La jurisprudence francophone des Cours suprêmes


recherche avancée

24/03/2023 | FRANCE | N°22NT01414

France | France, Cour administrative d'appel de Nantes, 4ème chambre, 24 mars 2023, 22NT01414


Vu la procédure suivante :

Procédure contentieuse antérieure :

Le département du Calvados, le département de la Manche et le département de l'Orne ont demandé au tribunal administratif de Caen de condamner l'Etat à leur verser, respectivement, les sommes de 59 538 646 euros, 30 363 968,50 euros et 29 125 530 euros, assorties des intérêts au taux légal et de leur capitalisation en raison du préjudice subi en l'absence de compensation effective des charges résultant des revalorisations exceptionnelles du revenu de solidarité active.

Par un jugement nos 1800984,

1800986 et 1801239 du 8 mars 2022, le tribunal administratif de Caen a rejeté ...

Vu la procédure suivante :

Procédure contentieuse antérieure :

Le département du Calvados, le département de la Manche et le département de l'Orne ont demandé au tribunal administratif de Caen de condamner l'Etat à leur verser, respectivement, les sommes de 59 538 646 euros, 30 363 968,50 euros et 29 125 530 euros, assorties des intérêts au taux légal et de leur capitalisation en raison du préjudice subi en l'absence de compensation effective des charges résultant des revalorisations exceptionnelles du revenu de solidarité active.

Par un jugement nos 1800984, 1800986 et 1801239 du 8 mars 2022, le tribunal administratif de Caen a rejeté leurs demandes.

Procédure devant la cour :

I. Par une requête, enregistrée sous le n° 22NT01414 le 9 mai 2022, le département du Calvados, représenté par Me Hourcabie, demande à la cour :

1°) d'annuler le jugement du 8 mars 2022 du tribunal administratif de Caen ;

2°) de condamner l'Etat à lui verser une somme de 59 538 646 euros assortie des intérêts au taux légal avec capitalisation en raison du préjudice subi en l'absence de compensation effective de la charge résultant des revalorisations exceptionnelles du revenu de solidarité active ;

3°) de mettre à la charge de l'Etat une somme de 5 000 euros au titre de l'article

L. 761-1 du code de justice administrative.

Il soutient que :

- le jugement attaqué est irrégulier en ce qu'il omet de viser sa note en délibéré enregistrée le 8 mars 2022 ; il est insuffisamment motivé et a omis d'examiner les moyens tirés, d'une part, de la méconnaissance de l'obligation de prendre un arrêté de compensation consécutivement à l'édiction des décrets de revalorisation, d'autre part, de la méconnaissance de l'obligation de respecter l'engagement pris par l'Etat dans le discours du premier ministre du 11 décembre 2012 s'agissant de la compensation de l'accroissement des charges consécutif aux décrets de revalorisation ;

- l'Etat a commis une illégalité fautive en s'abstenant de prévoir, lors de l'adoption des décrets de revalorisation exceptionnelle du montant forfaitaire du RSA, la compensation des charges nouvelles en résultant ; cette compensation devait être versée sur le fondement des articles 72 et 72-2 de la Constitution et des principes de libre administration et d'autonomie financière qui en résultent, et de l'article L. 1614-2 du code général des collectivités territoriales ;

- l'Etat aurait dû édicter les arrêtés de fixation des charges impliqués par chacun des décrets de revalorisation exceptionnelle du RSA dans les six mois de l'édiction de ces décrets en application des articles L. 1614-2, L. 1614-3 et L. 1614-5-1 du code général des collectivités territoriales ;

- l'Etat a commis une illégalité fautive en refusant d'exécuter l'injonction ordonnée par un jugement du tribunal administratif de Paris du 30 juin 2020 ; l'arrêté du 2 décembre 2020 pris pour exécution de ce jugement ne permet pas de connaître, pour chaque année, les charges effectivement transférées du 30 août 2013 au 1er septembre 2018 ;

