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06/03/2020 | FRANCE | N°19NT02444

France | France, Cour administrative d'appel de Nantes, 4ème chambre, 06 mars 2020, 19NT02444


Vu la procédure suivante :

Procédure contentieuse antérieure :

D'une part, la société Lacroix Signalisation a demandé au tribunal administratif de Nantes d'annuler les opérations d'expertise confiées à M. D..., d'autre part, le département de la Loire-Atlantique a demandé au même tribunal de condamner la société Lacroix Signalisation à lui verser une indemnité de 5 millions d'euros en réparation du préjudice résultant du surcoût des marchés publics de signalisation routière verticale durant la période d'existence d'un cartel incluant cette société, ainsi

que la somme de 28 573 euros correspondant aux frais d'expertise judiciaire.

Par u...

Vu la procédure suivante :

Procédure contentieuse antérieure :

D'une part, la société Lacroix Signalisation a demandé au tribunal administratif de Nantes d'annuler les opérations d'expertise confiées à M. D..., d'autre part, le département de la Loire-Atlantique a demandé au même tribunal de condamner la société Lacroix Signalisation à lui verser une indemnité de 5 millions d'euros en réparation du préjudice résultant du surcoût des marchés publics de signalisation routière verticale durant la période d'existence d'un cartel incluant cette société, ainsi que la somme de 28 573 euros correspondant aux frais d'expertise judiciaire.

Par un jugement nos 1607875,1610255 du 19 juin 2019, le tribunal administratif de Nantes a condamné la société Lacroix Signalisation à verser au département de la Loire-Atlantique une somme de 3 756 476 euros, a mis à la charge de la société Lacroix Signalisation la somme de 28 573 euros au titre des frais d'expertise et a rejeté le surplus des conclusions des parties.

Procédure devant la cour :

I. Par une requête n° 19NT02444 et des mémoires, enregistrés les 24 juin 2019, 19 décembre 2019 et 8 janvier 2020, la société Lacroix Signalisation, représentée par Me E..., demande à la cour :

1°) d'annuler ce jugement du 19 juin 2019 du tribunal administratif de Nantes ;

2°) d'annuler les opérations d'expertise confiées à M. D... ;

3°) de rejeter les demandes indemnitaires présentées par le département de la Loire-Atlantique ;

4°) de mettre à la charge du département de la Loire-Atlantique la somme de 10 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Elle soutient que :

- le jugement est irrégulier : il est entaché d'une insuffisance de motivation sur l'estimation du préjudice et la répercussion de l'éventuel surcoût, d'une erreur de droit sur la faute et le lien de causalité, d'une erreur de droit s'agissant de la régularité des opérations d'expertise, d'une erreur manifeste d'appréciation et d'une erreur de fait sur l'estimation du prétendu surcoût, d'erreurs de droit sur l'exclusion de la signalisation plastique du champ des pratiques et la répercussion du surcoût éventuel et la prise en compte d'un rapport d'expertise entaché d'irrégularité ;

- l'action reconventionnelle du département sera écartée faute de démonstration de l'existence d'un dol imputable à la société Lacroix Signalisation au titre des marchés invoqués ;

- si la cour reconnait l'existence d'un comportement fautif de la société, il n'existe pas de lien avec le préjudice invoqué.

- il n'existe pas de préjudice indemnisable : l'expertise conduite par M. D... sera annulée en raison des irrégularités l'affectant s'agissant de la méconnaissance du principe du contradictoire, des erreurs graves établies de méthodologie, et de l'absence de préjudice du département au titre des marchés considérés, notamment en l'absence de répercussion de l'éventuel surcoût ;

- les conclusions d'appel incident du département sont irrecevables en l'absence de qualité pour agir donnée par son assemblée à ce titre et mal-fondées en raison de l'absence de fiabilité du rapport d'expertise et, s'agissant de ses conclusions subsidiaires, en raison de sa référence à une formule de calcul erronée sur le périmètre des pratiques et le taux de marge normatif.

Par un mémoire, enregistré le 21 novembre 2019, le département de la Loire-Atlantique, représenté par Me C..., demande à la cour de rejeter la requête, par la voie de l'appel incident de réformer le jugement du tribunal administratif de Nantes du 19 juin 2019 en portant à 5 millions d'euros l'indemnité due par la société Lacroix Signalisation au titre du surprix payé par le département, et subsidiairement, de porter cette même indemnité à 4 121 124 euros, avec intérêts et capitalisation, et de mettre à la charge de cette même société la somme de 3 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Il soutient que :

- les moyens soulevés par la société Lacroix Signalisation ne sont pas fondés ;

- il y a lieu de condamner cette société à lui verser 5 millions d'euros, ainsi que l'a proposé l'expert et, subsidiairement, 4 121 124 euros compte tenu du fait que l'expert a admis, dans son avis complémentaire, que l'activité de signalisation routière verticale représente 40 % du chiffre d'affaires de la société Lacroix Signalisation, soit avec un excédent de marge de 27,225 %.

