacroix City Saint-Herblain relève appel des jugements des 2 juin 2016 et 13 octobre 2022 par une requête enregistrée sous le n° 22NT03886 et en demande l'annulation, tandis que le département des Côtes-d'Armor relève appel de l'article 1er du jugement du 13 octobre 2022, dont elle demande la réformation, par une requête enregistrée sous le n°22NT03881.

2. Les requêtes susvisées présentées par la société Lacroix City Saint-Herblain et le département des Côtes-d'Armor, enregistrées sous les n° 22NT03886 et n° 22NT03881, présentent à juger les mêmes questions. Il y a lieu de les joindre pour statuer par un seul arrêt.

Sur la régularité des jugements attaqués :

3. Le moyen tiré de ce que le jugement n° 1505829 du 13 octobre 2022 serait entaché d'une prétendue erreur de droit en estimant que le jugement avant dire droit du 2 juin 2016 avait autorité de la chose jugée constitue un moyen de cassation et non un moyen relevant du juge d'appel, dès lors qu'il n'est pas susceptible d'être interprété comme invoquant une irrégularité formelle ou procédurale dudit jugement.

En ce qui concerne la régularité des opérations d'expertise :

4. En premier lieu, aux termes de l'article R. 621-7 du code de justice administrative : " Les parties sont averties par le ou les experts des jours et heures auxquels il sera procédé à l'expertise ; cet avis leur est adressé quatre jours au moins à l'avance, par lettre recommandée. / Les observations faites par les parties, dans le cours des opérations, sont consignées dans le rapport. ". Si ces dispositions fixent les modalités selon lesquelles un expert désigné par le tribunal doit avertir les parties des réunions ou visites qu'il organise, elles n'ont ni pour objet ni pour effet de lui imposer d'en organiser. Il suit de là que ni ces dispositions ni les termes de la mission définie par le tribunal administratif de Rennes dans le jugement avant dire droit du 2 juin 2016, qui visait à l'évaluation du préjudice subi par le département des Côtes-d'Armor dans le cadre de l'exécution des marché litigieux, n'imposaient à l'expert désigné par ce jugement d'organiser une réunion des parties avant de remettre son rapport. La société Lacroix City Saint-Herblain n'est par suite pas fondée à soutenir que l'expert aurait dû échanger davantage avec les parties et ne pouvait se borner à organiser une réunion de présentation le 17 octobre 2016 ainsi qu'une deuxième réunion le 18 juillet 2018, cette dernière étant au demeurant relative aux dossiers du département du Morbihan qui sont étrangers au litige.

5. En deuxième lieu, le respect du caractère contradictoire de la procédure d'expertise implique que les parties soient mises à même de discuter devant l'expert des éléments de nature à exercer une influence sur la réponse aux questions posées par la juridiction saisie du litige. Lorsqu'une expertise est entachée d'une méconnaissance de ce principe ou lorsqu'elle a été ordonnée dans le cadre d'un litige distinct, ses éléments peuvent néanmoins, s'ils sont soumis au débat contradictoire en cours d'instance, être régulièrement pris en compte par le juge, soit lorsqu'ils ont le caractère d'éléments de pur fait non contestés par les parties, soit à titre d'éléments d'information dès lors qu'ils sont corroborés par d'autres éléments du dossier.

6. Il résulte de l'instruction, d'une part, que l'expert a soumis au contradictoire les pièces ayant servi au rapport définitif d'expertise du 11 juillet 2019, de sorte que la société Lacroix City Saint-Herblain a été mise à même de discuter des éléments susceptibles d'avoir une influence sur la réponse aux questions posées à l'expert avant qu'il ne rende ses conclusions.

7. En troisième lieu, si la société Lacroix City Saint-Herblain soutient que l'expert a confondu et mélangé quatre procédures pour lesquelles il avait été désigné alors que deux de celles-ci concernaient la société Signalisation France, ce qui a " nui à la confidentialité des échanges ", elle n'assortit pas ces affirmations des précisions permettant d'en apprécier la portée et le bien-fondé.

8. En dernier lieu, l'allégation selon laquelle l'expert a refusé par principe de prendre en compte les pièces transmises par la société Lacroix City Saint-Herblain, notamment les productions de l'expert privé mandaté par elle qui, en tout état de cause, ne concernait pas le litige avec le département des Côtes-d'Armor mais celui avec le département du Morbihan, manque en fait.