- aucun des dispositifs prévus par la loi de finances pour 2014 n'avait pour objet de financer les revalorisations exceptionnelles du montant forfaitaire du RSA décidées par l'Etat par cinq décrets pris de 2013 à 2017, ainsi que le confirme l'analyse des travaux parlementaires ; la seule circonstance que la loi de finances pour 2020 ait précisé, à posteriori, que les trois ressources mobilisées par les articles 42, 77 et 78 de la loi de finances pour 2014 doivent être considérées comme ayant vocation à financer le reste à charge supporté par les départements au titre des trois allocations individuelles de solidarité démontre que la loi de finances de 2014 ne le précisait pas ; l'article 196 de cette loi de finances pour 2020 ne permet pas d'estimer que cette loi a un caractère interprétatif et ne peut être justifié par d'impérieux motifs d'intérêt général ; cet article 196 a pour objectif d'éviter que son contentieux mais aussi tous ceux qui pourraient être introduits à postériori conduisent à une condamnation financière de l'Etat, ainsi que cela ressort des travaux parlementaires ; il se prévaut d'un rapport de la Cour des comptes de janvier 2022 consacré au " Revenu de Solidarité Active " publié en application de l'article L. 143-6 du code des juridictions financières ;

- l'Etat n'a pas établi l'affectation des fonds issus des dispositifs de compensation financière résultant des articles 42, 77 et 78 de la loi de finances pour 2014 ; seul l'Etat dispose de données chiffrées permettant d'établir avec précision le montant des charges non compensées nées des revalorisations exceptionnelles du RSA, après effet de l'article 196 de la loi de finances pour 2020.

Par un mémoire en défense, enregistré le 14 décembre 2022, la ministre déléguée chargée des collectivités territoriales conclut au rejet de la requête.

Elle soutient que les moyens soulevés par le département du Calvados ne sont pas fondés.

Par un mémoire en défense, enregistré le 19 décembre 2022, le préfet du Calvados conclut au rejet de la requête.

Il s'en remet aux écritures de la ministre déléguée chargée des collectivités territoriales.

II. Par une requête, enregistrée sous le n° 22NT01416 le 9 mai 2022, le département de la Manche, représenté par Me Hourcabie, demande à la cour :

1°) d'annuler le jugement du 8 mars 2022 du tribunal administratif de Caen ;

2°) de condamner l'Etat à lui verser une somme de 30 363 968,50 euros assortie des intérêts au taux légal avec capitalisation en raison du préjudice subi en l'absence de compensation effective de la charge résultant des revalorisations exceptionnelles du revenu de solidarité active ;

3°) de mettre à la charge de l'Etat une somme de 5 000 euros au titre de l'article

L. 761-1 du code de justice administrative.

Il soutient que :

- le jugement attaqué est irrégulier en ce qu'il omet de viser sa note en délibéré enregistrée le 8 mars 2022 ; il est insuffisamment motivé et a omis d'examiner les moyens tirés, d'une part, de la méconnaissance de l'obligation de prendre un arrêté de compensation consécutivement à l'édiction des décrets de revalorisation, d'autre part, de la méconnaissance de l'obligation de respecter l'engagement pris par le premier ministre dans son discours du 11 décembre 2012 s'agissant de la compensation de l'accroissement des charges consécutif aux décrets de revalorisation ;

- l'Etat a commis une illégalité fautive en s'abstenant de prévoir, lors de l'adoption des décrets de revalorisation exceptionnelle du montant forfaitaire du RSA, la compensation des charges nouvelles en résultant ; cette compensation devait être versée sur le fondement des articles 72 et 72-2 de la Constitution et des principes de libre administration et d'autonomie financière qui en résultent, et de l'article L. 1614-2 du code général des collectivités territoriales ;

- l'Etat aurait dû édicter les arrêtés de fixation des charges impliqués par chacun des décrets de revalorisation exceptionnelle du RSA dans les six mois de l'édiction de ces décrets en application des articles L. 1614-2, L. 1614-3 et L. 1614-5-1 du code général des collectivités territoriales ;

- l'Etat a commis une illégalité fautive en refusant d'exécuter l'injonction ordonnée par un jugement du tribunal administratif de Paris du 30 juin 2020 ; l'arrêté du 2 décembre 2020 pris pour exécution de ce jugement ne permet pas de connaître, pour chaque année, les charges effectivement transférées du 30 août 2013 au 1er septembre 2018 ;