Par une ordonnance du 19 décembre 2019 la clôture d'instruction a été fixée au 8 janvier 2020.

Un mémoire, présenté pour la société Lacroix City Saint-Herblain (anciennement Lacroix Signalisation), a été enregistré le 7 février 2020.

II. Par une requête n° 19NT02442 et un mémoire, enregistrés les 24 juin et 29 novembre 2019, la société Lacroix Signalisation, représentée par Me E..., demande à la cour :

1°) d'ordonner le sursis à exécution du jugement nos 1607875-1610255 du tribunal administratif de Nantes ;

2°) de mettre à la charge du département de la Loire-Atlantique la somme de 10 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Elle soutient que :

- l'exécution du jugement aurait des conséquences difficilement réparables eu égard au montant de l'indemnité mise à sa charge et serait de nature à compromettre la poursuite de son activité compte tenu des difficultés structurelles et conjoncturelles affectant le secteur de la signalisation et la société Lacroix Signalisation en particulier ;

- les moyens qu'elle présente à l'encontre du jugement sont sérieux : le jugement est entaché d'une insuffisance de motivation sur l'estimation du préjudice et la répercussion de l'éventuel surcoût, d'une erreur de droit sur la faute et le lien de causalité, d'une erreur de droit s'agissant de la régularité des opérations d'expertise, d'une erreur manifeste d'appréciation, d'une erreur de fait sur l'estimation du prétendu surcoût, d'erreurs de droit sur l'exclusion de la signalisation plastique du champ des pratiques et la répercussion du surcoût éventuel et la prise en compte d'un rapport d'expertise entaché d'irrégularité ;

- l'action reconventionnelle du département sera écartée faute de démonstration de l'existence d'un dol imputable à la société Lacroix Signalisation au titre des trois marchés invoqués ;

- si la cour reconnait l'existence d'un comportement fautif de la société, il n'existe pas de lien avec le préjudice invoqué ;

- il n'existe pas de préjudice indemnisable : l'expertise conduite par M. D... sera annulée en raison des irrégularités l'affectant s'agissant de la méconnaissance du principe du contradictoire, des erreurs graves établies de méthodologie, et de l'absence de préjudice du département au titre des marchés considérés, notamment en l'absence de répercussion de l'éventuel surcoût.

Par un mémoire, enregistré le 6 novembre 2019, le département de la Loire-Atlantique, représenté par Me C..., conclut au rejet de la requête et demande de mettre à la charge de la société Lacroix Signalisation la somme de 3 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Il soutient que les moyens soulevés par la société Lacroix Signalisation pour demander le sursis à exécution du jugement attaqué ne sont pas fondés.

Vu les autres pièces des dossiers.

Vu :

- le Traité sur le fonctionnement de l'Union européenne ;

- la directive 2014/104/UE du 26 novembre 2014 ;

- le code civil ;

- le code de commerce ;

- le code des marchés publics ;

- le code général des collectivités territoriales ;

- le code de justice administrative.

Les parties ont été régulièrement averties du jour de l'audience.

Ont été entendus au cours de l'audience publique :

- le rapport de M. A...,

- les conclusions de M. Besse, rapporteur public,

- et les observations de Me E..., représentant la société Lacroix Signalisation, et de Me B..., représentant le département de la Loire-Atlantique.

Deux notes en délibéré présentées pour la société Lacroix Signalisation ont été enregistrées le 13 février 2020.

