Vu la procédure suivante :
Procédure contentieuse antérieure :
Mme D... B... a demandé au tribunal administratif de Strasbourg de condamner l'Etat à lui verser la somme de 52 227,37 euros, assortie des intérêts au taux égal à compter du 21 mars 2016 sur la somme de 46 985,14 euros, et capitalisés à compter du 22 mars 2017, en réparation du préjudice subi du fait de l'impossibilité d'obtenir, en raison de l'immunité d'exécution dont bénéficie l'Etat turc, l'exécution de décisions de justice rendues à son profit.
Par un jugement n° 1603900 du 17 juillet 2019, le tribunal administratif de Strasbourg a condamné l'Etat à verser à Mme B... la somme de 20 796 euros augmentée des intérêts au taux légal pour la période du 16 avril 2009 au 20 mars 2016, la somme de 7 500 euros augmentée des intérêts au taux légal pour la période du 29 juin 2012 au 20 mars 2016, la somme de 8 293,33 euros augmentée des intérêts au taux légal pour la période du 24 janvier 2014 au 20 mars 2016 et la somme de 2 500 euros augmentée des intérêts au taux légal pour la période du 13 octobre 2010 jusqu'au 20 mars 2016 et a rejeté sa demande tendant au remboursement des dépens mis à la charge de l'Etat turc à hauteur de 7 682,69 euros.
Procédure devant la cour :
Par une requête enregistrée le 17 septembre 2019, le ministre de l'Europe et des affaires étrangères demande à la cour d'annuler ce jugement du tribunal administratif de Strasbourg du 17 juillet 2019.
Le ministre soutient que :
- Mme B... n'a pas démontré le caractère certain de son préjudice dès lors qu'il n'est pas exclu que des biens appartenant à l'Etat turc et susceptibles d'être saisis, ne sont pas protégés par l'immunité d'exécution ;
- le préjudice ne présente pas de caractère spécial, les victimes qui invoquent les jurisprudences Saleh et Susilawati étant de plus en plus nombreuses et l'indemnisation susceptible de leur être accordée faisant peser une charge anormale sur le budget de l'Etat ;
- Mme B... ne pouvait méconnaitre l'existence de l'immunité d'exécution et dès lors a accepté le risque d'être employée par l'Etat turc ;
- le préjudice ne présente pas de caractère de gravité, Mme B... ayant accepté de travailler en dehors de toute relation contractuelle du 1er janvier 2005 au 31 août 2005.
Par un mémoire en défense enregistré le 13 novembre 2019, Mme D... B... représentée par Me Galland demande à la cour :
1°) de rejeter la requête du ministre ;
2°) par la voie de l'appel incident, de réformer le jugement du tribunal administratif en tant qu'il a rejeté sa demande d'indemnisation au titre des dépens pour un montant de 7 682,69 euros ;
3°) de mettre à la charge de l'Etat une somme de 6 000 euros sur le fondement de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Elle soutient que :
- les moyens de la requête d'appel ne sont pas fondés ;
- les frais supplémentaires sont justifiés par le procès-verbal de saisie attribution établi par un huissier de justice le 24 juin 2013 alors qu'ils ont été mis à la charge de l'Etat turc par les juridictions judiciaires.
Vu les autres pièces du dossier.
Vu :
- la Constitution, notamment son préambule ;
- le code des procédures civiles d'exécution ;
- le code civil ;
- le code de justice administrative.
Les parties ont été régulièrement averties du jour de l'audience.
Ont été entendus au cours de l'audience publique :
- le rapport de Mme Barrois, première conseillère,
- et les conclusions de Mme Antoniazzi, rapporteure publique.
Considérant ce qui suit :
1. Mme B..., de nationalité française, a été embauchée comme secrétaire administrative au consulat de Turquie en 1992, dans le cadre de contrats à durée déterminée renouvelés jusqu'en décembre 2004. A compter du mois de janvier 2005, elle a continué à travailler pour le consulat en dehors de toute relation contractuelle et s'est vue signifier, le 31 août 2005, une interdiction immédiate et définitive de reprendre son poste. Par un jugement du 16 avril 2009, le conseil des prud'hommes de Strasbourg a condamné l'Etat turc à payer à Mme B... la somme globale de 25 216 euros en réparation de son licenciement abusif. Par des arrêts du 29 juin 2012 et du 24 janvier 2014, devenus définitifs, la cour d'appel de Nancy a confirmé le jugement précité, tout en réévaluant certains des montants alloués à la requérante et en condamnant en outre l'Etat turc à lui verser 3 000 euros à titre de préjudice moral. Mme B..., qui a vainement tenté d'obtenir de l'Etat turc le versement des sommes au titre des salaires et de diverses indemnités dues à raison de son licenciement, a demandé la condamnation de l'Etat français à lui verser une indemnité en réparation du préjudice qu'elle a subi. Par la présente requête, le ministre de l'Europe et des affaires étrangères fait appel du jugement du 17 juillet 2019 par lequel le tribunal administratif de Strasbourg l'a condamné à verser à Mme B... les sommes de 20 796 euros augmentée des intérêts au taux légal pour la période du 16 avril 2009 au 20 mars 2016, de 7 500 euros augmentée des intérêts au taux légal pour la période du 29 juin 2012 au 20 mars 2016, de 8 293,33 euros augmentée des intérêts au taux légal pour la période du 24 janvier 2014 au 20 mars 2016 et de 2 500 euros augmentée des intérêts au taux légal pour la période du 13 octobre 2010 jusqu'au 20 mars 2016. Par un appel incident, Mme B... demande que le jugement 17 juillet 2019 soit réformé en tant qu'il a rejeté sa demande d'indemnisation au titre des dépens.