- aucun des dispositifs prévus par la loi de finances pour 2014 n'avait pour objet de financer les revalorisations exceptionnelles du montant forfaitaire du RSA décidées par l'Etat par cinq décrets pris de 2013 à 2017, ainsi que le confirme l'analyse des travaux parlementaires ; la seule circonstance que la loi de finances pour 2020 ait précisé, à posteriori, que les trois ressources mobilisées par les articles 42, 77 et 78 de la loi de finances pour 2014 doivent être considérées comme ayant vocation à financer le reste à charge supporté par les départements au titre des trois allocations individuelles de solidarité démontre que la loi de finances de 2014 ne le précisait pas ; l'article 196 de cette loi de finances pour 2020 ne permet pas d'estimer que cette loi a un caractère interprétatif et ne peut être justifié par d'impérieux motifs d'intérêt général ; cet article 196 a pour objectif d'éviter que son contentieux mais aussi tous ceux qui pourraient être introduits à posteriori conduisent à une condamnation financière de l'Etat, ainsi que cela ressort des travaux parlementaires ; il se prévaut d'un rapport de la Cour des comptes de janvier 2022 consacré au " Revenu de Solidarité Active " publié en application de l'article L. 143-6 du code des juridictions financières ;

- l'Etat n'a pas établi l'affectation des fonds issus des dispositifs de compensation financière résultant des articles 42, 77 et 78 de la loi de finances pour 2014 ; seul l'Etat dispose de données chiffrées permettant d'établir avec précision le montant des charges non compensées nées des revalorisations exceptionnelles du RSA, après effet de l'article 196 de la loi de finances pour 2020.

Par un mémoire en défense, enregistré le 14 décembre 2022, la ministre déléguée chargée des collectivités territoriales conclut au rejet de la requête.

Elle soutient que les moyens soulevés par le département de la Manche ne sont pas fondés.

III. Par une requête, enregistrée sous le n° 22NT01417 le 9 mai 2022, le département de l'Orne, représenté par Me Hourcabie, demande à la cour :

1°) d'annuler le jugement du 8 mars 2022 du tribunal administratif de Caen ;

2°) de condamner l'Etat à lui verser une somme de 29 125 530 euros assortie des intérêts au taux légal avec capitalisation en raison du préjudice subi en l'absence de compensation effective de la charge résultant des revalorisations exceptionnelles du revenu de solidarité active.

3°) de mettre à la charge de l'Etat une somme de 5 000 euros au titre de l'article

L. 761-1 du code de justice administrative.

Il soutient que :

- le jugement attaqué est irrégulier en ce qu'il omet de viser sa note en délibéré enregistrée le 8 mars 2022 ; il est insuffisamment motivé et a omis d'examiner les moyens tirés, d'une part, de la méconnaissance de l'obligation de prendre un arrêté de compensation consécutivement à l'édiction des décrets de revalorisation, d'autre part, de la méconnaissance de l'obligation de respecter l'engagement pris par l'Etat dans le discours du premier ministre du 11 décembre 2012 s'agissant de la compensation de l'accroissement des charges consécutif aux décrets de revalorisation ;

- l'Etat a commis une illégalité fautive en s'abstenant de prévoir, lors de l'adoption des décrets de revalorisation exceptionnelle du montant forfaitaire du RSA, la compensation des charges nouvelles en résultant ; cette compensation devait être versée sur le fondement des articles 72 et 72-2 de la Constitution et des principes de libre administration et d'autonomie financière qui en résultent ainsi que de l'article L. 1614-2 du code général des collectivités territoriales ;

- l'Etat aurait dû édicter les arrêtés de fixation de charges impliqués par chacun des décrets de revalorisation exceptionnelle du RSA dans les six mois de l'édiction de ces décrets en application des articles L. 1614-2, L. 1614-3 et L. 1614-5-1 du code général des collectivités territoriales ;

