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05/06/2025 | FRANCE | N°23NC00113

France | France, Cour administrative d'appel de NANCY, 2ème chambre, 05 juin 2025, 23NC00113


Vu la procédure suivante :



Procédure contentieuse antérieure :



La société à responsabilité limitée Aldi Ennery a demandé au tribunal administratif de Nancy, d'une part, d'annuler la mise en demeure du 11 décembre 2019 adressée par l'inspecteur du travail et tendant à ce qu'elle prenne les mesures nécessaires pour adapter les équipements de travail des salariés affectés aux postes d'encaissement de son magasin situé à Blainville-sur-l'Eau, d'autre part, d'annuler la décision du 18 février 2020 par laquelle la directrice interrégio

nale des entreprises, de la concurrence, de la consommation, du travail et de l'emploi Grand...

Vu la procédure suivante :

Procédure contentieuse antérieure :

La société à responsabilité limitée Aldi Ennery a demandé au tribunal administratif de Nancy, d'une part, d'annuler la mise en demeure du 11 décembre 2019 adressée par l'inspecteur du travail et tendant à ce qu'elle prenne les mesures nécessaires pour adapter les équipements de travail des salariés affectés aux postes d'encaissement de son magasin situé à Blainville-sur-l'Eau, d'autre part, d'annuler la décision du 18 février 2020 par laquelle la directrice interrégionale des entreprises, de la concurrence, de la consommation, du travail et de l'emploi Grand Est a rejeté le recours administratif préalable qu'elle avait présenté contre ce courrier du 11 décembre 2019 et, enfin, d'annuler la décision du 22 juillet 2020 par laquelle la ministre en charge du travail a rejeté le recours hiérarchique qu'elle avait formé contre la décision du 18 février 2020.

Par un jugement no 2003384, 2003385 du 17 novembre 2022, le tribunal administratif de Nancy a annulé les décisions des 18 février et 22 juillet 2020, a mis à la charge de l'Etat la somme de 1 000 euros en application de l'article L. 761-1 du code de justice administrative et a rejeté le surplus de la demande présentée par la société Aldi Ennery.

Procédure devant la cour :

Par une requête, enregistrée le 12 janvier 2023, la ministre du travail, de l'emploi et de l'insertion demande à la cour :

1°) d'annuler ce jugement en tant qu'il annule la décision du 18 février 2020 et la décision de la ministre du 22 juillet 2020 ;

2°) de rejeter la demande présentée par la société Aldi Ennery.

Elle soutient que :

- les conditions dans lesquelles la société Aldi a organisé le travail de ses salariés ne peuvent pas être prises en compte avant d'examiner la mise à disposition des travailleurs d'un équipement de travail adapté ;

- en considérant que l'employeur s'était conformé aux dispositions qui lui étaient applicables en matière de préservation de la santé et de la sécurité des salariés, notamment à la norme NF X 35-701, le tribunal a retenu un argument inopérant ;

- la manutention manuelle des produits de plus de trois kilogrammes n'est pas évitée, le contrôle ayant permis de révéler que les salariés sont obligés de soulever ces produits pour les " faire glisser " devant le double scanner ;

- les mesures organisationnelles mises en place par la société ne pallient pas l'absence de mise à disposition de meubles d'encaissement adaptés ni ne constituent des actions de prévention spécifiquement déployées pour protéger les salariés des risques de troubles musculo-squelettiques ; elles ne permettent pas de concourir au respect des obligations de l'employeur en matière de prévention de ces risques ;

- il ne pouvait être tenu compte, pour apprécier le manquement de l'employeur à ses obligations, du comportement des clients ni du rapport d'un ergonome dont la conclusion ne présente aucun lien avec la prévention des risques de troubles musculo-squelettiques ;

- les premiers juges ne pouvaient pas, sans méconnaître les règles applicables en matière de charge de la preuve, retenir que la société Aldi ne méconnaissait pas ses obligations compte tenu de la mise en place d'une configuration de travail préservant la relation avec la clientèle, ce qui est inopérant, et, d'autre part, grâce à l'attitude du client, à son respect de la signalétique pour les produits lourds et de son comportement de consommateur.

Par un mémoire en défense, enregistré le 5 mai 2023, la société Aldi Ennery, représentée par Me Murgier et Me Rameau de la société Capstan LMS, conclut au rejet de la requête et à ce que la somme de 3 000 euros soit mise à la charge de l'Etat sur le fondement de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Elle soutient que les moyens soulevés par la ministre en charge du travail ne sont pas fondés.