Sur le cadre juridique du litige :
2. Il résulte d'une règle coutumière du droit public international que les Etats bénéficient par principe de l'immunité d'exécution pour les actes qu'ils accomplissent à l'étranger. Cette immunité fait obstacle à la saisie de leurs biens, à l'exception de ceux qui ne se rattachent pas à l'exercice d'une mission de souveraineté.
3. En vertu du quatorzième alinéa du Préambule de la constitution du 27 octobre 1946, auquel se réfère le Préambule de la Constitution du 4 octobre 1958, " la République française, fidèle à ses traditions, se conforme aux règles du droit public international ". L'article 1er de la loi du 9 juillet 1991 portant réforme des procédures civiles d'exécution, repris à l'article L. 111-1 du code des procédures civiles d'exécution, prévoit que l'exécution forcée et les mesures conservatoires ne sont pas applicables aux personnes qui bénéficient d'une immunité d'exécution. Il en résulte que la règle coutumière du droit public international d'immunité d'exécution des Etats, qui n'est écartée ni par cette loi ni par aucune autre disposition législative, s'applique dans l'ordre juridique interne. La responsabilité de l'Etat est, par suite, susceptible d'être recherchée, sur le fondement de la rupture de l'égalité devant les charges publiques, dans le cas où son application entraîne un préjudice grave et spécial.
Sur l'appel principal du ministre de l'Europe et des affaires étrangères :
4. Il résulte de l'instruction que Mme B... n'a pu obtenir de son ancien employeur, l'Etat de Turquie, l'exécution des décisions de justice le condamnant au versement des sommes dont il est redevable, ce dernier ayant opposé l'immunité d'exécution à la procédure de saisie attribution que la requérante avait engagée sur un compte en banque du consulat. A la suite de cet échec,
Mme B... a recherché la responsabilité sans faute de l'Etat sur le fondement de la rupture de l'égalité devant les charges publiques.
En ce qui concerne le caractère certain du préjudice :
5. Le ministre de l'Europe et des affaires étrangères soutient qu'il n'est pas exclu que d'autres mesures de saisie auraient pu être prononcées à l'égard de biens de l'Etat turc qui ne se rattachent pas à l'exercice d'une mission de souveraineté et dès lors non protégés par cette immunité d'exécution et que Mme B... aurait dû engager des diligences en ce sens. Toutefois, à l'appui de cette argumentation, il ne produit aucun élément dont il ressortirait que l'Etat turc détiendrait, notamment sur le sol français, des biens spécifiquement utilisés ou destinés à être utilisés par cet Etat autrement qu'à des fins de souveraineté et l'existence de tels biens, purement hypothétique, ne résulte pas de l'instruction. Dans cette mesure, alors qu'aucun élément du dossier ne permet d'établir qu'une saisie puisse être autorisée par le juge de l'exécution sur d'autres biens de l'Etat turc, Mme B... doit être regardée en l'espèce comme ayant épuisé toutes les voies de droit utiles pour obtenir le recouvrement de sa créance, et son préjudice revêt dès lors un caractère certain.