Considérant ce qui suit :

1. La société Lacroix Signalisation, spécialisée dans la fourniture et la pose de matériels de signalisation routière verticale, s'est vue attribuer par le département de

la Loire-Atlantique cinq marchés n° 98-080, n° 00-020, n° 01-015, n° 03-021 et n° 04-254, conclus respectivement en 1998, 2000, 2001, 2004 et 2005, en vue de l'équipement des routes départementales, pour un montant total d'environ 15 millions d'euros hors taxes. Par une décision n° 10-D-39 du 22 décembre 2010 relative à des pratiques anticoncurrentielles mises en oeuvre dans le secteur de la signalisation routière verticale, l'Autorité de la concurrence a prononcé à l'encontre de huit sociétés intervenant dans le secteur de la signalisation routière, dont la société Lacroix Signalisation, des sanctions pécuniaires au titre de la méconnaissance de

l'article L. 420-1 du code de commerce et de l'article 81 du Traité instituant la Communauté européenne, devenu l'article 101 du Traité sur le fonctionnement de l'Union européenne, pour s'être entendues, entre 1997 et 2006, sur la répartition de marchés publics de signalisation routière verticale et sur leurs prix. Par un arrêt n° 2011/01228 du 29 mars 2012 devenu définitif, la cour d'appel de Paris a confirmé cette décision tout en minorant le montant des amendes infligées. Le pourvoi introduit, notamment par la société Lacroix signalisation, contre cet arrêt a été rejeté par un arrêt de la Cour de cassation n° 12-18195 du 28 mai 2013.

2. Le 23 juillet 2015, le département de la Loire-Atlantique a saisi le juge des référés du tribunal administratif de Nantes d'une demande tendant à la désignation d'un expert, afin de quantifier le préjudice qu'il estimait avoir subi du fait du surcoût affectant les cinq marchés mentionnés, conclus avec la société Lacroix Signalisation pendant la période où cette société était membre de l'entente. Par une ordonnance du 31 août 2015, le juge des référés a désigné M. D..., expert-comptable, en qualité d'expert et lui a donné pour mission de fournir au tribunal tous les éléments lui permettant de déterminer tant l'existence que le montant du préjudice économique subi par le département de la Loire-Atlantique du fait de la passation des marchés. L'expert a rendu son rapport le 13 mai 2016, concluant à l'existence pour le département de la Loire-Atlantique d'un préjudice financier estimé à 5 millions d'euros. La société Lacroix Signalisation a alors demandé au tribunal administratif de Nantes d'annuler les opérations d'expertise et, par une requête distincte, le département de la Loire-Atlantique a demandé au tribunal de condamner la société Lacroix Signalisation à lui verser une indemnité de 5 millions d'euros, assortie des intérêts au taux légal, en réparation du préjudice résultant pour lui des agissements dolosifs de la société Lacroix qui l'ont conduit à contracter à des conditions désavantageuses. Par un jugement nos 1607875, 1610255 du 19 juin 2019, le tribunal administratif de Nantes a condamné la société Lacroix Signalisation à verser au département de la Loire-Atlantique une somme de 3 746 476 euros en réparation des agissements dolosifs de cette société, ainsi que 28 573 euros au titre des frais d'expertise. Par la requête n° 19NT02444 la société Lacroix Signalisation demande l'annulation de ce jugement et des opérations d'expertise et le rejet de la demande indemnitaire du département. Le département de la Loire-Atlantique demande pour sa part le rejet de cette requête et, par la voie de l'appel incident, la réformation du jugement du tribunal administratif de Nantes du 19 juin 2019 afin que soit portée à 5 millions d'euros l'indemnité due par la société Lacroix Signalisation au titre du surprix payé par le département, ou subsidiairement à 4 121 124 euros. Par la requête n° 19NT02442 la société Lacroix Signalisation demande qu'il soit sursis à l'exécution du jugement du tribunal administratif de Nantes.

3. Les requêtes nos 19NT02444 et 19NT02442 présentées pour la société Lacroix Signalisation concernent la situation d'une même société et ont fait l'objet d'une instruction commune. Il y a donc lieu de les joindre pour se prononcer par un même arrêt.

Sur la régularité du jugement attaqué :