Vu les autres pièces du dossier.

Vu :

- le code du travail ;

- le code de justice administrative.

Les parties ont été régulièrement averties du jour de l'audience.

Ont été entendus au cours de l'audience publique :

- le rapport de Mme Brodier,

- les conclusions de Mme Mosser, rapporteure publique,

- les observations de Me Kabore, avocat de la société Aldi Ennery.

Considérant ce qui suit :

1. La société à responsabilité limitée Aldi Ennery a fait l'objet, le 5 novembre 2019, d'un contrôle de l'inspection du travail dans le magasin qu'elle exploite à Blainville-sur-l'Eau en Meurthe-et-Moselle. A l'issue de ce contrôle, l'inspecteur du travail a, le 11 décembre 2019, sur le fondement des dispositions de l'article L. 4721-4 du code du travail, mis en demeure la société Aldi Ennery de prendre les mesures nécessaires, dans un délai de six mois, afin de mettre en service des équipements de travail adaptés qui, conformément aux dispositions des articles R. 4321-1, R. 4321-2 et R. 4541-4 du code du travail, permettent la préservation de la santé et de la sécurité des salariés affectés aux postes d'encaissement en évitant les sollicitations biomécaniques constitutives de troubles musculo-squelettiques. Saisie, en application du second alinéa de l'article L. 4723-1 du code du travail, d'un recours administratif préalable obligatoire, formé par une lettre du 30 décembre 2019, la directrice régionale des entreprises, de la concurrence, de la consommation, du travail et de l'emploi (DIRECCTE) du Grand Est a, par une décision du 18 février 2020, confirmé la mise en demeure prononcée à son encontre. La société Aldi Ennery a formé un recours hiérarchique contre cette décision auprès de la ministre du travail qui l'a rejeté par une décision du 22 juillet 2020. Sur recours présenté par la société, le tribunal administratif de Nancy a, d'une part, annulé les décisions des 18 février 2020 et 22 juillet 2020, d'autre part, mis à la charge de l'Etat la somme de 1 000 euros en application de l'article L. 761-1 du code de justice administrative et, enfin, rejeté le surplus de la demande de la société Aldi Ennery. Le ministre du travail relève appel de ce jugement en tant qu'il a annulé des décisions du 18 février et du 22 juillet 2020.

Sur la légalité de la décision du 18 février 2020 :

2. D'une part, aux termes de l'article L. 4121-1 du code du travail : " L'employeur prend les mesures nécessaires pour assurer la sécurité et protéger la santé physique et mentale des travailleurs. / Ces mesures comprennent : (...) ; 3° La mise en place d'une organisation et de moyens adaptés ". Aux termes de l'article L. 4121-2 du même code : " L'employeur met en œuvre les mesures prévues à l'article L. 4121-1 sur le fondement des principes généraux de prévention suivants : 1° Eviter les risques ; 2° Evaluer les risques qui ne peuvent pas être évités ; 3° Combattre les risques à la source ; 4° Adapter le travail à l'homme, en particulier en ce qui concerne la conception des postes de travail ainsi que le choix des équipements de travail et des méthodes de travail et de production, en vue notamment de limiter le travail monotone et le travail cadencé et de réduire les effets de ceux-ci sur la santé ; (...) ". L'article L. 4111-6 du même code renvoie à des décrets en Conseil d'Etat pour déterminer : " 1° Les modalités de l'évaluation des risques et de la mise en œuvre des actions de prévention pour la santé et la sécurité des travailleurs prévues aux articles L. 4121-3 à L. 4121-5 ; 2° Les mesures générales de santé et de sécurité ; 3° Les prescriptions particulières relatives soit à certaines professions, soit à certains modes de travail, soit à certains risques ; (...) ". Parmi les dispositions relatives à la prévention des effets de l'exposition aux facteurs de risques professionnels, l'article L. 4161-1 du code du travail énumère que constituent de tels facteurs de risques professionnels : " 1° [l]es contraintes physiques marquées : a) Manutention manuelle de charges ; b) Postures pénibles définies comme positions forcées des articulations (...) ". La manutention manuelle est définie, conformément à l'article R. 4541-1 du code du travail comme " toute opération de transport ou de soutien d'une charge, dont le levage, la pose, la poussée, la traction, le port ou le déplacement, qui exige l'effort physique d'un ou de plusieurs travailleurs ".

