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08/03/2022 | FRANCE | N°19NC02651

France | France, Cour administrative d'appel de Nancy, 3ème chambre, 08 mars 2022, 19NC02651


Vu la procédure suivante :

Procédure contentieuse antérieure :

Mme B... A... et M. D... E..., agissant en leur nom propre et en leur qualité d'ayants droit de M. C... E..., ont demandé au tribunal administratif de Besançon de condamner le centre hospitalier régional universitaire de Besançon à leur verser à chacun la somme de 23 000 euros, augmentée des intérêts au taux légal et de leur capitalisation, en réparation des préjudices qu'ils estiment avoir subis du fait du décès de leur compagnon et père survenu lors de sa prise en charge au sein de cet établissem

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Par un jugement n° 1700714 du 2 juillet 2019, le tribunal administratif ...

Vu la procédure suivante :

Procédure contentieuse antérieure :

Mme B... A... et M. D... E..., agissant en leur nom propre et en leur qualité d'ayants droit de M. C... E..., ont demandé au tribunal administratif de Besançon de condamner le centre hospitalier régional universitaire de Besançon à leur verser à chacun la somme de 23 000 euros, augmentée des intérêts au taux légal et de leur capitalisation, en réparation des préjudices qu'ils estiment avoir subis du fait du décès de leur compagnon et père survenu lors de sa prise en charge au sein de cet établissement.

Par un jugement n° 1700714 du 2 juillet 2019, le tribunal administratif de Besançon a rejeté leur demande et mis à leur charge les frais d'expertise liquidés et taxés à la somme de 2 560 euros.

Procédure devant la cour :

Par une requête, enregistrée le 20 août 2019, et un mémoire complémentaire, enregistré le 27 septembre 2021, Mme B... A... et M. D... E..., représentés par Me Suissa, demandent à la cour :

1°) d'annuler le jugement n° 1700714 du tribunal administratif de Besançon du 2 juillet 2019 ;

2°) de condamner le centre hospitalier régional universitaire de Besançon à leur verser à chacun la somme de 23 000 euros, augmentée des intérêts au taux légal à compter de leur demande préalable d'indemnisation et de leur capitalisation ;

3°) de mettre à la charge du centre hospitalier régional universitaire de Besançon les frais d'expertise liquidés et taxés à la somme de 2 560 euros ;

4°) de mettre à la charge du centre hospitalier régional universitaire de Besançon la somme de 2 500 euros en application des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Ils soutiennent que :

- la situation respiratoire de M. C... E... s'étant fortement dégradée à la suite de l'intervention chirurgicale du 8 août 2014, le centre hospitalier régional universitaire de Besançon a commis plusieurs fautes dans la gestion de l'intubation et de l'oxygénation de l'intéressé, qui est décédé d'un arrêt cardiaque ;

- ces fautes ont entraîné pour le patient une perte de chance de survie, évaluée par les experts à 10 % ;

- ils sont fondés à réclamer, en leur qualité d'héritiers de M. C... E..., la somme de 8 000 euros chacun au titre de la perte de chance de survie de leur compagnon et père, et, en leur qualité de victimes indirectes, la somme de 15 000 euros chacun au titre du préjudice d'affection.

Par un mémoire en défense, enregistré le 17 octobre 2019, le centre hospitalier régional universitaire de Besançon, représenté par Me Cariou, conclut, à titre principal, au rejet de la requête et à la mise à la charge des requérants des dépens de l'instance et d'une somme de 2 000 euros en application des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative, à titre subsidiaire, à ce que le montant de sa condamnation pour faute n'excède pas, compte tenu du taux de perte de chance de survie de 10 %, la somme totale de 2 000 euros.

Il soutient que les prétentions indemnitaires de Mme A... et de M. E... ne sont pas fondées et, en tout état de cause, sont excessives.

La requête a été régulièrement communiquée à la caisse d'assurance maladie (assurance santé frontalier) " Axa France Vie ", à la caisse suisse de compensation CSC et à la caisse de pensions " Swatch Group CPK ", qui n'ont pas présenté de mémoire.

Vu les autres pièces du dossier.

Vu :

- le code civil ;

- le code de la santé publique ;

- le code de justice administrative.

Les parties ont été régulièrement averties du jour de l'audience.

Ont été entendus au cours de l'audience publique :

- le rapport de M. Meisse,

- les conclusions de M. Barteaux, rapporteur public,

- et les observations de Me Clément pour Mme A... et M. E... et de Me Ronez pour le centre hospitalier régional universitaire de Besançon.