4. En premier lieu, l'article L. 9 du code de justice administrative dispose que : " Les jugements sont motivés ". D'une part, le jugement attaqué du 19 juin 2019 répond, en son point 23, au moyen soulevé par la société Lacroix Signalisation tiré de ce que la méthode retenue par l'expert pour établir le préjudice du département de la Loire-Atlantique serait erronée, s'agissant de son choix d'éprouver sa méthode principale de comparaison des profits avec un taux " normatif ", pendant et après la période d'entente anticoncurrentielle, en la confrontant aux résultats de l'analyse d'un échantillon de prix de soixante produits identiques facturés dans deux marchés conclus pendant et après la phase d'entente anticoncurrentielle. En indiquant alors que " Contrairement à ce que soutient la société Lacroix Signalisation, il ressort des constatations de l'Autorité de la concurrence que le segment de la signalisation plastique était également concerné par les pratiques anticoncurrentielles litigieuses. ", le jugement répond avec suffisamment de précision aux arguments de cette société soutenant que les produits de signalisation plastique étaient exclus de telles pratiques. D'autre part, le jugement, en son point 22, mentionne, après avoir précisé le montant du surcoût supporté par le département de la Loire-Atlantique résultant des pratiques anticoncurrentielles de la société Lacroix Signalisation, que " le département de la Loire-Atlantique, en tant que consommateur final, n'était pas en mesure de répercuter tout ou partie de ce surcoût ". Il répond ainsi avec la précision nécessaire, et en conclusion d'une réponse étayée aux moyens présentés, aux moyens de la société contestant les conditions de calcul du préjudice, pour la collectivité, né de ses pratiques anticoncurrentielles. Ainsi, le moyen tiré de l'insuffisance de motivation du jugement ne peut qu'être écarté.

5. En deuxième lieu, la société Lacroix Signalisation soutient que le tribunal administratif de Nantes a commis une erreur de droit relativement à la faute et au lien de causalité en estimant qu'il lui revenait de démontrer qu'elle avait assumé le paiement de pénalités compensatoires, une erreur de droit en admettant la régularité des opérations d'expertise, une erreur manifeste d'appréciation en retenant l'analyse de l'expert désigné malgré les éléments contraires qu'elle a apportés, une erreur de fait sur l'estimation du prétendu surcoût pour le département, une erreur de droit en refusant l'exclusion de la signalisation plastique du champ des pratiques anticoncurrentielles sanctionnées, une erreur de droit sur la reconnaissance de la répercussion du surcoût éventuel pour le département et la prise en compte d'un rapport d'expertise entaché d'irrégularité. Ces moyens procèdent, toutefois, d'une contestation du bien-fondé du jugement et sont sans incidence sur sa régularité.

Sur le bien-fondé du jugement attaqué :

En ce qui concerne la responsabilité de la société Lacroix Signalisation et l'existence d'un préjudice indemnisable pour le département :

6. Ainsi qu'il est exposé au point 1, les sociétés Signature SA, Signaux Girod, Franche-Comté Signaux et Lacroix Signalisation ont été condamnées par la décision de l'Autorité de la concurrence du 22 décembre 2010, confirmée par l'arrêt de la cour d'appel de Paris du 29 mars 2012, à une amende de 10 millions d'euros pour violation des articles L. 420-1 et L. 420-2 du code de commerce prohibant les ententes anticoncurrentielles et abus de position dominante. Il résulte de ces décisions que ces sociétés ont participé au " cartel de la signalisation verticale " en France, qui a permis à huit sociétés de se répartir, entre 1997 et 2006, les marchés de panneaux de signalisation par application d'un plan anticoncurrentiel. Selon l'Autorité de la concurrence, les prix des marchés concernés par l'entente ont été surévalués sur l'ensemble du territoire au cours de la période concernée. Par suite, la société Lacroix Signalisation, notamment, a commis une faute qui est à l'origine de surcoûts imposés au département de la Loire-Atlantique dans la conclusion des cinq marchés d'acquisition de panneaux de signalisation routière conclus en 1998, 2000, 2001, 2004 et 2005. Si la société soutient que le département n'établit pas que pour ces cinq marchés il y aurait eu majoration des prix, la charge de la preuve n'incombe pas à ce dernier mais à la société qui a co-organisé ce système anti-concurrentiel à l'échelon national, dont la réalité est établie par la décision de l'Autorité de la concurrence pour les années considérées, et qui est seule en mesure d'établir qu'elle n'aurait pas, au cas d'espèce, recouru à ses pratiques anti-concurrentielles habituelles. Eu égard au lien ainsi établi entre les agissements dolosifs de la société Lacroix Signalisation et le préjudice subi par le département de la Loire-Atlantique, la société doit en conséquence être condamnée à indemniser ce département.

En ce qui concerne la procédure d'expertise :

7. Aux termes de l'article R. 621-7 du code de justice administrative : " Les parties sont averties par le ou les experts des jours et heures auxquels il sera procédé à l'expertise ; cet avis leur est adressé quatre jours au moins à l'avance, par lettre recommandée. / Les observations faites par les parties, dans le cours des opérations, sont consignées dans le rapport. " et aux termes de l'article R. 532-3 du même code : " Le juge des référés peut, à la demande de l'une des parties formée dans le délai de deux mois qui suit la première réunion d'expertise, ou à la demande de l'expert formée à tout moment, étendre l'expertise à des personnes autres que les parties initialement désignées par l'ordonnance, ou mettre hors de cause une ou plusieurs des parties ainsi désignées. (... ) ".

