Vu la procédure suivante :
Procédure contentieuse antérieure :
La société à responsabilité limitée (SARL) Kraftwerk France a demandé au tribunal administratif de Strasbourg de prononcer la décharge, en droits et pénalités, des suppléments d'impôt sur les sociétés qui lui ont été assignés au titre des années 2012, 2013 et 2014 et des rappels de retenue à la source de l'article 119 bis du code général des impôts qui lui ont été réclamés au titre des années 2012, 2013 et 2014.
Par un jugement n° 1904221 du 14 juin 2022, le tribunal administratif de Strasbourg a rejeté la demande.
Procédure devant la cour :
Par une requête enregistrée le 5 août 2022 et un mémoire enregistré le 16 mai 2023, la SARL Kraftwerk France, représentée par Me Alleki, demande à la cour :
1°) d'annuler ce jugement ;
2°) de prononcer la décharge, en droits et pénalités, des impositions contestées ;
3°) de mettre à la charge de l'Etat le versement d'une somme de 1 500 euros sur le fondement de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Elle soutient que :
- l'article 238 A du code général des impôts est inapplicable aux intérêts moratoires versés à un fournisseur lesquels ne sont que l'accessoire de la créance commerciale en paiement, de telles créances n'entrant pas dans le champ d'application de ces dispositions ; de la même manière ces intérêts moratoires ne sauraient être assimilés aux " autres produits des obligations " dès lors qu'ils ne constituent pas des revenus de capitaux mobiliers correspondant aux intérêts de sommes prêtées ;
- en tout état de cause, les intérêts moratoires qu'elle a dû verser à son fournisseur à la suite du règlement tardif de factures de livraisons de marchandises remplissent toutes les conditions de déduction posées par l'article 238 A du code général des impôts, en ce qu'ils découlent d'opérations réelles et ne sont nullement anormaux ou exagérés dès lors qu'ils sont fondés sur l'article L. 441-10 du code de commerce ; il ne saurait être exigée d'elle qu'elle rapporte la preuve que sa situation de trésorerie ne lui aurait pas permis de s'acquitter dans les délais du paiement des factures, cette exigence n'étant pas prévue par le texte ; au demeurant les difficultés de trésorerie qu'elle a rencontrées sont parfaitement établies.
Par un mémoire enregistré le 2 février 2023, le ministre de l'économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique conclut au rejet de la requête.
Il soutient qu'aucun des moyens de la requête n'est fondé.
Vu les autres pièces du dossier.
Vu :
- le code général des impôts et le livre des procédures fiscales ;
- le code de justice administrative.
Les parties ont été régulièrement convoquées à l'audience publique.
Ont été entendus au cours de l'audience publique :
- le rapport de M. Agnel ;
- les conclusions de Mme Stenger, rapporteure publique ;
- et les observations de Me Steinmetz, représentant la société requérante.
Considérant ce qui suit :
1. La SARL Kraftwerk France a pour activité la distribution d'outils manuels à destination des professionnels de l'automobile et de l'industrie. Elle a fait l'objet d'une vérification de comptabilité ayant concerné la période du 1er janvier 2012 au 31 décembre 2014. Par deux propositions de rectification des 17 décembre 2015 et 16 décembre 2016, le service a porté à la connaissance de la société qu'il envisageait d'effectuer, selon la procédure contradictoire prévue à l'article L. 55 du livre des procédures fiscales, des rehaussements de ses bénéfice imposables, notamment en réintégrant des intérêts moratoires facturés par un fournisseur, la société suisse Infidis. Les redressements refusés par la société ont été confirmés par le service par lettre du 7 avril 2017. Les impositions supplémentaires ont été mises en recouvrement au cours de l'année 2018 et la réclamation préalable de la société a été rejetée le 24 avril 2019. La SARL Kraftwerk France relève appel du jugement du 14 juin 2022 par lequel le tribunal de Strasbourg a rejeté sa demande tendant à la décharge de ces suppléments d'impôt sur les sociétés et de retenue à la source du 2 de l'article 119 bis du code général des impôts.
2. Aux termes de l'article 39 du code général des impôts, applicable en matière d'impôt sur les sociétés en vertu de l'article 209 du même code : " 1. Le bénéfice net est établi sous déduction de toutes charges, celles-ci comprenant, sous réserve des dispositions du 5, notamment : 1° Les frais généraux de toute nature, les dépenses de personnel et de main-d'œuvre, le loyer des immeubles dont l'entreprise est locataire ". Si, en vertu des règles gouvernant l'attribution de la charge de la preuve devant le juge administratif, applicables sauf loi contraire, il incombe, en principe, à chaque partie d'établir les faits qu'elle invoque au soutien de ses prétentions, les éléments de preuve qu'une partie est seule en mesure de détenir ne sauraient être réclamés qu'à celle-ci. Il appartient, dès lors, au contribuable, pour l'application des dispositions précitées du code général des impôts, de justifier tant du montant des charges qu'il entend déduire du bénéfice net défini à l'article 38 du code général des impôts que de la correction de leur inscription en comptabilité, c'est-à-dire du principe même de leur déductibilité. Le contribuable apporte cette justification par la production de tous éléments suffisamment précis portant sur la nature de la charge en cause, ainsi que sur l'existence et la valeur de la contrepartie qu'il en a retirée. Dans l'hypothèse où le contribuable s'acquitte de cette obligation, il incombe ensuite au service, s'il s'y croit fondé, d'apporter la preuve de ce que la charge en cause n'est pas déductible par nature, qu'elle est dépourvue de contrepartie, qu'elle a une contrepartie dépourvue d'intérêt pour le contribuable ou que la rémunération de cette contrepartie est excessive.
