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02/04/2020 | FRANCE | N°18NT02851

France | France, Cour administrative d'appel de Nantes, 3ème chambre, 02 avril 2020, 18NT02851


Vu la procédure suivante :

Procédure contentieuse antérieure :

Mme F... C... et M. E... I... ont demandé au tribunal administratif de Caen de condamner le centre hospitalier d'Avranches-Granville à leur verser la somme de 1 837 189,38 euros en réparation des préjudices qu'ils estiment avoir subis, ainsi que leur fille, du fait des fautes commises dans la prise en charge médicale de Mme C... et de sa fille Maeva lors de la naissance de cette dernière.

Par un jugement n° 1501984 du 28 mai 2018, le tribunal administratif de Caen a condamné le centre hospitalier d'A

vranches-Granville à verser à Mme C... et à M. I..., en qualité de représent...

Vu la procédure suivante :

Procédure contentieuse antérieure :

Mme F... C... et M. E... I... ont demandé au tribunal administratif de Caen de condamner le centre hospitalier d'Avranches-Granville à leur verser la somme de 1 837 189,38 euros en réparation des préjudices qu'ils estiment avoir subis, ainsi que leur fille, du fait des fautes commises dans la prise en charge médicale de Mme C... et de sa fille Maeva lors de la naissance de cette dernière.

Par un jugement n° 1501984 du 28 mai 2018, le tribunal administratif de Caen a condamné le centre hospitalier d'Avranches-Granville à verser à Mme C... et à M. I..., en qualité de représentants légaux de leur fille Maeva I..., outre la somme de 136 328 euros, la somme de 111 909 euros au titre de l'assistance d'une tierce personne pour la période du

1er août 2015 au jour du jugement, sur justificatifs et sous déduction des sommes perçues au titre de l'allocation d'éducation de l'enfant handicapé de base et de la prestation de compensation du handicap, ainsi qu'une rente annuelle de 42 048 euros jusqu'au 18ème anniversaire de Maeva I... au titre du besoin d'assistance par tierce personne, sous déduction des sommes perçues au titre de l'allocation d'éducation de l'enfant handicapé et de la prestation de compensation du handicap.

Par le même jugement, le tribunal administratif de Caen a condamné le centre hospitalier d'Avranches-Granville à verser à la caisse primaire d'assurance maladie (CPAM) de la Manche la somme de 58 222,65 euros au titre des débours ainsi que la somme de 1 055 euros au titre de l'indemnité forfaitaire de gestion.

Le tribunal administratif de Caen a, enfin, mis à la charge du centre hospitalier d'Avranches-Granville, d'une part, les frais et honoraires de l'expertise, taxés et liquidés à la somme de 3 222,50 euros et, d'autre part, au titre des frais d'instance, le versement de la somme de 2 500 euros à M. I... et Mme C..., de la somme 1 000 euros à la CPAM de la Manche et de la somme de 1 000 euros à l'Office national d'indemnisation des accidents médicaux, des affections iatrogènes et des infections nosocomiales.

Procédure devant la cour :

Par une requête et des mémoires enregistrés les 26 juillet, 6 septembre et 3 décembre 2018, et les 22 janvier et 3 décembre 2019 le centre hospitalier d'Avranches-Granville, représenté par Me H..., demande à la cour :

1°) d'annuler ce jugement du tribunal administratif de Caen du 28 mai 2018 ;

2°) à titre subsidiaire, de réduire le montant des condamnations mises à sa charge.

Il soutient que :

- le jugement attaqué est irrégulier car l'ensemble des écritures n'ont pas été visées et analysées ;

- ce jugement est également insuffisamment motivé ;

- la demande d'indemnisation des préjudices propres de Mme C... et de M. I... était irrecevable faute de liaison du contentieux ;

- c'est à tort que le tribunal administratif a retenu une perte de chance de 90 % alors que les experts avaient conclu à une perte de chance de 50 % ; l'enfant présentait plusieurs facteurs de débilité tels qu'un retard de croissance intra-utérin et un diabète gestationnel traité par insuline ; elle était en outre porteuse d'une délétion intra génétique du gène CALN1 ; il existe une réelle incertitude quant à la cause de l'infirmité motrice cérébrale de l'enfant, le défaut d'oxygénation pouvant avoir commencé avant le travail, et certains des critères exigés pour conclure à l'origine anoxique des lésions cérébrales subies par Maeva I... font défaut ;

- l'indemnité allouée au titre du déficit fonctionnel temporaire est excessive en ce que les premiers juges ont retenu un déficit fonctionnel temporaire de classe IV correspondant à un taux quotidien de 27 euros ;