8. Il est constant que l'expert désigné par le président du tribunal administratif de Nantes par une ordonnance du 31 août 2015 n'a pas tenu de réunion avec les parties avant la remise de son rapport définitif, intervenue le 13 mai 2016. Toutefois, d'une part, les dispositions citées n'imposaient pas la tenue d'une telle réunion. D'autre part, l'ordonnance de désignation de l'expert ne prescrivait pas davantage une telle obligation, alors surtout qu'il s'agissait pour l'expert désigné de procéder à une analyse de documents permettant au tribunal de " déterminer tant l'existence que le montant du préjudice économique qu'aurait subi le département de la Loire-Atlantique dans le cadre de la procédure de passation des marchés litigieux ; d'exposer éventuellement la ou les méthodes d'évaluation du préjudice qui pourraient être mises en oeuvre ; de donner tous éléments d'information ou d'appréciation permettant au tribunal d'évaluer, le cas échéant, la part imputable à la société Lacroix Signalisation à la réalisation du préjudice qu'aurait subi le département de la Loire-Atlantique ; (...) ". Enfin, au cas d'espèce, l'expert désigné a rédigé un pré-rapport, exposant notamment ses méthodes d'analyse et de détermination du préjudice subi par le département, qu'il a soumis aux parties, avant de rédiger un rapport daté du 12 mai 2016 qu'il a ensuite complété, à la demande du président du tribunal administratif de Nantes saisi par la société Lacroix Signalisation, d'une réponse, en date du 7 juillet 2016, aux observations communiquées par cette dernière à propos de son rapport. Par suite, le moyen tiré du caractère non contradictoire et de l'irrégularité de la procédure d'expertise ne peut qu'être écarté.

En ce qui concerne l'évaluation du préjudice indemnisable du département :

9. L'expert désigné par le tribunal administratif a conclu à l'existence d'un préjudice indemnisable du département au terme d'une analyse contrefactuelle basée sur une première appréciation effectuée en évaluant l'excédent de marge dégagé par la société Lacroix Signalisation au cours de la période de l'entente, après avoir analysé les marges avant et après l'entente, et en comparant ces marges aux indices publiés par l'INSEE afin de définir des valeurs de référence tant pour la partie de son chiffre d'affaires soumise au cartel que pour les activités qui n'étaient pas concernées. Dans un deuxième temps, il a examiné un échantillon des prix unitaires indiqués dans deux offres de la société Lacroix pour des marchés conclus en 2004 et en 2008, soit pendant et après la période d'entente. Enfin, par la note complémentaire de juillet 2016, il a procédé à une troisième analyse reposant sur une comparaison de la marge brute d'exploitation de la société Lacroix Signalisation au cours d'une période de plein exercice des pratiques anti-concurrentielles, soit 2006/2007, avec la marge brute d'exploitation d'une période où l'impact de ces pratiques sur le chiffre d'affaires est censé avoir disparu, soit 2010/2011. Les résultats de la deuxième et de la troisième analyse ont été ensuite confrontés à ceux de la première afin d'apprécier la cohérence des résultats obtenus. L'expert en a conclu que le préjudice du département était de l'ordre de 5 millions d'euros. Par le jugement attaqué, le tribunal administratif a adopté une méthodologie semblable à celle retenue par l'expert désigné, en écartant toutefois la troisième méthode de ce dernier, mais son appréciation a différé de celle de l'expert sur certains points, le conduisant à condamner la société Lacroix Signalisation à verser au département de la Loire-Atlantique une somme de 3 746 476 euro euros en réparation de son préjudice après avoir retenu un surcoût de 24,75 % du montant des marchés conclus résultant des pratiques anticoncurrentielles de la société.

10. En premier lieu, la société Lacroix Signalisation fait à nouveau valoir l'irrégularité de l'expertise et se prévaut de deux analyses qu'elle a sollicitées auprès de tiers. Il résulte de ce qui a été dit aux points 7 et 8 que l'irrégularité alléguée de l'expertise ne peut qu'être écartée, étant observé que l'expert s'est également prononcé au regard des deux analyses qui lui ont été soumises par la société.