- l'Etat a commis une illégalité fautive en refusant d'exécuter l'injonction ordonnée par un jugement du tribunal administratif de Paris du 30 juin 2020 ; l'arrêté du 2 décembre 2020 pris pour exécution de ce jugement ne permet pas de connaître, pour chaque année, les charges effectivement transférées du 30 août 2013 au 1er septembre 2018 ;

- aucun des dispositifs prévus par la loi de finances pour 2014 n'avait pour objet de financer les revalorisations exceptionnelles du montant forfaitaire du RSA décidées par l'Etat par cinq décrets pris de 2013 à 2017, ainsi que le confirme l'analyse des travaux parlementaires ; la seule circonstance que la loi de finances pour 2020 ait précisé, à posteriori, que les trois ressources mobilisées par les articles 42, 77 et 78 de la loi de finances pour 2014 doivent être considérées comme ayant vocation à financer le reste à charge supporté par les départements au titre des trois allocations individuelles de solidarité démontre que la loi de finances de 2014 ne le précisait pas ; l'article 196 de cette loi de finances pour 2020 ne permet pas d'estimer que cette loi a un caractère interprétatif et ne peut être justifié par d'impérieux motifs d'intérêt général ; cet article 196 a pour objectif d'éviter que son contentieux mais aussi tous ceux qui pourraient être introduits à posteriori conduisent à une condamnation financière de l'Etat, ainsi que cela ressort des travaux parlementaires ; il se prévaut d'un rapport de la Cour des comptes de janvier 2022 consacré au " Revenu de Solidarité Active " publié en application de l'article L. 143-6 du code des juridictions financières ;

- l'Etat n'a pas établi l'affectation des fonds issus des dispositifs de compensation financière résultant des articles 42, 77 et 78 de la loi de finances pour 2014 ; seul l'Etat dispose de données chiffrées permettant d'établir avec précision le montant des charges non compensées nées des revalorisations exceptionnelles du RSA, après effet de l'article 196 de la loi de finances pour 2020.

Par un mémoire en défense, enregistré le 14 décembre 2022, la ministre déléguée chargée des collectivités territoriales conclut au rejet de la requête.

Elle soutient que les moyens soulevés par le département de l'Orne ne sont pas fondés.

Vu les autres pièces du dossier ;

Vu :

- la Constitution ;

- la décision du Conseil constitutionnel n° 2019-796 DC du 27 décembre 2019 ;

- le code général des collectivités territoriales ;

- la loi n° 2019-1479 du 28 décembre 2019 de finances pour 2020 ;

- les décrets n° 2013-793 du 30 août 2013, n° 2014-1127 du 3 octobre 2014, n° 2015-1231 du 6 octobre 2015, n° 2016-1726 du 29 septembre 2016 et n° 2017-739 du 4 mai 2017 portant revalorisation du montant forfaitaire du revenu de solidarité active ;

- l'arrêté du 2 décembre 2020 fixant le montant des accroissements de charge résultant pour les départements des revalorisations exceptionnelles du RSA ;

- le code de justice administrative.

Les parties ont été régulièrement averties du jour de l'audience.

Ont été entendus au cours de l'audience publique :

- le rapport de Mme A...,

- les conclusions de M. Pons, rapporteur public ;

- et les observations de Me Rouikha, substituant Me Hourcabie, représentant les départements de l'Orne, du Calvados et de la Manche.

Considérant ce qui suit :