- c'est à tort que les premiers juges ont fixé le taux horaire d'assistance par tierce personne à 14,60 euros pour une aide non spécialisée ;

- il convient de prévoir que la rente sera versée au prorata du nombre d'heures passées au domicile familial et sera suspendue en cas d'hospitalisation ou de placement dans une institution spécialisée ;

- les créances des organismes de sécurité sociale doivent être couvertes proportionnellement à la perte de chance retenue ;

- seul le surcoût lié à l'achat d'un véhicule adapté et à son aménagement peut donner lieu à réparation, et seulement tous les 7 ans ;

- la nécessité d'un ordinateur à commande oculaire n'est pas établie ;

- les demandes présentées au titre des dépenses de santé actuelles et futures doivent être rejetées ;

- le préjudice d'établissement n'est pas indemnisable faute de consolidation ;

- les indemnités allouées au titre des souffrances endurées et du préjudice esthétique doivent être ramenées à de plus justes proportions ;

- le versement à l'ONIAM de la somme de 1 000 euros au titre de l'article L.761-1 du code de justice administrative est injustifié car ce sont les consorts C...-I... qui ont demandé la mise en cause de l'office.

Par un mémoire enregistré le 29 octobre 2018 l'office national d'indemnisation des accidents médicaux, des affections iatrogènes et des infections nosocomiales (ONIAM), représenté par Me B..., demande à être mis hors de cause.

Par un mémoire en défense enregistré le 21 novembre 2018 la CPAM de la Manche, représentée par Me A..., conclut au rejet de la requête et à ce que soit mise à la charge du centre hospitalier d'Avranches-Granville la somme de 1 500 euros sur le fondement des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Elle fait valoir que les moyens soulevés par le centre hospitalier d'Avranches-Granville ne sont pas fondés.

Par un mémoire enregistré le 21 décembre 2018 Mme C... et M. I..., représentés par Me G..., concluent :

1°) au rejet de la requête ;

2°) par la voie de l'appel incident, et au besoin après avoir ordonné une expertise complémentaire, à la réformation du jugement attaqué en tant qu'il n'a pas fait droit aux conclusions indemnitaires présentées en leur nom personnel et n'a fait que partiellement droit aux conclusions présentées en qualité de représentants légaux de leur fille Maeva I... ;

3°) à la condamnation du centre hospitalier d'Avranches-Granville à leur verser la somme complémentaire globale de 512 310,07 euros et, en cas d'expertise, à ce que leur soit allouée une provision de 200 000 euros ;

4°) à ce que la somme que le centre hospitalier a été condamné à payer au titre des préjudices subis par l'enfant D... soit portée à 564 479,07 euros et la rente annuelle à 46 720 euros ;

5°) à ce que soient mis à la charge du centre hospitalier d'Avranches-Granville les frais d'expertise et la somme de 4 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Ils soutiennent que :

- le contentieux a été lié par leur demande préalable y compris en ce qui concerne leurs préjudices propres ; en outre certains préjudices patrimoniaux doivent être indemnisés indépendamment de la personne qui en a assumé le paiement et ne sont pas propres aux parents ; c'est donc à tort que le tribunal a déclaré certaines de leurs conclusions irrecevables ;

- la responsabilité du centre hospitalier est engagée en raison de l'existence d'une faute consistant dans un défaut de surveillance foetale pendant le travail ayant entraîné un retard à l'extraction de l'enfant ;

- c'est à bon droit que le tribunal a rectifié les erreurs commises par l'expert dans le calcul du retard pris pour procéder à l'extraction, le risque sévère d'acidose étant apparu dès 6h03 et non 6h30, de sorte que le délai d'hypoxie et de souffrance foetale a été de 102 mn soit 45 minutes de souffrances foetales majeures irréversibles qui auraient dû commander une extraction mécanique dans les 10 minutes ; le relevé du rythme cardiaque foetal est resté inexploitable entre 2h50 et 3h23 ; dès 7h, le rythme cardiaque du foetus était au stade MELCHIOR 3 imposant une extraction en moins de 10 mn ; les séquelles dont souffre l'enfant sont les conséquences directes de ces fautes ;

- le taux de perte de chance doit être fixé 100 %, ou au minimum à 95 %, sans nécessité de procéder à une nouvelle expertise ; le lien de causalité exclusif résulte notamment des indications des experts, après correction de leur erreur sur la durée de souffrance anoxique, des nombreux avis et diagnostics concordants des nombreux praticiens ayant assisté Maeva ainsi que des éléments établis de façon concordante par les communications médicales versées aux débats ; les facteurs de risque comme l'état antérieur, qui constituent des causes exogènes, n'entrent pas dans la notion de perte de chance et ne sont pas la cause de la pathologie de l'enfant ; le problème d'hypotrophie foetale a été écarté par l'expert lui-même et ne pouvait dès lors justifier que soit retenu un taux de perte de chance ; de la même façon, le rôle de la délétion chromosomique dont Maeva est porteuse dans la survenance d'une encéphalopathie néonatale est hypothétique et n'a jamais été observé ;