En ce qui concerne le caractère spécial du préjudice :
6. Pour contester le caractère spécial du préjudice, le ministre fait valoir que, depuis que le Conseil d'Etat a rendu les décisions Saleh et Susilawati et au fur et à mesure que se diffuse la connaissance de cette jurisprudence, les demandes n'auraient cessé de croître et qu'il serait déraisonnable de faire peser sur le budget de l'Etat le versement de telles sommes alors que leur montant résulte pour une part du manque de diligence de Mme B... à faire valoir ses droits auprès de son employeur pendant la durée de son contrat de travail. Si, entre 2006 et 2020, l'administration a été saisi de quatorze requêtes et de quatre recours gracieux préalables sur ce fondement juridique, les préjudices dont Mme B... se prévaut peuvent être regardés comme présentant un caractère spécial compte tenu du faible nombre des victimes d'agissements analogues imputables à des ambassades d'Etats étrangers sur le territoire français. Par ailleurs, la circonstance que son employeur soit un Etat étranger, qui comme tel bénéficie d'immunités, ne peut faire obstacle à la reconnaissance du caractère spécial de son préjudice, Mme B... ne pouvant, eu égard à son emploi et ses fonctions, être réputée avoir par avance accepté le risque résultant de la méconnaissance par son employeur des dispositions du droit du travail et de celles applicables à son affiliation à un régime de retraite.
En ce qui concerne la gravité du préjudice :
7. Il résulte de l'instruction qu'eu égard à la nature et au montant des sommes en cause, allouées par la juridiction prudhommale au titre de son licenciement sans cause réelle et sérieuse et du défaut d'affiliation au régimes de protection sociale depuis le 21 décembre 1992, le préjudice invoqué revêt un caractère de gravité de nature à ouvrir droit à indemnisation.
8. Il résulte de ce qui précède que le ministre n'est pas fondé à soutenir que c'est à tort que par le jugement attaqué le tribunal administratif de Strasbourg a retenu sa responsabilité sur le fondement de la rupture d'égalité devant les charges publiques.
Sur l'appel incident de Mme B... :
9. Mme B... soutient que les dépens mis à la charge de l'Etat de Turquie par le jugement du conseil des prud'hommes du 16 avril 2009, l'arrêt de la cour de cassation du 13 octobre 2010 et l'arrêt de la cour d'appel de Nancy du 29 juin 2012 doivent être indemnisés dès lors qu'elle n'a pu obtenir leur remboursement en raison de l'immunité d'exécution opposée par l'Etat turc. Toutefois, comme l'ont indiqué à juste titre les premiers juges, le seul procès-verbal de saisie-attribution de l'huissier de justice du 24 juin 2013 n'est pas suffisant pour justifier de la réalité des frais dont elle demande le remboursement. Par voie de conséquence les conclusions d'appel incident de Mme B... ne peuvent qu'être rejetées.
10. Il résulte de l'ensemble de ce qui précède que le ministre de l'Europe et des affaires étrangères n'est pas fondé à soutenir que c'est à tort que par le jugement attaqué, le tribunal administratif de Strasbourg a condamné l'Etat à verser à Mme B... la somme de 20 796 euros augmentée des intérêts au taux légal pour la période du 16 avril 2009 au 20 mars 2016, la somme de 7 500 euros augmentée des intérêts au taux légal pour la période du 29 juin 2012 au 20 mars 2016, la somme de 8 293,33 euros augmentée des intérêts au taux légal pour la période du 24 janvier 2014 au 20 mars 2016 et la somme de 2 500 euros augmentée des intérêts au taux légal pour la période du 13 octobre 2010 jusqu'au 20 mars 2016 et à ce que le montant total des indemnités fixées à l'article 1er qui portera intérêts au taux légal à compter du 21 mars 2016 seront capitalisés à la date du 21 mars 2017 puis à chaque échéance annuelle à compter de cette date pour produire eux-mêmes intérêts.
Sur les frais liés à l'instance :
11. Dans les circonstances de l'espèce, il n'y a pas lieu de faire droit aux conclusions
de Mme A... présentées sur le fondement des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
D É C I D E :
Article 1er : La requête du ministre de l'Europe et des affaires étrangères est rejetée.
Article 2 : L'appel incident de Mme B... est rejeté.
Article 3 : Les conclusions de Mme B... présentées sur le fondement des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative sont rejetées.
Article 4 : Le présent arrêt sera notifié à la ministre de l'Europe et des affaires étrangères, à Mme D... B... et au ministre de l'économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique.
Délibéré après l'audience du 29 septembre 2022, à laquelle siégeaient :
- M. Wallerich, président de chambre,
- M. Goujon-Fischer, président-assesseur,
- Mme Barrois, première conseillère.
Rendu public par mise à disposition au greffe, le 20 octobre 2022.
La rapporteure,
Signé : M. BarroisLe président,
Signé : M. C...
La greffière,
Signé : S. RobinetLa République mande et ordonne au ministre de l'Europe et des affaires étrangères en ce qui le concerne ou à tous commissaires de justice à ce requis en ce qui concerne les voies de droit commun contre les parties privées, de pourvoir à l'exécution de la présente décision.
Pour expédition conforme,
La greffière,
S. Robinet
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N° 19NC02826