3. Aux termes de l'article 238 A du même code : " Les intérêts, arrérages et autres produits des obligations, créances, dépôts et cautionnements, les redevances de cession ou concession de licences d'exploitation, de brevets d'invention, de marques de fabrique, procédés ou formules de fabrication et autres droits analogues ou les rémunérations de services, payés ou dus par une personne physique ou morale domiciliée ou établie en France à des personnes physiques ou morales qui sont domiciliées ou établies dans un Etat étranger ou un territoire situé hors de France et y sont soumises à un régime fiscal privilégié, ne sont admis comme charges déductibles pour l'établissement de l'impôt que si le débiteur apporte la preuve que les dépenses correspondent à des opérations réelles et qu'elles ne présentent pas un caractère anormal ou exagéré. Pour l'application du premier alinéa, les personnes sont regardées comme soumises à un régime fiscal privilégié dans l'Etat ou le territoire considéré si elles n'y sont pas imposables ou si elles y sont assujetties à des impôts sur les bénéfices ou les revenus dont le montant est inférieur de plus de la moitié à celui de l'impôt sur les bénéfices ou sur les revenus dont elles auraient été redevables dans les conditions de droit commun en France, si elles y avaient été domiciliées ou établies ". Pour l'application de ces dispositions, la charge de la preuve de ce que le bénéficiaire des rémunérations en cause est soumis à un régime fiscal privilégié incombe à l'administration. Il lui appartient à cet égard d'apporter tous éléments circonstanciés non seulement sur le taux d'imposition, mais aussi sur l'ensemble des modalités selon lesquelles des activités du type de celles qu'exerce ce bénéficiaire sont imposées dans le pays où il est domicilié ou établi. Le contribuable peut, de son côté, faire valoir, en réponse à l'administration, tous éléments propres à la situation du bénéficiaire en cause. Dans le cas où l'administration doit être regardée, au vu de l'ensemble des éléments ainsi produits par les parties, comme ayant établi que le bénéficiaire n'est pas imposable ou est assujetti à des impôts sur les bénéfices ou les revenus dont le montant est inférieur de plus de la moitié à celui de l'impôt sur les bénéfices ou sur les revenus dont il aurait été redevable dans les conditions de droit commun en France, il appartient au contribuable d'apporter la preuve de ce que les dépenses en cause correspondent à des opérations réelles et ne présentent pas un caractère anormal ou exagéré.
4. Aux termes de l'article 109 du même code : " 1. Sont considérés comme revenus distribués : 1° Tous les bénéfices ou produits qui ne sont pas mis en réserve ou incorporés au capital ". Aux termes de l'article 119 bis du même code : " (...) 2. Les produits visés aux articles 108 à 117 bis donnent lieu à l'application d'une retenue à la source dont le taux est fixé par l'article 187 lorsqu'ils bénéficient à des personnes qui n'ont pas leur domicile fiscal ou leur siège en France ".
5. Il résulte de l'instruction qu'au cours de la période vérifiée, la société requérante a comptabilisé en charges et déduit de ses bénéfices imposables les intérêts moratoires que lui a facturés, chaque année, une société Infidis Gmbh, dont le siège est à Zoug (canton de Zoug) en Suisse, le capital de cette société étant entièrement détenu par une société Kraftwerk Europe Ag, ayant son siège à Zurich et laquelle détient également l'intégralité du capital social de la SARL Kraftwerk France. La société Infidis est le principal fournisseur des marchandises que la société Kraftwerk France distribue en Europe et lui vend ainsi chaque année de l'ordre de 9,6 millions d'euros d'outillages. Les conditions de vente prévoient que les factures doivent être réglées par la société Kraftwerk dans un délai de soixante jours. Au cours de la période vérifiée, aucune des factures de vente n'a été acquittée dans ce délai, de sorte que la société Infidis a facturé chaque année des intérêts moratoires au taux de 2,75 %, à hauteur de 89 928,31 euros au titre de l'année 2012, 78 091,32 euros en 2013 et 93 385,71 euros en 2014. Ces charges étaient appuyées de factures régulières établies par la société Infidis, celle concernant l'année 2014 étant en outre accompagnée d'un décompte des intérêts. Il ressort des propositions de rectifications et de ses écritures que l'administration, afin de refuser la déduction de ces sommes des bénéfices imposables, entend se fonder, à la fois sur les règles rappelées au point 2 ci-dessus et sur celles de l'article 238 A du code général des impôts.