- le moment de l'apparition de l'hypoxie est parfaitement établi ; les critères d'une paralysie cérébrale résultant d'une asphyxie perpartum sont réunis et les experts ne pouvaient les retenir seulement pour établir le diagnostic de défaut d'oxygénation et les exclure pour déterminer le moment auquel cette privation d'oxygène est survenue ;

- l'état de santé de l'enfant ne pourra être considéré comme consolidé avant l'âge de 18 ans ;

- jusqu'à l'âge de 18 ans, les préjudices peuvent être évalués à la somme capitalisée de 54 216 euros au titre des dépenses de santé actuelles (comprenant 3 600 euros de séances de shiatsu, 2 880 euros de séances d'ostéopathie et 47 736 euros de séances d'ergothérapie), à la somme de 76 867,42 euros au titre des frais divers exposés ou capitalisés et restés à leur charge (à raison de 18 162 euros pour le fauteuil roulant, 47 732,11 euros pour l'ordinateur à commande oculaire, 3 473,31 euros pour une chaise-pot et 7 500 euros pour les couches entre l'âge de deux ans et la majorité), à la somme de 5 187,76 euros au titre des frais de déplacements exposés pour assurer les soins de Maeva, à la somme capitalisée de 933 991,20 euros au titre de l'assistance par tierce personne évaluée à 8 heures par jour, à la somme de 165 228 euros au titre du surcoût résultant de la nécessité de changer de logement, enfin à la somme de 112 404 euros capitalisée au titre des frais de véhicule aménagé ;

- le déficit fonctionnel temporaire a été sous-estimé par l'expert qui, en retenant un déficit de 50 %, n'a pas procédé à une évaluation à partir de l'âge usuel de la marche ou de l'autonomie acquise ; le taux de 80 % doit être retenu, conformément à l'évaluation des praticiens conseils de la maison départementale des personnes handicapées (MDPH) ; le jugement, qui a accordé à ce titre la somme de 120 528 euros, devra être confirmé ;

- l'évaluation des souffrances endurées, soit 4 sur 7, est également inadaptée ; ces souffrances ne pourront être réparées par une somme inférieure à 15 000 euros ;

- le préjudice esthétique temporaire de Maeva ne peut être évalué à moins de 20 000 euros ;

- le préjudice d'établissement pourra être définitivement évalué à la somme de 150 000 euros ;

- la perte de revenus subie par les parents s'élève à la somme de 13 407 euros ;

- le préjudice d'affection des parents peut être évalué à la somme de 35 000 euros ;

- le préjudice résultant du changement dans les conditions d'existence des parents sera indemnisé à hauteur de la somme de 50 000 euros ;

- l'importance des préjudices subis justifie la mise en cause de l'ONIAM.

Vu les autres pièces du dossier.

Vu :

- le code de la santé publique ;

- le code de justice administrative.

Les parties ont été régulièrement averties du jour de l'audience.

Ont été entendus au cours de l'audience publique :

- le rapport de Mme K...,

- les conclusions de M. Gauthier, rapporteur public,

- les observations de Me J..., substituant Me H..., avocat du centre hospitalier Avranches-Granville, et de Me G..., avocat de Mme C... et de M. I....

Considérant ce qui suit :

1. Mme F... C..., alors âgée de 41 ans, a été admise au centre hospitalier d'Avranches-Granville le 10 mars 2012 pour un accouchement programmé. Le travail a été déclenché le lendemain à 8 heures et Maeva I... et née le 12 mars à 7h45 en état de mort apparente, présentant à la naissance une encéphalopathie néonatale précoce anoxique avec convulsions, une acidose métabolique sévère ainsi qu'un score d'apgar respectivement de 2,4 puis 7 à 1,3 et 5 minutes. Son état nécessitant une réanimation néonatale, l'enfant a été intubée et transférée au centre hospitalier universitaire de Caen où elle a été hospitalisée jusqu'au 20 avril 2012. Maeva I... étant demeurée lourdement affectée de troubles du développement moteur et cognitif de type paralysie cérébrale, Mme C... a présenté au centre hospitalier

d'Avranches-Granville, par un courrier du 7 juillet 2015 reçu le lendemain, une réclamation préalable tendant à la réparation des préjudices résultant de la prise en charge fautive de l'accouchement. Mme C... et M. I..., le père de Maeva, ont par ailleurs obtenu, par deux ordonnances du juge des référés du tribunal administratif de Caen des 14 août et

16 septembre 2015, la désignation d'un expert gynécologue-obstétricien et d'un sapiteur

neuro-pédiatre, qui ont remis leur rapport le 1er mars 2016. Mme C... et M. I... ont finalement saisi le tribunal administratif de Caen d'une demande indemnitaire tendant à la condamnation du centre hospitalier d'Avranches-Granville à leur verser la somme de 1 837 189,38 euros en réparation des préjudices qu'ils estiment avoir subis, en leur qualité de représentants légaux de Maeva I... et en leur nom propre.