1. Les départements de l'Orne, du Calvados et de la Manche ont déposé auprès des services de l'Etat des demandes indemnitaires en réparation du préjudice qu'ils estiment avoir subi du fait de l'absence de compensation des charges nouvelles représentées par les revalorisations successives du revenu de solidarité active (RSA) depuis 2012. Par un jugement n°s 1815544, 1815545, 1816740 rendu le 30 juin 2020 et devenu définitif, le tribunal administratif de Paris a annulé les décisions implicites par lesquelles les ministres compétents ont rejeté les demandes des départements tendant à ce que soient édictés les arrêtés prévus par l'article L. 1614-3 du code général des collectivités territoriales. Ce tribunal a enjoint au ministre de l'intérieur et au ministre de l'action et des comptes publics de prendre dans un délai de six mois un arrêté conjoint constatant le montant des dépenses nouvelles résultant des décrets n° 2013-793 du 30 août 2013, n° 2014-1127 du 3 octobre 2014, n° 2015-1231 du 6 octobre 2015, n° 2016-1276 du 29 septembre 2016 et n° 2017-739 du 4 mai 2017 relatifs à la revalorisation du montant forfaitaire du RSA. Par un arrêté du 2 décembre 2020, publié au journal officiel du 5 décembre 2020, les ministres compétents ont fixé, après avis de la commission consultative sur l'évaluation des charges (CCEC) pour chaque département et collectivité à statut particulier exerçant les compétences habituellement dévolues au département, le coût annuel de ces revalorisations à compter du 1er septembre 2018. Les départements de l'Orne, du Calvados et de la Manche ont cependant demandé au tribunal administratif de Caen la condamnation de l'Etat au paiement d'une somme, à parfaire, de respectivement 29 125 530 euros, 59 538 646 euros et 30 363 968,50 euros, correspondant à ce qu'ils estiment être un préjudice lié à l'abstention fautive de l'Etat de procéder à la compensation financière des revalorisations exceptionnelles du RSA prévues par les cinq décrets précités. Ils relèvent appel du jugement du 8 mars 2022 par lequel ce tribunal a rejeté leurs demandes.

2. Les requêtes susvisées présentées par les départements de l'Orne, du Calvados et de la Manche enregistrées sous les n° 22NT01414, n° 22NT01416 et n° 22NT01417 présentent à juger les mêmes questions. Il y a lieu de les joindre pour statuer par un seul arrêt.

Sur la régularité du jugement attaqué :

3. En premier lieu, aux termes de l'article R. 731-3 du code de justice administrative : " A l'issue de l'audience, toute partie à l'instance peut adresser au président de la formation de jugement une note en délibéré ". En vertu de l'avant-dernier alinéa de l'article R. 741-2 du même code, relatif aux mentions obligatoires de la décision juridictionnelle, celle-ci doit faire " mention (...) de la production d'une note en délibéré ". Il résulte de ces dispositions que, lorsqu'il est régulièrement saisi, à l'issue de l'audience, d'une note en délibéré émanant de l'une des parties, il appartient dans tous les cas au juge administratif d'en prendre connaissance avant de rendre sa décision ainsi que de la viser, sans toutefois l'analyser dès lors qu'il n'est pas amené à rouvrir l'instruction et à la soumettre au débat contradictoire pour tenir compte des éléments nouveaux qu'elle contient.

4. Il ressort des pièces du dossier qu'après l'audience qui s'est tenue le 3 mars 2022, seul le département du Calvados a adressé une note en délibéré au tribunal administratif de Caen, le 8 mars 2022, soit le même jour que celui où le jugement a été rendu public. Dans ces conditions, cette note en délibéré ne peut être regardée comme étant parvenue à la juridiction avant que celle-ci ne rende sa décision. Le tribunal administratif de Caen n'était donc pas tenu de la viser et, ainsi, n'a pas entaché d'irrégularité son jugement du 8 mars 2022.

5. En second lieu, il résulte des énonciations du jugement attaqué, qui est suffisamment motivé, notamment dans son point 4, que le tribunal administratif de Caen s'est prononcé sur le moyen tiré de la méconnaissance de l'obligation de prendre un arrêté de compensation consécutivement à l'édiction des décrets de revalorisation. Par ailleurs, le tribunal administratif n'a pas davantage omis d'examiner le moyen tiré de la méconnaissance de l'obligation de respecter l'engagement pris par l'Etat de compenser l'accroissement des charges consécutif aux décrets de revalorisation, qui n'était qu'un argument parmi d'autres au soutien du premier moyen, dès lors que le tribunal n'est pas tenu de répondre à chacun des arguments des parties.

Sur le bien-fondé du jugement attaqué :

6. En premier lieu, les revalorisations successives du montant de l'allocation du RSA résultant des décrets cités au point 1 ne constituent pas des extensions de compétences au sens de l'article 72-2 de la Constitution. Les départements du Calvados, de la Manche et de l'Orne ne sont donc pas fondés à soutenir que l'Etat aurait commis une faute en ne respectant pas l'obligation de compensation que prévoit cet article.