11. En deuxième lieu, au regard de la première méthode d'analyse adoptée par l'expert, et retenue par les premiers juges, la société Lacroix Signalisation soutient que la part de son chiffre d'affaires total dédiée à l'activité de signalisation routière verticale n'est pas de 44 %, comme l'a retenu le jugement attaqué, mais, en moyenne sur la période considérée de 78 % par référence aux écrits de l'économiste qu'elle a missionné. Toutefois, d'une part, il résulte clairement de la décision de l'Autorité de la concurrence du 22 décembre 2010, point 43, que cette part était de 40 % en 2009. Et, d'autre part, alors que la société requérante soutient que les calculs ayant conduit à la détermination du pourcentage précité de 78% reposent sur les mêmes données comptables que celles transmises à l'Autorité de la concurrence, elle ne justifie aucunement la différence significative entre ce dernier pourcentage et celui de 40 % retenu par l'Autorité de la concurrence. Dans ces conditions, la part des produits de signalisation routière verticale dans le chiffre d'affaires réalisé par la société doit être regardée comme s'élevant à 40 % en moyenne sur la période litigieuse. La société poursuit en soutenant que dans ses calculs du préjudice subi par le département l'expert n'a pas retenu l'existence de facteurs exogènes, postérieurs à la phase de fonctionnement du cartel, qui peuvent concourir à expliquer la baisse des prix pratiqués, indépendamment du seul retour aux règles de concurrence. Cependant, il résulte du jugement du 19 juin 2019, en ses points 20 et 22, que pour tenir compte de l'impact du ralentissement économique observé en 2008 sur la période contrefactuelle, et de ses incidences négatives sur le taux de profit des entreprises du secteur " fabrication de produits métalliques, à l'exception des machines et des équipements ", qui constitue l'un des éléments pris en compte dans le calcul du taux de marge " normal " de la société, le tribunal a majoré, par rapport à la proposition de l'expert, ce taux de référence applicable à la part du chiffre d'affaires de la société, hors signalisation routière verticale, pour le porter à 8,21 %. Or il ne résulte pas de l'instruction que ce dernier taux serait erroné. Dans ces conditions, la société Lacroix Signalisation n'est pas fondée à soutenir que le taux de 24,75 % retenu pour estimer le surcoût affectant les prix des cinq marchés en litige par le jugement attaqué serait erroné.

12. En troisième lieu, au regard de la deuxième méthode retenue par l'expert, la société Lacroix Signalisation se prévaut d'un document émanant d'un second analyste qu'elle a sollicité et qui conclut à l'absence de tout surprix pendant la période où la société était néanmoins membre active du cartel démantelé. Ces seuls éléments ne permettent cependant pas de contester utilement l'analyse contradictoire conduite par l'expert désigné, compte tenu des constats opérés par la décision de l'Autorité de la concurrence et les décisions judiciaires ultérieures, qui établissent le rôle actif de la société Lacroix Signalisation dans le fonctionnement du cartel. La société requérante poursuit en soutenant qu'au titre de la comparaison effectuée entre les prix des produits inclus dans un marché conclu en 2004, lors de la période de fonctionnement du cartel, puis après cette période, en 2008, il y a lieu d'exclure les produits de signalisation plastique qui n'étaient pas affectés par ses pratiques anticoncurrentielles. Il résulte néanmoins de la décision de l'Autorité de la concurrence sanctionnant cette société, que son analyse a porté sur " la signalisation routière verticale au sens large, laquelle concerne tant la signalisation verticale permanente et temporaire (panneaux métalliques) que la signalisation dite plastique (équipements de sécurité et de balisage en matière plastique). ", et qu'il a notamment été constaté que " le tarif de référence " sur lequel s'étaient fondés les participants au cartel, pour " le temporaire et le plastique ", correspondait à celui de la société Lacroix Signalisation. La société requérante soutient encore que l'expert a procédé à des comparaisons de prix qui ne concernent pas les mêmes produits ou périmètres de prestation mais elle n'apporte pas de réelles précisions sur ce point, alors que, comme il a déjà été indiqué, il y avait lieu notamment d'y intégrer des produits de signalisation plastique. Si la requérante soutient encore que la liste de produits retenue par l'expert pour sa comparaison était insuffisamment représentative, il résulte néanmoins de l'instruction qu'elle concerne soixante produits, outre neuf produits correspondant à la catégorie signalisation plastique, disposant d'un libellé et d'un descriptif identiques dans les deux marchés étudiés et représentant près de 50 % du montant de l'offre proposée par la société requérante en réponse à l'appel d'offre du département pour le premier marché. Dès lors, la représentativité de cet échantillon pouvait être retenue pour la comparaison à laquelle a procédé l'expert. Enfin, en tout état de cause, cette deuxième méthode de calcul n'apparait que subsidiaire par rapport à la précédente, et uniquement destinée à vérifier la cohérence du prix résultant de la première méthode. Par suite la critique de cette seconde méthode de l'expert, aboutissant d'ailleurs à un surcoût de 34,30 %, ne saurait être regardée comme infirmant le taux de 24,75 % retenu par le tribunal administratif après certaines corrections pour estimer le surcoût affectant les prix des cinq marchés concernés, et par voie de conséquence le montant du préjudice retenu par le jugement attaqué.