2. Par un jugement du 28 mai 2018, le tribunal administratif de Caen a retenu la responsabilité du centre hospitalier d'Avranches-Granville au titre de la défaillance dans la surveillance foetale durant l'accouchement, et a fixé à 90 % le taux de perte de chance. Les premiers juges ont rejeté comme irrecevables les conclusions indemnitaires présentées par Mme C... et M. I... en leur nom propre, pour défaut de liaison du contentieux, ont mis l'ONIAM hors de cause et ont condamné le centre hospitalier d'Avranches-Granville à verser à Mme C... et à M. I..., en qualité de représentants légaux de leur fille Maeva I..., outre la somme globale de 248 237 euros au titre des préjudices acquis au jour du jugement, une rente de 42 048 euros par an versée par trimestre échu et avec revalorisation, jusqu'au 18ème anniversaire de Maeva, au titre du besoin d'assistance par tierce personne. Par le même jugement, le tribunal administratif de Caen a également condamné le centre hospitalier d'Avranches-Granville à verser à la CPAM de la Manche la somme de 58 222,65 euros au titre de ses débours ainsi que la somme de 1 055 euros au titre de l'indemnité forfaitaire de gestion, et mis à la charge du centre hospitalier les frais et honoraires d'expertise.

3. Par la requête visée ci-dessus, le centre hospitalier d'Avranches-Granville demande à la cour d'annuler le jugement du tribunal administratif de Caen du 28 mai 2018 ou, subsidiairement de le réformer en tant qu'il a surestimé le montant des condamnations prononcées à son encontre. Par la voie de l'appel incident, Mme C... et M. I... concluent à la réformation de ce jugement en tant qu'il n'a pas fait droit aux conclusions indemnitaires présentées en leur nom personnel et n'a fait que partiellement droit aux conclusions présentées en qualité de représentants légaux de leur fille Maeva I....

I. La régularité du jugement

4. Il résulte de l'instruction que seule Mme C... a adressé au centre hospitalier d'Avranches-Granville, par courrier du 7 juillet 2015, une réclamation indemnitaire préalable. Si les termes de cette réclamation ne permettent pas d'en exclure les préjudices propres de Mme C..., ce courrier ne saurait en revanche être regardé comme ayant lié le contentieux s'agissant des préjudices propres de M. I.... C'est donc à tort que, par le jugement attaqué, le tribunal administratif de Caen a rejeté la demande formée devant lui comme étant irrecevable en tant qu'elle était présentée par Mme C... en son nom propre. Par suite, le jugement attaqué doit être annulé dans cette seule mesure.

5. Il y a lieu pour la cour de se prononcer, par la voie de l'évocation, sur les préjudices propres de Mme C..., sur lesquels le tribunal administratif n'a pas statué, et de statuer par l'effet dévolutif de l'appel sur les autres conclusions présentées par Mme C... et M. I... devant le tribunal administratif de Caen en leur qualité de représentants légaux de Maeva I....

II. La responsabilité du centre hospitalier d'Avranches-Granville

6. Aux termes de l'article L. 1142-1 du code de la santé publique :

" I. - Hors le cas où leur responsabilité est encourue en raison d'un défaut d'un produit de santé, les professionnels de santé mentionnés à la quatrième partie du présent code, ainsi que tout établissement, service ou organisme dans lesquels sont réalisés des actes individuels de prévention, de diagnostic ou de soins ne sont responsables des conséquences dommageables d'actes de prévention, de diagnostic ou de soins qu'en cas de faute. ".

7. Il résulte de l'instruction, notamment du rapport de l'expert et du sapiteur désignés par le tribunal administratif de Caen, que la gestion des résultats de la surveillance foetale pendant l'accouchement n'a pas été conforme aux règles de l'art, dès lors, d'une part, que l'apparition d'anomalies du rythme cardiaque foetal aurait dû motiver l'appel plus précoce du gynécologue obstétricien de garde et, d'autre part, que le risque important d'acidose constaté aurait dû conduire ce dernier à pratiquer une extraction instrumentale rapide. Les experts concluent par ailleurs que le tableau d'acidose néonatale constaté est la conséquence de ce défaut de surveillance. Dans ces conditions, la faute médicale commise au cours de l'accouchement de Mme C... le 12 mars 2012 est, comme l'ont estimé les premiers juges, de nature à engager la responsabilité du centre hospitalier d'Avranches-Granville.