9. Il résulte ce qui a été dit aux points 4 à 8 que les opérations d'expertise sont régulières et que, par suite, le jugement pouvait se fonder sur celles-ci sans être irrégulier.

Sur le bien-fondé des jugements attaqués :

En ce qui concerne la responsabilité de la société Lacroix City Saint-Herblain :

10. Ainsi qu'il est exposé au point 1, la société Lacroix Signalisation a été condamnée par la décision de l'Autorité de la concurrence du 22 décembre 2010, confirmée par l'arrêt de la cour d'appel de Paris du 29 mars 2012, à une amende de 7,2 millions d'euros pour ententes anticoncurrentielles. Il résulte de ces décisions que huit sociétés ont participé au " cartel de la signalisation verticale " en France, qui leur a permis de se répartir, entre 1997 et 2006, les marchés de panneaux de signalisation routière par application d'un plan anticoncurrentiel. Selon l'Autorité de la concurrence, les prix des marchés concernés par l'entente ont été surévalués sur l'ensemble du territoire au cours de la période concernée. Si la société Lacroix City Saint-Herblain soutient qu'elle n'aurait pas été condamnée pour des pratiques anticoncurrentielles sur le marché de la signalisation plastique, la décision de l'Autorité de la concurrence du 22 décembre 2010 indique que les pratiques anticoncurrentielles pour lesquelles elle l'a sanctionnée portaient sur " la signalisation routière verticale au sens large, laquelle concerne tant la signalisation verticale permanente et temporaire (panneaux métalliques) que la signalisation dite plastique (équipements de sécurité et de balisage en matière plastique) ". La société Lacroix Signalisation a dès lors commis une faute qui est à l'origine de surcoûts imposés au département des Côtes-d'Armor dans la conclusion de deux marchés d'acquisition de panneaux de signalisation routière conclus les 23 mai 2003 et 19 mai 2006.

11. Eu égard au lien établi au point 10 entre les agissements dolosifs de la société Lacroix City Saint-Herblain et le préjudice subi par le département des Côtes-d'Armor, la société doit en conséquence être condamnée à indemniser ce département.

En ce qui concerne le montant du préjudice :

12. Le préjudice subi par le département des Côtes-d'Armor représente le montant des surcoûts générés par les agissements dolosifs constitués par les pratiques anticoncurrentielles de la société Lacroix Signalisation, devenue Lacroix City Saint-Herblain, et non seulement une perte de chance d'obtenir, en l'absence de pratiques anticoncurrentielles, des marchés à un moindre prix. Si l'expert fait état dans son rapport des difficultés inhérentes à l'exercice qui consiste à établir quel aurait été le prix d'un marché passé dans le respect de la concurrence, il explique la méthode retenue, basée sur une analyse contrefactuelle qui prend notamment en compte les prix observés et les coûts. Il résulte de ce rapport que l'expert a mené une étude des causes extérieures à l'entente susceptibles d'expliquer le niveau des prix à l'époque des marchés. L'expert a précisé qu'il a exploité les pièces communiquées par les départements des Côtes-d'Armor et du Morbihan qui ont passé des marchés avec la société Lacroix Signalisation, cette dernière n'ayant communiqué aucune des pièces demandées, afin de repérer dans les différents marchés des articles communs, vendus à des périodes différentes par la société Lacroix Signalisation et par d'autres sociétés et que son analyse a porté sur les 51 articles les plus significatifs vendus. Faute de données contradictoires sur les marchés relatifs aux marchés de signalisation verticale temporaire, ce qui ne permet pas un chiffrage plus exact du préjudice, l'expert s'est appuyé sur celles des marchés de signalisation verticale permanente et a estimé que les constats faits sur cette catégorie de signalisation s'appliquent à la signalisation temporaire dès lors que le comportement de Lacroix Signalisation était identique sur tous les marchés passés avec les départements.

13. L'expert a ainsi comparé les prix des marchés entre 1999 et 2006 de la société Lacroix Signalisation et d'autres sociétés participant à l'entente, mais aussi les quelques données d'une société hors entente, avec ceux de 2010 de la société Lacroix Signalisation, ainsi qu'avec ceux de 2011 et 2014 d'autres sociétés concurrentes dans cette période hors entente. En complément de cette étude et pour vérifier la cohérence des résultats de la première méthode, l'expert a également examiné l'évolution des prix catalogues de la société Lacroix Signalisation de 2003 et 2008, et ceux de la société Signalisation France de 2006 et 2010, étant précisé que pour répondre de façon compétitive aux appels d'offres, la société Lacroix Signalisation et ses concurrents appliquaient un taux de remise plus ou moins fort selon les circonstances. L'expert a par suite évalué le surcoût payé par le département des Côtes-d'Armor pendant la période de l'entente à un taux de 45 %.