7. En deuxième lieu, les départements du Calvados, de la Manche et de l'Orne n'apportent pas d'éléments de nature à démontrer que le financement du surcoût lié aux revalorisations exceptionnelles du RSA entre 2013 et 2019 aurait contribué à dégrader le dispositif de financement de cette allocation dans des conditions telles que le principe de libre administration des collectivités locales prévu à l'article 72 de la Constitution s'en serait trouvé méconnu.

8. En troisième lieu, en vertu des dispositions de l'article L. 1614-1 du code général des collectivités territoriales, le transfert d'une compétence de l'Etat aux collectivités territoriales donne lieu, lorsqu'il induit un accroissement net de charges pour ces dernières, au transfert concomitant des ressources nécessaires à l'exercice normal de cette compétence. Aux termes du second alinéa de l'article L. 1614-2 de ce code : " Toute charge nouvelle incombant aux collectivités territoriales du fait de la modification par l'Etat, par voie réglementaire, des règles relatives à l'exercice des compétences transférées est compensée dans les conditions prévues à l'article L. 1614-1. Toutefois, cette compensation n'intervient que pour la partie de la charge qui n'est pas déjà compensée par l'accroissement de la dotation générale de décentralisation mentionnée à l'article L. 1614-4 ". Aux termes du premier alinéa de l'article L. 1614-3 de ce code : " Le montant des dépenses résultant des accroissements et diminutions de charges est constaté pour chaque collectivité par arrêté conjoint du ministre chargé de l'intérieur et du ministre chargé du budget, après avis de la commission consultative sur l'évaluation des charges du Comité des finances locales, dans les conditions définies à l'article L. 1211-4-1 ". Enfin, en vertu de l'article L. 1614-5-1 de ce code, l'arrêté mentionné à l'article L. 1614-3 intervient dans les six mois de la publication des dispositions législatives ou réglementaires auxquelles il se rapporte.

9. Par un arrêté du 2 décembre 2020 fixant le montant des accroissements de charge résultant pour les départements des revalorisations exceptionnelles du RSA, qui vise les cinq décrets de revalorisation cités au point 1, pris après avis du 21 octobre 2020 de la commission consultative sur l'évaluation des charges (CCEC), la ministre de la cohésion des territoires et des relations avec les collectivités territoriales et le ministre délégué auprès du ministre de l'économie, des finances et de la relance, chargé des comptes publics, ont fixé à 1 399 805 208 euros le montant annuel des accroissements de charge résultant pour les départements concernés par ces mesures à compter du 1er septembre 2018, dont 5 505 861 euros pour le département de la Manche, 5 235 510 euros pour le département de l'Orne et 10 694 998 euros pour le département du Calvados. Ces départements ne sont pas fondés à soutenir que l'Etat n'aurait pas exécuté l'injonction prononcée par le tribunal administratif de Paris dans son jugement du 30 juin 2020, celle-ci ne prévoyant pas l'édiction d'un arrêté fixant le montant des charges transférées pour chacune des années concernées par les décrets de revalorisation exceptionnelle mais uniquement celle d'un arrêté conjoint, susceptible dès lors de porter sur les charges résultant de l'ensemble des cinq décrets de revalorisation exceptionnelle. Dans ces conditions, la circonstance qu'il résulte de l'instruction, notamment de l'avis de la CCEC produit par le département de l'Orne, que cet arrêté prend en compte globalement les conséquences financières des augmentations édictées par les cinq décrets, au lieu de fixer le montant des accroissements de charge pour chaque année sur la période du 30 août 2013 au 1er septembre 2018, ne saurait constituer une illégalité fautive de la part de l'Etat. Au surplus, les départements requérants n'établissent pas l'existence d'un lien de causalité direct et certain entre le préjudice invoqué, tenant au défaut de compensation de charges nouvelles, et la méconnaissance alléguée des dispositions de l'article L. 1614-5-1 du code général des collectivités territoriales prévoyant qu'un arrêté conjoint du ministre de l'intérieur et du ministre chargé du budget constate dans un délai de six mois les accroissements de charges.