III- La perte de chance

8. Dans le cas où la faute commise lors de la prise en charge ou le traitement d'un patient dans un établissement public hospitalier a compromis ses chances d'obtenir une amélioration de son état de santé ou d'échapper à son aggravation, le préjudice résultant directement de la faute commise par l'établissement et qui doit être intégralement réparé n'est pas le dommage corporel constaté, mais la perte de chance d'éviter que ce dommage soit advenu. La réparation qui incombe à l'hôpital doit alors être évaluée à une fraction du dommage corporel déterminée en fonction de l'ampleur de la chance perdue.

9. Il résulte de l'instruction, notamment du rapport d'expertise judiciaire, qu'il existait des risques intrinsèques d'anoxie anténatale ou périnatale, tels que le diabète gestationnel dont souffrait Mme C..., l'hypotrophie de l'enfant, constatée à la naissance, ou la circonstance que cette dernière est porteuse d'une délétion chromosomique susceptible de provoquer un autisme ou une déficience intellectuelle avec paralysie cérébrale. Par ailleurs, les anomalies significatives du rythme cardiaque foetal qui se sont prolongées durant l'accouchement, du fait du défaut de surveillance et du retard pris dans l'extraction, ont aggravé le risque de défaut d'oxygénation cérébrale, alors que cette aggravation aurait pu être minimisée par une extraction plus précoce. Dans ces conditions, l'enfant doit être regardée, en raison de la faute commise lors de l'accouchement, comme ayant perdu une chance de naître sans séquelles. Compte tenu des facteurs de risque tels qu'ils sont rappelés ci-dessus et des indications portées par les experts dans leur rapport, ce taux de perte de chance ne saurait excéder 50 %, contrairement à ce qu'ont estimé les premiers juges qui ont retenu, sans l'étayer, un taux de 90 %.

IV- Les préjudices

10. Il résulte de l'instruction et il est au demeurant constant que l'état de santé de Maeva I... ne sera pas consolidé avant qu'elle ait atteint l'âge de dix-huit ans.

Sur les préjudices patrimoniaux :

En ce qui concerne les dépenses de santé :

11. Si Mme C... et M. I... sollicitent le remboursement des dépenses de santé exposées pour la prise en charge du handicap de Maeva I... et consistant dans des séances de shiatsu, d'ostéopathie et d'ergothérapie, il résulte de l'instruction, notamment du rapport d'expertise, que l'état de santé de Maeva I... ne rend nécessaires que des séances d'ergothérapie, pour lesquelles Mme C... et I... établissent avoir exposé la somme totale de 1 020 euros correspondant à vingt séances à 51 euros, ramenée à 510 euros par application du taux de perte de chance fixé au point 9 du présent arrêt.

En ce qui concerne les frais d'équipements et de matériel :

12. Si Mme C... et M. I... sollicitent le remboursement de frais de déplacement qu'ils auraient exposés pour assurer les soins et le suivi de Maeva I..., ils ne produisent aucun justificatif de la réalité et du montant de tels frais.

13. Il résulte de l'instruction que la prise en charge de Maeva I... requiert l'acquisition de matériels et équipements spécifiques tels qu'un fauteuil roulant, une chaise-pot et des protections hygiéniques, dépenses dont Mme C... et M. I... établissent par les pièces qu'ils produisent la prise en charge par leurs soins à hauteur respectivement de 18 162 euros, 2 350,88 euros et 7 500 euros. Il ne résulte en revanche pas de l'instruction que l'acquisition d'un ordinateur à commande oculaire, chiffrée à 47 732,11 euros, serait nécessaire pour la prise en charge de Maeva. Dans ces conditions, il y a lieu d'allouer, au titre des frais divers de matériels et équipements, la somme totale de 14 006,44 euros, après application du taux de perte de chance fixé au point 9 du présent arrêt, dont il convient toutefois de déduire les sommes versées par le département de la Manche au titre de la prestation de compensation du handicap et visant à couvrir les mêmes frais.

14. Si Mme C... et M. I... soutiennent qu'ils se trouvent dans l'obligation de faire construire un nouveau logement d'une superficie de 200 m2 afin de pouvoir y loger leur fille qui se déplace en fauteuil roulant, ils n'établissent pas par les pièces qu'ils produisent que leur habitation, à la supposer dotée d'un étage, ne pourrait pas faire l'objet d'une adaptation au handicap de Maeva I... et ne justifient dès lors pas de la nécessité des frais d'aménagement de logement tels qu'ils ont été chiffrés par eux.