14. En premier lieu, il résulte de l'instruction que la société Lacroix City Saint-Herblain n'a pas transmis, malgré les demandes de l'expert, le détail de ses comptes sociaux ni les factures d'achat et de vente des produits faisant l'objet des marchés passés avec le département des Côtes-d'Armor. Elle n'a produit que ses comptes sociaux annuels non détaillés, ainsi que les conclusions d'un expert privé qu'elle a mandaté assorties de tableaux sous format électronique correspondant aux prix de vente et prix de revient des produits objets des marchés, sans joindre les pièces justificatives ayant permis d'établir ces tableaux. La société Lacroix City Saint-Herblain n'est dès lors pas fondée à soutenir que la méthode d'évaluation du préjudice suivie par l'expert est erronée en l'absence d'échantillon de produits représentatif de ses marchés.

15. En deuxième lieu, ainsi qu'il a été dit précédemment, les tarifs catalogues n'ont été pris en compte comme données de référence que pour conforter la première méthode d'évaluation du préjudice subi par le département des Côtes-d'Armor, à défaut de tout élément produit par la société. La société ne peut utilement soutenir dès lors que ces données n'étaient pas pertinentes pour critiquer la méthode d'évaluation de l'expert.

16. En troisième lieu, la société Lacroix City Saint-Herblain soutient que l'expert ne fait aucune analyse de la prise en compte de la baisse des coûts de production à la fin de l'entente. Il résulte toutefois de l'instruction que l'expert a estimé que " si les prix des matières premières et des coûts de production ont chuté à compter de 2008, les entreprises n'ont pas répercuté cette baisse sur leur prix catalogue " et que " la baisse des coûts de matières premières est couverte par la hausse de la main d'œuvre et de la structure ". La société Lacroix City Saint-Herblain n'est pas fondée à se prévaloir d'une étude réalisée à sa demande pour justifier du contraire, au demeurant non soumise au contradictoire et qui n'est assortie d'aucune pièce justificative. Dans ces conditions, le moyen doit être écarté et le département des Côtes-d'Armor est fondé à soutenir qu'il n'y a pas lieu de déduire du taux de surcoût payé par le département des Côtes-d'Armor pendant la période de l'entente une fraction représentant la baisse des coûts de production.

17. En quatrième lieu, la société Lacroix City Saint-Herblain n'apporte aucun élément probant justifiant que la crise financière de 2008 pourrait expliquer une baisse de ses prix pour la période post-entente en se bornant à se prévaloir d'un rapport du 22 juin 2016 relatif aux investissements des collectivités et d'une étude de juillet 2015 sur les travaux routiers.

18. En cinquième lieu, le département des Côtes-d'Armor, qui est le consommateur final des produits acquis et utilisés dans le cadre des marchés publics en cause, ne pouvait répercuter les surcoûts qu'il a supportés et réduire ainsi son préjudice économique, contrairement à ce que soutient la société Lacroix City Saint-Herblain.

19. Enfin, la société Lacroix City Saint-Herblain ne présente aucune autre méthode chiffrée permettant d'obtenir une autre évaluation du préjudice du département des Côtes-d'Armor, se bornant notamment à soutenir que le département des Côtes-d'Armor n'a fourni aucune donnée postérieure à l'entente relative à la signalisation plastique, que l'expert n'a pas exploité les données qu'elle a fournies dans des fichiers informatiques, et que l'expert ne pouvait se fonder sur un marché unique de comparaison souscrit en 2010 correspondant à la première passation de marché après démantèlement de l'entente. Elle ne justifie ainsi pas que l'évaluation du préjudice par l'expert aboutit à un résultat exagéré.

20. Il résulte des points 10 à 19 que le montant du préjudice du département des Côtes-d'Armor doit être évalué à la somme de 264 000 euros.