10. En quatrième lieu, aux termes de l'article 196 de la loi de finances pour 2020 : " I. - Les ressources attribuées aux départements en application du dispositif de compensation péréquée et du fonds de solidarité en faveur des départements prévus, respectivement, aux articles L. 3334-16-3 et L. 3335-3 du code général des collectivités territoriales ainsi que les recettes résultant du relèvement, au-delà de 3,8 %, du taux de la taxe de publicité foncière ou du droit d'enregistrement intervenu en application du second alinéa de l'article 1594 D du code général des impôts assurent, pour chaque département, la compensation des dépenses exposées au titre des revalorisations exceptionnelles du montant forfaitaire de l'allocation prévue aux articles L. 262-2 et L. 262-3 du code de l'action sociale et des familles, résultant des décrets n° 2013-793 du 30 août 2013, n° 2014-1127 du 3 octobre 2014, n° 2015-1231 du 6 octobre 2015, n° 2016-1276 du 29 septembre 2016 et n° 2017-739 du 4 mai 2017 portant revalorisation du montant forfaitaire du revenu de solidarité active. / (...) III. - Les ressources issues, du 1er janvier 2014 au 31 décembre 2019, du dispositif de compensation péréquée et du fonds de solidarité en faveur des départements mentionnés au I, ainsi que celles que les départements pouvaient tirer du relèvement, au-delà de 3,8 %, du taux de la taxe de publicité foncière ou du droit d'enregistrement, ont eu pour objet la compensation des dépenses qu'ils ont exposées, du 1er septembre 2013 au 31 août 2019, en application des revalorisations exceptionnelles du montant forfaitaire de l'allocation prévue aux articles L. 262-2 et L. 262-3 du code de l'action sociale et des familles, résultant des décrets mentionnés au I du présent article. ".

11. Pour justifier que l'Etat a respecté ses obligations de compensation fixées aux articles L. 1614-1 et L. 1614-2 du code général des collectivités territoriales, le ministre se prévaut également des trois nouvelles ressources instaurées au bénéfice des départements à partir du 1er janvier 2014 par les articles 42, 77 et 78 de la loi de finances pour 2014 et des dispositions, citées au point 10, de l'article 196 de la loi de finances pour 2020 qui précisent que ces dispositifs mis en place ont, ou ont eu, pour objet la compensation des dépenses exposées en application des revalorisations exceptionnelles du montant forfaitaire de l'allocation de RSA résultant des cinq décrets. Si les départements du Calvados, de la Manche et de l'Orne contestent que le législateur de 2013 ait eu l'intention de mettre en place une compensation des revalorisations exceptionnelles du RSA mises en œuvre par les cinq décrets successifs, le Conseil constitutionnel dans sa décision n° 2019-796 DC du 27 décembre 2019 a jugé, en s'appuyant sur les travaux préparatoires de la loi du 29 décembre 2013 de finances pour 2014, qu'en adoptant ces trois dispositifs de compensation, à savoir le dispositif de compensation péréquée (DCP), la faculté de porter de 3,8 à 4,5 % le taux plafond des droits de mutation à titre onéreux (DMTO) et le fonds de solidarité en faveur des départements (FSD), le législateur avait entendu notamment assurer le financement des revalorisations exceptionnelles du montant forfaitaire du RSA alors annoncées, à hauteur de 10 % sur cinq ans. Il a par suite considéré, en conséquence, que les dispositions de l'article 196 de la loi de finances pour 2020 n'ont qu'une valeur interprétative. Eu égard à l'autorité de chose jugée attachée aux motifs qui sont le soutien nécessaire du dispositif d'une décision du Conseil constitutionnel statuant sur la conformité d'une loi à la Constitution, les départements ne peuvent être fondés à soutenir que cette loi devrait être écartée, ni davantage qu'elle ne serait pas justifiée par des motifs d'intérêt général impérieux en méconnaissance des stipulations de l'article 6§1 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, dès lors qu'en tout état de cause celles-ci ne peuvent être utilement invoquées dans un litige relatif à la répartition des ressources financières publiques entre personnes publiques.