15. Il résulte enfin de l'expertise que le handicap de Maeva I... requiert une adaptation du véhicule de ses parents, préjudice dont il est d'ores et déjà certain qu'il sera subi jusqu'aux 18 ans de Maeva I.... Mme C... et M. I... établissent par le devis qu'ils produisent que cet aménagement implique un surcoût d'un montant de 11 000 euros. Par suite, eu égard à la nécessité de renouveler cet équipement tous les sept ans, le préjudice doit être évalué à la somme de 22 000 euros, ramenée à 11 000 euros par application du taux de perte de chance fixé au point 9 du présent arrêt.

En ce qui concerne les frais d'assistance par une tierce personne :

16. Lorsque le juge administratif indemnise dans le chef de la victime d'un dommage corporel la nécessité de recourir à l'aide d'une tierce personne, il détermine le montant de l'indemnité réparant ce préjudice en fonction des besoins de la victime et des dépenses nécessaires pour y pourvoir. Il doit à cette fin se fonder sur un taux horaire permettant, dans les circonstances de l'espèce, le recours à l'aide professionnelle d'une tierce personne d'un niveau de qualification adéquat, sans être lié par les débours effectifs dont la victime peut justifier.

17. Il résulte du rapport d'expertise que Maeva I... est totalement dépendante et nécessite depuis sa naissance, pour les actes de la vie quotidienne, la stimulation et la surveillance, le recours à l'assistance d'une tierce personne, qui doit être constante durant la journée soit au minimum huit heures par jour. L'expert indique également qu'un placement en établissement spécialisé sera nécessaire. Dès lors qu'il ne résulte pas de l'instruction que les besoins en assistance d'une tierce personne jusqu'au 1er août 2015, date à laquelle Maeva I..., alors âgée de 3 ans, a commencé à percevoir la prestation de compensation du handicap, auraient été rendus, du fait de son état de santé, sensiblement différents de ceux d'un nourrisson ou d'un enfant du même âge, la période d'indemnisation à prendre en compte est donc, jusqu'à la date du présent arrêt, de 1 700 jours. Sur la base d'un taux horaire moyen de rémunération tenant compte des charges patronales et des majorations de rémunération pour travail du dimanche fixé à 13,70 euros et d'une année de 412 jours pour tenir compte des congés payés et des jours fériés, le préjudice s'élève, jusqu'à la date du présent arrêt, à la somme de 210 168,96 euros, ramenée à 105 084,48 euros après application du taux de perte de chance fixé au point 9. Il convient de déduire de ce montant les sommes versées par le département de la Manche au titre de la prestation de compensation du handicap et de l'allocation d'éducation de l'enfant handicapé en tant qu'elles visent à couvrir les mêmes frais.

18. Par ailleurs, si le juge n'est pas en mesure de déterminer, lorsqu'il se prononce, si l'enfant handicapé sera placé dans une institution spécialisée ou hébergé au domicile de sa famille, il lui appartient de lui accorder une rente trimestrielle couvrant les frais de son maintien au domicile familial, en précisant le mode de calcul de cette rente, dont le montant doit dépendre du temps passé au domicile familial au cours du trimestre considéré.

19. Pour l'avenir et jusqu'au 12 mars 2030, date anniversaire des 18 ans de la victime, et dès lors qu'il n'est pas possible de déterminer si Maeva I... sera placée dans une institution spécialisée ou si elle sera hébergée au domicile de sa famille, il y a lieu de lui accorder une rente trimestrielle couvrant les frais de son maintien à domicile au prorata du nombre de nuits qu'elle aura passées à son domicile au cours du trimestre considéré, et de condamner le centre hospitalier d'Avranches-Granville à rembourser à la CPAM de la Manche les frais d'hébergement en institution spécialisée sur justificatifs. Cette rente, versée à chaque trimestre échu, correspondra à 50 % de la somme calculée en additionnant, d'une part, un montant représentatif de la prise en charge à domicile de Maeva I... déterminé sur la base d'un taux quotidien, qu'il y a lieu de fixer à 113,68 euros et de revaloriser par la suite par application des coefficients prévus à l'article L. 434-17 du code de la sécurité sociale, et qui sera retenu au prorata du nombre de nuits passées au domicile familial au cours du trimestre et, d'autre part, les sommes que la CPAM de la Manche établira sur justificatifs avoir exposées pour la même période. L'indemnité ainsi calculée sera attribuée par préférence à la victime, conformément aux dispositions de l'article L. 376-1 du code de la sécurité sociale : elle lui sera intégralement versée tant qu'elle sera inférieure au montant représentatif de la prise en charge à domicile pour le trimestre en cause et, lorsqu'elle dépassera ce montant, le solde sera versé à la CPAM de la Manche.