13. En quatrième lieu, la critique par la requérante de la troisième méthode proposée par l'expert, reposant sur une comparaison de la marge brute d'exploitation de la société en 2006/2007 avec celle de 2010/2011, est inopérante dès lors que cette dernière analyse a été écartée par le tribunal au point 19 de son jugement.

14. En cinquième lieu, il n'est pas sérieusement contesté que le département de la Loire-Atlantique, qui est le consommateur final des produits acquis et utilisés dans le cadre des marchés publics en cause, ne pouvait en tout état de cause répercuter les surcoûts dont il a été victime et réduire ainsi son préjudice économique.

Sur les conclusions d'appel incident du département de la Loire-Atlantique :

En ce qui concerne la recevabilité des conclusions incidentes présentées par le département de la Loire-Atlantique :

15. Lorsqu'une partie est une personne morale, il appartient à la juridiction administrative saisie, qui en a toujours la faculté, de s'assurer, le cas échéant, que le représentant de cette personne morale justifie de sa qualité pour agir au nom de cette partie. Tel est le cas lorsque cette qualité est contestée sérieusement par l'autre partie ou qu'au premier examen, l'absence de qualité du représentant de la personne morale semble ressortir des pièces du dossier.

16. Il résulte de sa délibération du 20 avril 2019 que le conseil départemental de la Loire-Atlantique a donné délégation à son président pour " intenter, au nom du Département de Loire-Atlantique, toutes les actions en justice, y compris la constitution de partie civile, ou pour défendre celui-ci dans les actions intentées contre lui, pour tout contentieux intéressant le Département et devant toute juridiction, française, européenne, internationale ou étrangère, et à tout degré de juridiction. ". Eu égard aux termes de cette habilitation, et alors même qu'il l'aurait interprété plus restrictivement dans une décision du 3 septembre 2019, le président du conseil départemental avait qualité pour agir et était recevable, par un mémoire enregistré le 21 novembre 2019, à solliciter de la cour, outre le rejet des conclusions de la requête de la société Lacroix Signalisation, l'examen de ses conclusions incidentes tendant à la condamnation de cette dernière à lui verser la somme de cinq millions d'euros.

En ce qui concerne le montant du préjudice du département :

17. En premier lieu, le département de la Loire-Atlantique se borne à se prévaloir des conclusions du rapport d'expertise pour soutenir qu'il doit être indemnisé à hauteur de cinq millions d'euros des préjudices nés des pratiques anticoncurrentielles mentionnées au point 1. Ce faisant, en l'absence de toute précision complémentaire, il ne met pas la cour à même d'apprécier en quoi les premiers juges se seraient mépris en rejetant sa demande pour le montant sollicité.

18. En second lieu, pour les motifs exposés au point 12, le département est fondé à soutenir que, contrairement à ce qui a été retenu par les premiers juges, il y a lieu de retenir que la part d'activité de signalisation routière verticale de la société Lacroix Signalisation représentait, à la période où elle usait de pratiques anticoncurrentielles, 40 % de son chiffre d'affaires, le reste de son activité devant être regardé comme effectué dans des secteurs non affectés par de telles pratiques. Aussi, en retenant les calculs effectués par le jugement pour les motifs exposés dans le présent arrêt, il y lieu de considérer que la société Lacroix Signalisation a dégagé un taux de marge brute moyen de 19,1 % entre 2003 et 2007 sur l'ensemble de son chiffre d'affaires, dont il y lieu de déduire 8,21 % correspondant au taux de marge " normal " pour 60 % de son chiffre d'affaires réalisé hors pratique anticoncurrentielle. Dès lors pour les 40 % de son chiffre d'affaires correspondant altérés par les pratiques de l'entente, le taux de marge est de 35,435 % dont il convient de déduire les 8,21% correspondant à un taux de marge normal, soit un taux de surcoût atteignant 27,225 % affectant les cinq marchés publics en cause conclus avec le département. Appliqué aux montants cumulés de ces marchés, soit au total 15 137 279 euros, le montant du préjudice indemnisable dû par la société Lacroix Signalisation au département de la Loire-Atlantique doit ainsi être évalué à 4 121 124 euros.