3. D'autre part, l'article L. 4321-4 du code du travail dispose que : " Pour l'application des dispositions du présent titre, des décrets en Conseil d'Etat, pris après avis des organisations professionnelles d'employeurs et de salariés intéressées, déterminent les mesures d'organisation, les conditions de mise en œuvre et les prescriptions techniques auxquelles est subordonnée l'utilisation des équipements de travail et moyens de protection soumis aux obligations de sécurité définies à l'article L. 4321-1 ". L'article L. 4321-1 du code du travail dispose que : " Les équipements de travail et les moyens de protection mis en service ou utilisés dans les établissements destinés à recevoir des travailleurs sont équipés, installés, utilisés, réglés et maintenus de manière à préserver la santé et la sécurité des travailleurs, y compris en cas de modification de ces équipements de travail et de ces moyens de protection ". Aux termes de l'article R. 4321-1 du même code : " L'employeur met à la disposition des travailleurs les équipements de travail nécessaires, appropriés au travail à réaliser ou convenablement adaptés à cet effet, en vue de préserver leur santé et leur sécurité ". Aux termes de l'article R. 4321-2 du même code : " L'employeur choisit les équipements de travail en fonction des conditions et des caractéristiques particulières du travail. Il tient compte des caractéristiques de l'établissement susceptibles d'être à l'origine de risques lors de l'utilisation de ces équipements ". S'agissant spécifiquement de la prévention des risques liés à la manutention des charges, l'article R. 4541-3 prévoit que " l'employeur prend les mesures d'organisation appropriées ou utilise les moyens appropriés, et notamment les équipements mécaniques, afin d'éviter le recours à la manutention manuelle de charges par les travailleurs ". Aux termes de l'article R. 4541-4 : " Lorsque la nécessité d'une manutention manuelle de charges ne peut être évitée, notamment en raison de la configuration des lieux où cette manutention est réalisée, l'employeur prend les mesures d'organisation appropriées ou met à la disposition des travailleurs les moyens adaptés, si nécessaire en combinant leurs effets, de façon à limiter l'effort physique et à réduire le risque encouru lors de cette opération ".

4. Enfin, aux termes de l'article L. 4721-4 du code du travail : " Lorsque cette procédure est prévue, les agents de contrôle de l'inspection du travail mentionnés à l'article L. 8112-1, avant de dresser procès-verbal, mettent l'employeur en demeure de se conformer aux prescriptions des décrets mentionnés aux articles L. 4111-6 et L. 4321-4 ". Aux termes de l'article L. 4721-6 du même code : " La mise en demeure indique les infractions constatées et fixe un délai à l'expiration duquel ces infractions doivent avoir disparu. (...) ". L'article L. 4723-1 du même code prévoit que, pour contester la mise en demeure prévue à l'article L. 4721-4, " l'employeur exerce un recours devant le directeur régional des entreprises, de la concurrence, de la consommation, du travail et de l'emploi ".

5. Il ressort des constats opérés par l'inspecteur du travail lors de sa visite de contrôle le 5 novembre 2019 au sein du magasin de Blainville-sur-l'Eau que les trois meubles d'encaissement de l'établissement sont dotés d'un module aval particulièrement court (50 cm de profondeur), dépourvu de dénivelé et ne disposant pas de butée, dont les caractéristiques engendrent, selon lui, des contraintes physiques répétitives de nature à entraîner à terme un risque de troubles musculo-squelettiques pour les opérateurs de caisse. Par sa décision du 18 février 2020, la DIRECCTE a estimé que le risque d'atteinte à la santé des travailleurs était particulièrement élevé, dans cette configuration de module aval sous-dimensionné, compte tenu du caractère répétitif des mouvements de flexion et d'extension des membres supérieurs, et qu'il était aggravé par l'accumulation et l'entassement d'articles dans des conditions pouvant se dégrader en cas de forte affluence de la clientèle.

6. D'une part, ainsi que la société Aldi le soutient, le caractère particulièrement court du module aval des meubles d'encaissement, tel qu'il ressort des photographies produites, constitue une limite spatiale à l'amplitude des mouvements des opérateurs de caisse. Ceux-ci n'ont que peu d'espace à franchir pour faire transiter, par glissement ou portée, les produits qu'ils viennent de scanner jusqu'aux clients attendant de remplir leurs sacs ou chariot. Il ne ressort pas, à cet égard, de la décision en litige que les mouvements induits par la conception du module aval excèderaient les zones de manipulations ou la zone fonctionnelle de chaque épaule, telles que recommandées par la norme NF X-35-701, non contraignante, homologuée par le directeur général de l'AFNOR le 29 février 2012. Si le faible dimensionnement de ce module aval entraîne un risque d'accumulation d'articles dans cette zone, selon la capacité des clients à suivre le rythme des opérations de scanning par l'opérateur de caisse, il n'est nullement établi que cela occasionnerait de la manutention manuelle supplémentaire pour l'opérateur, qui se trouve en réalité contraint de ralentir ou d'attendre. Ainsi, il n'est pas établi que la partie située en aval des meubles d'encaissement du magasin de Blainville-sur-l'Eau constituerait, au seul motif de son sous-dimensionnement, un équipement inadapté à la préservation de la santé des travailleurs.