En ce qui concerne la perte de revenus :

20. Si Mme C... sollicite l'indemnisation de la perte de revenus subie du fait qu'elle aurait été contrainte de réduire sa quotité de travail de 100 % à 80 % pour s'occuper de sa fille, ni la réalité ni le montant d'un tel préjudice ne sont établis par les pièces produites, alors qu'au demeurant il résulte de ce qui a été dit aux points 17 et 19 du présent arrêt que le besoin d'assistance par une tierce personne fait l'objet d'une indemnisation spécifique.

Sur les préjudices extra-patrimoniaux :

En ce qui concerne les préjudices de Maeva :

21. En premier lieu, il résulte de l'expertise que, du fait du handicap psychomoteur dont elle est affectée, Maeva I... souffre d'une incapacité de 50 %. Dans ces conditions, il sera fait une plus exacte appréciation du déficit fonctionnel temporaire qu'elle subit en le fixant à la somme de 25 500 euros, application faite du taux de perte de chance fixé au point 9 du présent arrêt.

22. En deuxième lieu, l'expert a évalué à 4 sur une échelle de 1 à 7 les souffrances physiques et psychiques endurées par Maeva I... durant la période néonatale et du fait des contraintes de la rééducation à laquelle elle est soumise. Dès lors, il sera fait une juste appréciation du préjudice subi à ce titre en l'évaluant à la somme de 6 000 euros, après application du taux de perte de chance fixé au point 9 du présent arrêt.

23. En troisième lieu, le préjudice esthétique temporaire subi par Maeva I... a été évalué par l'expert à 3 sur une échelle de 1 à 7. Dès lors, il sera fait une plus juste appréciation de ce chef de préjudice en allouant à l'intéressée la somme de 2 500 euros, application faite du taux de perte de chance fixé au point 9 du présent arrêt.

24. En quatrième et dernier lieu, en l'absence de consolidation, Maeva I... ne peut prétendre à l'indemnisation du préjudice d'établissement.

En ce qui concerne les préjudices de Mme C... :

25. Dans les circonstances de l'espèce, eu égard au lourd handicap dont sa fille est affectée, qui la prive de la perspective de la voir se développer normalement, il sera fait une juste appréciation du préjudice d'affection subi par la mère de Maeva I... en lui allouant la somme de 5 000 euros, après application du taux de perte de chance fixé au point 9 du présent arrêt.

26. Par ailleurs, compte tenu des lourdes sujétions quotidiennes subies par Mme C... du fait du handicap dont sa fille est atteinte, il sera fait une juste appréciation de son préjudice d'accompagnement en lui allouant la somme de 5 000 euros, après application du taux de perte de chance fixé au point 9 du présent arrêt.

27. Il résulte de ce qui précède, d'une part, que la somme globale que le tribunal administratif de Caen a condamné le centre hospitalier d'Avranches-Granville à verser à Mme C... et à M. I... en leur qualité de représentants légaux de Maeva I... doit être ramenée à 164 600,92 euros, somme à laquelle doit s'ajouter la rente allouée au points 19 du présent arrêt et, d'autre part, que Mme C... a droit de la part du centre hospitalier

d'Avranches-Granville au versement d'une indemnité de 10 000 euros au titre de ses préjudices propres.

V. Les droits de la CPAM de la Manche :

28. En l'absence de consolidation, la CPAM de la Manche justifie avoir exposé, pour le compte de Maeva I..., des débours pour un montant de 64 691,84 euros pour la période du 12 mars 2012 au 24 juin 2016. Cette somme correspond aux frais médicaux, pharmaceutiques, d'hospitalisation, d'appareillage, de transport et de franchises dont il résulte des termes de l'attestation d'imputabilité établie par le médecin conseil le 17 juillet 2017 qu'ils sont directement imputables aux conséquences dommageables de la faute médicale commise au décours de l'accouchement de Mme C.... Par suite, la réparation de ces frais incombe au centre hospitalier d'Avranches-Granville pour la fraction de 50 % fixée au point 9 ci-dessus, soit une somme de 32 345,92 euros.

29. Il résulte de ce qui précède que la somme de 58 222,65 euros que le tribunal administratif de Caen a condamné le centre hospitalier d'Avranches-Granville à verser à la CPAM de la Manche, au titre de ses débours, doit être ramenée à 32 345,92 euros.

VI. Les frais de l'instance

30. Il y a lieu de mettre définitivement à la charge du centre hospitalier

d'Avranches-Granville les frais d'expertise taxés et liquidés par l'ordonnance du président du tribunal administratif de Caen du 24 mars 2016 à la somme de 3 222,50 euros.