19. Il résulte de tout ce qui précède que, d'une part, la société Lacroix Signalisation n'est pas fondée à soutenir que c'est à tort que, par le jugement attaqué, le tribunal administratif de Nantes l'a condamnée à indemniser le département de la Loire-Atlantique et, d'autre part, que ce dernier est fondé à soutenir que la somme de 3 746 476 euros mise à la charge de la société Lacroix Signalisation par l'article 1er du jugement attaqué doit être portée à 4 121 124 euros.

Sur les conclusions à fin de sursis à exécution du jugement :

20. La cour se prononçant par le présent arrêt sur le bien-fondé du jugement du 19 juin 2019, les conclusions de la société Lacroix Signalisation tendant à ce qu'il soit sursis à son exécution sont devenues sans objet. Il n'y a donc plus lieu d'y statuer.

Sur les frais d'instance :

21. En premier lieu, les dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative font obstacle à l'octroi d'une somme au titre des frais exposés et non compris dans les dépens à la partie perdante. Il y a lieu, dès lors, de rejeter les conclusions présentées à ce titre par la société Lacroix Signalisation dans l'instance n° 1902444. En revanche, il convient, dans les circonstances de l'espèce, de mettre à la charge de cette dernière, sur le fondement des mêmes dispositions et dans cette instance, la somme de 1 500 euros au titre des frais exposés par le département de la Loire-Atlantique.

22. En second lieu, dans les circonstances de l'espèce, il n'y a pas lieu de faire droit aux conclusions présentées par les deux parties, à ce titre, dans l'instance n° 19NT02442.

D E C I D E :

Article 1er : La requête n° 19NT02444 de la société Lacroix Signalisation est rejetée.

Article 2 : La somme de 3 746 476 euros mise à la charge de la société Lacroix Signalisation par l'article 1er du jugement attaqué est portée à 4 121 124 euros.

Article 3 : Le jugement nos 1607875-1610255 du 19 juin 2019 du tribunal administratif de Nantes est réformé en ce qu'il a de contraire à l'article 2 du présent arrêt.

Article 4 : La société Lacroix Signalisation versera au département de la Loire-Atlantique la somme de 1 500 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Article 5 : Il n'y a pas lieu de statuer sur les conclusions de la société Lacroix Signalisation tendant à ce qu'il soit sursis à l'exécution du jugement nos 1607875-1610255 du tribunal administratif de Nantes du 19 juin 2019.

Article 6 : Le surplus des conclusions d'appel incident du département de la Loire-Atlantique sous le n° 19NT02444 et les conclusions des parties au titre des frais d'instance dans le dossier n° 19NT02442 sont rejetés.

Article 7 : Le présent arrêt sera notifié à la société Lacroix Signalisation et au département de la Loire-Atlantique.

Délibéré après l'audience du 11 février 2020, à laquelle siégeaient :

- M. Lainé, président de chambre,

- M. A..., président assesseur,

- M. Jouno, premier conseiller.

Lu en audience publique, le 6 mars 2020.

Le rapporteur,

C. A...

Le président,

L. Lainé

La greffière,

V. Desbouillons

La République mande et ordonne au préfet de la Loire-Atlantique en ce qui le concerne, et à tous huissiers de justice à ce requis en ce qui concerne les voies de droit commun contre les parties privées, de pourvoir à l'exécution de la présente décision.

2

Nos 19NT02444,19NT02442


Synthèse
Tribunal : Cour administrative d'appel de Nantes
Formation : 4ème chambre
Numéro d'arrêt : 19NT02444
Date de la décision : 06/03/2020
Type d'affaire : Administrative
Type de recours : Plein contentieux

Composition du Tribunal
Président : M. LAINE
Rapporteur ?: M. Christian RIVAS
Rapporteur public ?: M. BESSE
Avocat(s) : CABINET LEXCAP RENNES ; CABINET LEXCAP RENNES ; SCP CALVAR et ASSOCIES

Origine de la décision
Date de l'import : 18/04/2020
Fonds documentaire ?: Legifrance
Identifiant URN:LEX : urn:lex;fr;cour.administrative.appel.nantes;arret;2020-03-06;19nt02444 ?
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