6. Il ressort des propositions de rectification, retraçant notamment les résultats de la demande d'assistance internationale, que la société Infidis bénéficie dans le canton de Zoug d'un régime fiscal privilégié s'agissant de l'imposition de ses bénéfices par les autorités communales, cantonales et fédérales. Cette circonstance n'est au demeurant pas contestée par la société requérante qui supporte dès lors la charge de la preuve de ce que les dépenses en cause correspondent à des opérations réelles et ne présentent pas un caractère anormal ou exagéré.
7. Si la société requérante soutient que les intérêts de retard facturés à raison du paiement tardif de factures de fournitures de marchandises ne sont pas visés par les dispositions de l'article 238 A du code général des impôts, il résulte de ces dispositions qu'entrent dans son champ d'application l'ensemble des versements effectués par des résidents de France à des non-résidents bénéficiaires dans l'Etat de leur résidence d'un régime fiscal privilégié, ayant pour cause, notamment, les intérêts des créances et obligations. Par suite, la société requérante n'est pas fondée à soutenir que seuls les revenus visés à l'article 124 du code général des impôts, relatifs aux revenus des créances, dépôts et cautionnements, entreraient dans le champ d'application de l'article 238 A du code général des impôts.
8. Il résulte de l'instruction que la société requérante procède au règlement des factures de la société Infidis de manière systématiquement tardive, au-delà du délai de soixante jours figurant dans les conditions de vente. Cette pratique a été constatée pour toutes les factures de la période vérifiée et il ressort des propositions de rectification qu'elle dure depuis l'année 2008. S'il ne saurait être contesté que la société Infidis a bien livré des marchandises à la société requérante et que le paiement d'intérêts moratoires est dû au fournisseur, même sans clause expresse du contrat de vente, le maintien de relations d'affaires entre la société Infidis et son client, en dépit de ces défauts de paiement systématiques à l'échéance, ne peut s'expliquer qu'en raison des liens existant entre ces deux sociétés sœurs, lesquelles sont les filiales d'une même société mère. Si la société requérante soutient que sa politique de gestion de sa trésorerie la conduit à régler ses fournisseurs après le délai de règlement stipulé dans leurs conditions de vente, compte tenu de ce que ses propres clients la payent à quatre-vingt-dix jours, elle n'établit pas adopter une telle attitude avec ses autres fournisseurs, tandis qu'une telle politique de paiement tardif ne saurait sérieusement être présentée comme relevant d'une gestion commerciale normale, alors qu'elle a pour effet de renchérir systématiquement ses achats. Si la société requérante fait état d'une situation de trésorerie difficile, les chiffres qu'elle avance ne sauraient expliquer ses défauts systématiques de paiement de son fournisseur à l'échéance depuis l'année 2008 sans même qu'elle ait cherché à obtenir de lui des délais de règlement au moins analogues à ceux qu'elle accorde à ses propres clients. Dans ces conditions, en constituant avec l'accord de sa société sœur l'apparence de paiements tardifs, la SARL Kraftwerk a en réalité organisé chaque année le transfert d'une partie de ses bénéfices au profit de la société Infidis établie dans un territoire où elle est soumise à un régime fiscal privilégié. Par suite, les dépenses litigieuses ne présentent pas un caractère normal.
9. En tout état de cause, la société requérante ne conteste pas le motif également retenu par l'administration fiscale fondé sur la circonstance que les conditions de déduction de ces charges n'étaient pas remplies au regard des règles découlant de l'article 39 du code général des impôts, ci-dessus rappelées, motif qui est de nature à lui seul à justifier les impositions litigieuses.
10. Il résulte de tout ce qui précède que la SARL Kraftwerk Europe n'est pas fondée à soutenir que c'est à tort que, par le jugement attaqué, le tribunal administratif de Strasbourg a rejeté ses demandes. Par suite, sa requête doit être rejetée en toutes ses conclusions y compris celles tendant à l'application de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
D E C I D E :
Article 1er : La requête de la SARL Kraftwerk Europe est rejetée.
Article 2 : Le présent arrêt sera notifié à la SARL Kraftwerk Europe et au ministre de l'économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique.
Délibéré après l'audience du 20 juin 2024, à laquelle siégeaient :
M. Martinez, président de chambre,
M. Agnel, président assesseur,
Mme Mosser, première conseillère.
Rendu public par mise à disposition au greffe le 11 juillet 2024.
Le rapporteur,
Signé : M. AgnelLe président,
Signé : J. Martinez
La greffière,
Signé : C. Schramm
La République mande et ordonne au ministre de l'économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique en ce qui le concerne ou à tous commissaires de justice à ce requis en ce qui concerne les voies de droit commun contre les parties privées, de pourvoir à l'exécution de la présente décision.
Pour expédition conforme,
La greffière,
C. Schramm
N° 22NC02096
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