12. En cinquième lieu, le tribunal administratif de Paris a jugé, par un jugement nos1815544, 1815545, 1816740 du 30 juin 2020, devenu définitif, que si des compensations ont été accordées aux départements ainsi que l'avait prévu le " Pacte de confiance et de responsabilité " conclu avec les collectivités locales le 16 juillet 2013 et mises en œuvre par la loi n° 2013-1278 du 29 décembre 2013 de finances pour 2014, qui a adopté les trois dispositifs de compensation susmentionnés pour assurer le financement des revalorisations exceptionnelles du montant forfaitaire du revenu de solidarité active alors annoncées à hauteur de 10 % sur cinq ans, cette circonstance ne saurait rendre inutile l'édiction d'arrêtés constatant le droit à compensation des départements en la matière pris après avis de la commission consultative sur l'évaluation des charges du Comité des finances locales. Néanmoins, l'arrêté prévu à l'article L. 1614-3 du code général des collectivités territoriales se borne à constater le montant des dépenses résultant des accroissements et diminutions de charges pour les départements et n'a pas pour objet de décider d'un versement effectif par l'Etat des sommes qu'il mentionne. Dans ces conditions, n'est pas établie l'existence d'un lien de causalité direct et certain entre l'abstention de l'Etat à prendre un arrêté dans le délai de six mois prévu à l'article L. 1614-5-1 du code général des collectivités territoriales et le préjudice invoqué par les départements.

13. Il résulte de tout ce qui précède, sans qu'il soit besoin d'examiner l'étendue du préjudice invoqué, que les requêtes des départements de l'Orne, de la Manche et du Calvados doivent être rejetées.

Sur les frais liés au litige :

14. Les dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative font obstacle à l'octroi d'une somme au titre des frais exposés et non compris dans les dépens à la partie perdante. Les conclusions des départements de l'Orne, du Calvados et de la Manche tendant à la condamnation de l'Etat à lui verser une somme au titre de ces dispositions doivent donc être rejetées.

DECIDE :

Article 1er : Les requêtes des départements de l'Orne, du Calvados et de la Manche sont rejetées.

Article 2 : Le présent arrêt sera notifié au département de l'Orne, au département du Calvados, au département de la Manche et à la ministre déléguée chargée des collectivités territoriales.

Une copie en sera transmise pour information aux préfets de l'Orne, du Calvados et de la Manche.

Délibéré après l'audience du 7 mars 2023, à laquelle siégeaient :

- M. Lainé, président de chambre,

- M. Derlange, président assesseur,

- Mme Chollet, première conseillère.

Rendu public par mise à disposition au greffe le 24 mars 2023.

La rapporteure,

L. A...

Le président,

L. LAINÉ

La greffière,

S. LEVANT

La République mande et ordonne au ministre de l'intérieur et des outre-mer en ce qui le concerne, et à tous commissaires de justice à ce requis en ce qui concerne les voies de droit commun contre les parties privées, de pourvoir à l'exécution de la présente décision.

2

NOS 22NT01414, 22NT01416, 22NT01417


Synthèse
Tribunal : Cour administrative d'appel de Nantes
Formation : 4ème chambre
Numéro d'arrêt : 22NT01414
Date de la décision : 24/03/2023
Type d'affaire : Administrative
Type de recours : Plein contentieux

Composition du Tribunal
Président : M. LAINE
Rapporteur ?: Mme Laure CHOLLET
Rapporteur public ?: M. PONS
Avocat(s) : HOURCABIE

Origine de la décision
Date de l'import : 14/04/2023
Fonds documentaire ?: Legifrance
Identifiant URN:LEX : urn:lex;fr;cour.administrative.appel.nantes;arret;2023-03-24;22nt01414 ?
Association des cours judiciaires suprmes francophones
Organisation internationale de la francophonie
Juricaf est un projet de l'AHJUCAF, l'association des Cours suprêmes judiciaires francophones. Il est soutenu par l'Organisation Internationale de la Francophonie. Juricaf est un projet de l'AHJUCAF, l'association des Cours suprêmes judiciaires francophones. Il est soutenu par l'Organisation Internationale de la Francophonie.
Logo iall 2012 website award