En ce qui concerne l'application d'un coefficient d'érosion monétaire :

21. La perte de valeur de la monnaie n'est pas susceptible d'ouvrir droit à réparation autrement que par l'octroi d'intérêts sur les indemnités accordées, dès lors que les dommages ont été évalués à la date où, leur cause ayant pris fin, il a été possible de procéder à leur réparation. Dès lors, il n'y a pas lieu d'appliquer un coefficient d'érosion monétaire sur le montant de l'indemnité allouée.

22. Il résulte de tout ce qui précède, sans qu'il soit besoin d'ordonner une nouvelle expertise ni davantage d'interroger l'Autorité de la concurrence, d'une part, que le département des Côtes-d'Armor est seulement fondé à soutenir que c'est à tort que, par le jugement attaqué n°1505829 du 13 octobre 2022, le tribunal administratif de Rennes a limité le montant de son préjudice à la somme de 186 298,90 euros, d'autre part, que la requête n° 22NT03886 de la société Lacroix City Saint-Herblain et ses conclusions d'appel incident enregistrées sous le n° 22NT03881 doivent être rejetées.

Sur les intérêts et la capitalisation des intérêts :

23. Le département des Côtes-d'Armor a droit, ainsi qu'il le demande, à ce que la somme de 264 000 euros porte intérêts au taux légal à compter du 22 décembre 2015, date de l'introduction de sa requête en indemnisation devant le tribunal administratif de Rennes. Les intérêts seront capitalisés à compter du 23 décembre 2016, date à laquelle était due au moins une année d'intérêts, puis à chaque échéance annuelle à compter de cette date.

Sur les frais liés au litige :

24. Les dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative font obstacle à ce que soit mis à la charge du département des Côtes d'Armor qui n'est pas, dans la présente instance, la partie perdante, le versement de la somme que la société Lacroix City Saint-Herblain demande au titre des frais exposés par elle et non compris dans les dépens.

25. Dans les circonstances de l'espèce, il y a lieu de mettre à la charge de la société Lacroix City Saint-Herblain une somme de 1 500 euros à verser au département des Côtes-d'Armor en application des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

DECIDE :

Article 1 : La requête n° 22NT03886 de la société Lacroix City Saint-Herblain et ses conclusions d'appel incident enregistrées sous le n° 22NT03881 sont rejetées.

Article 2 : La somme de 186 298,90 euros que l'article 1er du jugement attaqué a condamné la société Lacroix City Saint-Herblain à verser au département des Côtes-d'Armor est portée à la somme de 264 000 euros, assortie des intérêts au taux légal à compter du 22 décembre 2015, ces intérêts devant être eux-mêmes capitalisés au 23 décembre 2016 et à chaque échéance annuelle à compter de cette date.

Article 3 : L'article 1er du jugement n° 1505829 du 13 octobre 2022 du tribunal administratif de Rennes est réformé en ce qu'il a de contraire à l'article 2 du présent arrêt.

Article 4 : Il est mis à la charge de la société Lacroix City Saint-Herblain une somme de 1 500 euros à verser au département des Côtes-d'Armor en application de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Article 5 : Le présent arrêt sera notifié à la société Lacroix City Saint-Herblain et au département des Côtes-d'Armor.

Délibéré après l'audience du 13 février 2024, à laquelle siégeaient :

- M. Lainé, président de chambre,

- M. Derlange, président assesseur,

- Mme Chollet, première conseillère.

Rendu public par mise à disposition au greffe le 8 mars 2024.

La rapporteure,

L. CHOLLET

Le président,

L. LAINÉ

Le greffier,

C. WOLF

La République mande et ordonne au préfet des Côtes-d'Armor en ce qui le concerne, et à tous commissaires de justice à ce requis en ce qui concerne les voies de droit commun contre les parties privées, de pourvoir à l'exécution de la présente décision.

2

Nos 22NT03886,22NT03881


Synthèse
Tribunal : Cour administrative d'appel de NANTES
Formation : 4ème chambre
Numéro d'arrêt : 22NT03886
Date de la décision : 08/03/2024
Type de recours : Plein contentieux

Composition du Tribunal
Président : M. LAINÉ
Rapporteur ?: Mme Laure CHOLLET
Rapporteur public ?: Mme ROSEMBERG
Avocat(s) : SCP CALVAR & ASSOCIES

Origine de la décision
Date de l'import : 13/03/2024
Fonds documentaire ?: Legifrance
Identifiant URN:LEX : urn:lex;fr;cour.administrative.appel;arret;2024-03-08;22nt03886 ?
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