Considérant ce qui suit :

1. En juillet 2013, il a été diagnostiqué à M. C... E..., alors âgé de quarante-neuf ans, un cancer du côlon sigmoïde avec métastases hépatiques dans les deux lobes. Pris en charge par le centre hospitalier régional universitaire de Besançon, l'intéressé a suivi un traitement par chimiothérapie jusqu'en novembre 2013, puis de janvier à mai 2014. Un scanner, réalisé le 27 juillet 2014, ayant mis en évidence une nouvelle évolution de la maladie métastatique, M. E... a fait l'objet, le 6 août 2014, d'une intervention chirurgicale au cours de laquelle une résection hépatique droite majeure et une résection colique gauche, étendue au côlon transverse, ont été pratiquées. Caractérisées par la survenance d'une insuffisance hépatique précoce, d'épanchements pleuraux bilatéraux et d'une ascite péri-hépatique, les suites opératoires ont conduit, le 8 août 2014, en raison de la dégradation importante de l'état respiratoire du patient, à son intubation oro-trachéale, laquelle s'est avérée particulièrement difficile à réaliser et a nécessité cinq tentatives. Victime d'un arrêt cardio-circulatoire par hypoxie sévère au cours de ces tentatives, M. E... s'est rapidement trouvé, malgré les manœuvres de réanimation de l'équipe médicale, qui ont permis la reprise de son activité cardiaque, en état de mort cérébrale et son décès a finalement été constaté le 12 août 2014. Estimant que la prise en charge de leur compagnon et père par le centre hospitalier régional universitaire de Besançon n'avait pas été conforme aux règles de l'art, Mme B... A... et M. D... E..., agissant en leur nom propre et en leur qualité d'ayants droit, ont, le 6 novembre 2015, saisi le juge des référés du tribunal administratif de Besançon qui, par deux ordonnances des 30 décembre 2015 et 17 février 2016, a désigné un collège d'experts, dont le rapport a été établi le 31 mars 2016. Par un courrier du 8 février 2017, reçu le 10 février suivant, les requérants ont adressé à l'établissement de santé mis en cause une demande préalable d'indemnisation. Cette demande s'étant heurtée au silence de l'administration, ils ont saisi le tribunal administratif de Besançon d'une demande tendant à la condamnation du centre hospitalier régional universitaire de Besançon à leur verser à chacun la somme de 23 000 euros, augmentée des intérêts au taux légal et de leur capitalisation. Ils relèvent appel du jugement n° 1700714 du 2 juillet 2019, qui rejette leur demande et met à leur charge les frais d'expertise liquidés et taxés à la somme de 2 560 euros.

Sur le bien-fondé du jugement :

En ce qui concerne le principe de la responsabilité :

2. Aux termes du premier alinéa du premier paragraphe de l'article L. 1142-1 du code de la santé publique : " I. - Hors le cas où leur responsabilité est encourue en raison d'un défaut d'un produit de santé, les professionnels de santé mentionnés à la quatrième partie du présent code, ainsi que tout établissement, service ou organisme dans lesquels sont réalisés des actes individuels de prévention, de diagnostic ou de soins ne sont responsables des conséquences dommageables d'actes de prévention, de diagnostic ou de soins qu'en cas de faute. ".

3. Il résulte de l'instruction et plus particulièrement du rapport d'expertise du 31 mars 2016 que, en raison d'importants épanchements pleuraux bilatéraux, la situation respiratoire de M. E... s'est fortement dégradée, le 8 août 2014 aux alentours de 18 heures et qu'une reventilation du patient, après intubation oro-trachéale, a été décidée par le personnel médical. Au cours de cette intubation, qui n'a pu être réalisée qu'après quatre tentatives infructueuses, l'intéressé a été victime d'un arrêt cardio-circulatoire, qui malgré une reprise de l'activité cardiaque à l'issue d'une quarantaine de minutes de massages, a conduit à sa mort encéphalique et à son décès.

4. Les requérants ne sauraient reprocher au centre hospitalier régional universitaire de Besançon un retard dans le traitement des épanchements pleuraux bilatéraux dès lors que, si leur existence a été constatée un peu avant 16 heures lors d'une échographie

pleuro-pulmonaire, leur retentissement sur la situation respiratoire du patient ne s'est manifesté qu'à partir de 18 heures et que, au retour du scanner thoraco-abdomino-pelvien réalisé à 18 heures 30, le drainage thoracique a été immédiatement mis en place. De même, contrairement à leurs allégations, il ne résulte pas de l'instruction, notamment du rapport de consultation du médecin anesthésiste du 4 août 2014, que l'intubation de M. E... nécessitait, nonobstant une distance thyro-mentale (DTM) inférieure à soixante-cinq millimètres, une vigilance accrue. Enfin, la circonstance que les deux premières tentatives d'intubation ont été effectuées sans l'aide d'un vidéo-laryngoscope de type glidescope ne saurait être regardée comme fautive dans les circonstances de l'espèce, les conditions du recours à un tel instrument, considéré par les experts comme " un plus ", n'étant pas précisées par les recommandations médicales française alors en vigueur, tant en anesthésie qu'en réanimation.