31. En mettant à la charge du centre hospitalier d'Avranches-Granville le versement à l'ONIAM de la somme de 1 000 euros au titre des frais d'instance, et alors que ce dernier a été appelé à tort à la cause par Mme C... et M. I..., le tribunal administratif de Caen a fait une inexacte appréciation des circonstances de l'espèce. Il y a dès lors lieu d'annuler le jugement attaqué dans cette mesure.

32. Il y a lieu, dans les circonstances de l'espèce, de mettre à la charge du centre hospitalier d'Avranches-Granville le versement à Mme C... et M. I... de la somme de 1 500 euros au titre des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative. En revanche, il n'y a pas lieu de mettre à la charge du centre hospitalier d'Avranches-Granville la somme que la CPAM de la Manche demande sur le fondement des mêmes dispositions.

DECIDE :

Article 1er : Le jugement n° 1501984 du tribunal administratif de Caen du 28 mai 2018 est annulé en tant, d'une part, qu'il a rejeté les conclusions présentées en son nom propre par

Mme C... et, d'autre part, qu'il a mis à la charge du centre hospitalier d'Avranches-Granville le versement à l'ONIAM de la somme de 1 000 euros au titre des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Article 2 : La somme totale de 248 237 euros que le tribunal administratif de Caen a condamné le centre hospitalier d'Avranches-Granville à verser à Mme C... et à M. I..., en leur qualité de représentants légaux de Maeva I..., doit être ramenée à 164 600, 92 euros, sous réserve de la déduction des sommes versées par le département de la Manche au titre de la prestation de compensation du handicap et de l'allocation d'éducation de l'enfant.

Article 3 : Le centre hospitalier d'Avranches-Granville versera à Mme C... et à M. I... en leur qualité de représentants légaux de Maeva I..., au titre des frais d'assistance de Maeva I... par tierce personne à venir, la rente calculée comme indiqué au point 19 du présent arrêt.

Article 4 : Le centre hospitalier d'Avranches-Granville versera à Mme C..., au titre de ses préjudices propres, la somme de 10 000 euros.

Article 5 : La somme que le tribunal administratif de Caen a condamné le centre hospitalier d'Avranches-Granville à verser à la CPAM de la Manche au titre de ses débours est ramenée à 32 345,92 euros.

Article 6 : Le jugement n°1501984 du 28 mai 2018 du tribunal administratif de Caen est réformé en ce qu'il a de contraire aux articles 2 à 5.

Article 7 : Les frais d'expertise taxés et liquidés à la somme de 3 222,50 euros sont mis à la charge définitive du centre hospitalier d'Avranches-Granville.

Article 8 : Le centre hospitalier d'Avranches-Granville versera à Mme C... et à M. I... la somme de 1 500 euros au titres des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Article 9 : Le surplus des conclusions de la requête ainsi que de la demande présentée par Mme C... et M. I... devant le tribunal administratif de Caen et des conclusions présentées par eux devant la cour est rejeté.

Article 10 : Le présent arrêt sera notifié au centre hospitalier d'Avranches-Granville, à la caisse primaire d'assurance maladie de la Manche, à Mme F... C..., à M. E... I... et à l'Office national d'indemnisation des accidents médicaux, des affections iatrogènes et des infections nosocomiales.

Délibéré après l'audience du 12 mars 2020 à laquelle siégeaient :

- Mme Perrot, président,

- Mme L..., présidente-assesseure,

- Mme K..., premier conseiller.

Rendu public par mise à disposition au greffe de la juridiction le 2 avril 2020.

Le rapporteur

M. K...Le président

I. PerrotLe greffier

R. Mageau

La République mande et ordonne au ministre des solidarités et de la santé en ce qui le concerne, et à tous huissiers de justice à ce requis en ce qui concerne les voies de droit commun contre les parties privées, de pourvoir à l'exécution de la présente décision.

N° 18NT028514

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Synthèse
Tribunal : Cour administrative d'appel de Nantes
Formation : 3ème chambre
Numéro d'arrêt : 18NT02851
Date de la décision : 02/04/2020
Type d'affaire : Administrative
Type de recours : Plein contentieux

Composition du Tribunal
Président : Mme PERROT
Rapporteur ?: Mme Muriel LE BARBIER
Rapporteur public ?: M. GAUTHIER
Avocat(s) : LE PRADO

Origine de la décision
Date de l'import : 18/04/2020
Fonds documentaire ?: Legifrance
Identifiant URN:LEX : urn:lex;fr;cour.administrative.appel.nantes;arret;2020-04-02;18nt02851 ?
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