7. D'autre part, à titre surabondant, s'il n'est pas contesté qu'il ne peut être évité tout recours à la manutention manuelle de charges par les opérateurs de caisse, il ne ressort pas de la motivation de la décision en litige que la DIRECCTE aurait entendu constater un manquement ni mettre la société Aldi en demeure d'adapter ses équipements de caisse en lien avec les risques inhérents à la manutention des produits de plus de trois kilogrammes. Il ne ressort pas plus de la décision en litige que seraient en cause les modalités générales d'organisation du travail des opérateurs de caisse par la société Aldi, qui a choisi de recourir à la polyvalence pour, le cas échéant, limiter l'effort physique et réduire le risque encouru lors des opérations de manutention manuelle de charges.

8. Par suite, la société Aldi Ennery est fondée à soutenir qu'en la mettant en demeure de prendre les mesures nécessaires afin de mettre en service des équipements de travail adaptés qui, conformément aux dispositions des articles R. 4321-1, R. 4321-2 et R. 4541-4 du code du travail, permettent la préservation de la santé et de la sécurité des salariés affectés aux postes d'encaissement en évitant les sollicitations biomécaniques constitutives de troubles musculo-squelettiques, la DIRECCTE a fait une inexacte application de ces mêmes dispositions et à demander, dès lors, l'annulation de la décision du 18 février 2020.

9. Il résulte de tout ce qui précède que la ministre en charge du travail n'est pas fondée à se plaindre de ce que, par le jugement du 17 novembre 2022, le tribunal administratif de Nancy a annulé la décision de la DIRECCTE du 18 février 2020 ainsi que, par voie de conséquence, la décision du 22 juillet 2020 rejetant le recours hiérarchique formé contre elle par la société Aldi Ennery. Par suite, sa requête doit être rejetée en toutes ses conclusions.

Sur les frais de l'instance :

10. Il y a lieu, dans les circonstances de l'espèce, de mettre à la charge de l'Etat une somme de 1 500 euros somme au titre des frais exposés par la société Aldi Ennery et non compris dans les dépens.

D E C I D E :

Article 1er : La requête de la ministre du travail, de l'emploi et de l'insertion est rejetée.

Article 2 : L'Etat versera la somme de 1 500 euros à la société Aldi Ennery en application des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Article 3 : Le présent arrêt sera notifié à la ministre du travail, de la santé, des solidarités et des familles et à la société à responsabilité limitée Aldi Ennery.

Délibéré après l'audience du 15 mai 2025, à laquelle siégeaient :

M. Martinez, président,

M. Agnel, président-assesseur,

Mme Brodier, première conseillère.

Rendu public par mise à disposition au greffe le 5 juin 2025.

La rapporteure,

Signé : H. Brodier Le président,

Signé : J. Martinez

La greffière,

Signé : C. Schramm

La République mande et ordonne à la ministre du travail, de la santé, des solidarités et des familles en ce qui la concerne ou à tous commissaires de justice à ce requis en ce qui concerne les voies de droit commun contre les parties privées, de pourvoir à l'exécution de la présente décision.

Pour expédition conforme,

La greffière,

C. Schramm

2

No 23NC00113


Synthèse
Tribunal : Cour administrative d'appel de NANCY
Formation : 2ème chambre
Numéro d'arrêt : 23NC00113
Date de la décision : 05/06/2025
Type de recours : Excès de pouvoir

Composition du Tribunal
Président : M. MARTINEZ
Rapporteur ?: Mme Hélène BRODIER
Rapporteur public ?: Mme MOSSER
Avocat(s) : CAPSTAN LMS AVOCATS

Origine de la décision
Date de l'import : 08/06/2025
Fonds documentaire ?: Legifrance
Identifiant URN:LEX : urn:lex;fr;cour.administrative.appel;arret;2025-06-05;23nc00113 ?
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