5. En revanche, s'il est vrai que l'arrêt cardio-circulatoire, dont a été victime M. E..., n'est pas en lien avec les conditions de réalisation de son intubation et de son oxygénation, mais avait pour cause l'insuffisance respiratoire dont il a souffert à partir de 18 heures, elle-même en lien avec les complications post-opératoires résultant de son insuffisance hépatique précoce, il résulte de l'instruction, en particulier du rapport d'expertise que, eu égard à la difficulté potentielle d'un tel geste, au nombre limité d'essais et à l'inefficacité de la ventilation au masque facial, la réalisation de la première tentative d'intubation par l'interne en anesthésie-réanimation, en dehors de la présence du médecin de garde arrivé peu après, et l'absence d'utilisation d'un dispositif supra glottique (DSG) des voies respiratoires avant le recours à une cricothyroïdotomie, dont il n'est pas démontré que l'usage de ce dispositif serait limité aux seules anesthésies, constituent des manquements aux règles de l'art et qu'ils ont participé à la survenance de la mort encéphalique de M. E.... Ces fautes engagent la responsabilité du centre hospitalier régional universitaire de Besançon.

6. Toutefois, compte tenu de la dégradation de l'état de santé du patient et des conséquences possibles d'un arrêt cardio-circulatoire, ces manquements n'ont privé l'intéressé que d'une perte de chance de survie, qui doit être évaluée à 10 %, ce taux proposé par les experts à un taux de 10 % n'étant d'ailleurs pas contesté par les requérants.

En ce qui concerne le montant de la réparation :

7. En premier lieu, aux termes du premier alinéa de l'article 724 du code civil : " Les héritiers désignés par la loi sont saisis de plein droit des biens, droits et actions du défunt. ".

8. Le droit à la réparation d'un dommage, quelle que soit sa nature, s'ouvre à la date à laquelle se produit le fait qui en est directement la cause. Si la victime du dommage décède avant d'avoir elle-même introduit une action en réparation, son droit, entré dans son patrimoine avant son décès, est transmis à ses héritiers, saisis de plein droit des biens, droits et actions du défunt en application du premier alinéa de l'article 724 du code civil. En particulier, le droit à réparation du préjudice résultant pour la victime de la douleur morale qu'elle a éprouvée du fait de la conscience d'une espérance de vie réduite, en raison d'une faute du service public hospitalier dans la mise en œuvre ou l'administration des soins qui lui ont été donnés, constitue un droit entré dans son patrimoine avant son décès qui peut être transmis à ses héritiers. Il n'en va, en revanche, pas de même du préjudice résultant de la perte de chance de survivre dès lors que cette perte n'apparaît qu'au jour du décès de la victime et n'a pu donner naissance à aucun droit entré dans son patrimoine avant ce jour.

9. Ainsi qu'il vient d'être dit, les requérants ne sont pas fondés à solliciter, à hauteur de 8 000 euros chacun, la réparation du préjudice résultant pour la victime directe de la perte de chance de survivre dès lors que cette perte n'apparaît qu'au jour du décès et n'a donc pu donner naissance à aucun droit entré dans leur patrimoine avant ce jour. En outre, à supposer même qu'ils auraient également demandé, dans leurs écritures, à être indemnisés au titre de la douleur morale éprouvée par M. C... E... du fait de la conscience d'une espérance de vie réduite, il ne résulte pas de l'instruction que l'intéressé, compte tenu de la dégradation soudaine de son état respiratoire et de la survenance presque immédiate de l'arrêt

cardio-circulatoire à l'origine des lésions ayant provoqué sa mort cérébrale, a été conscient de sa fin de vie prochaine. Par suite, les appelants ne peuvent prétendre à une indemnisation pour ces chefs de préjudice.

10. En second lieu, compte tenu de la détérioration de l'état de santé de M. E... à la suite des complications post-opératoires résultant de son insuffisance hépatique précoce et de son décès, il sera fait une justice appréciation du préjudice d'affection subi par sa compagne et son fils en leur allouant à chacun, après application du taux de perte de chance de 10 %, la somme de 1 500 euros à ce titre.

11. Cette somme sera augmentée des intérêts au taux légal à compter du 10 février 2017, date de réception de leur demande préalable d'indemnisation, et les intérêts échus le 10 février 2018, puis tous les douze mois consécutifs à compter de cette date, seront capitalisés pour produire eux-mêmes intérêts.

12. Il résulte de tout ce qui précède que les requérants sont fondés à demander la condamnation du centre hospitalier régional universitaire de Besançon à leur verser à chacun la somme de 1 500 euros, augmentée des intérêts au taux légal et de leur capitalisation, et à soutenir que c'est à tort que, par le jugement attaqué, le tribunal administratif de Besançon a rejeté leur demande et a mis à leur charge les frais d'expertise liquidés et taxés à la somme de 2 560 euros.

Sur les dépens :

13. Il y a lieu, dans les circonstances de l'espèce, de mettre à la charge du centre hospitalier régional universitaire de Besançon les frais de l'expertise ordonnée par le juge des référés du tribunal administratif, taxés et liquidés à la somme de 2 560 euros. En revanche, la présente instance d'appel n'ayant pas généré de dépens, les conclusions présentées par le défendeur au titre de l'article R. 761-1 du code de justice administrative doivent, en tout état de cause, être rejetées.

Sur les frais de justice :

14. Les dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative font obstacle à ce qu'il soit mis à la charge de Mme A... et de M. E... la somme réclamée par le centre hospitalier régional universitaire de Besançon au titre des frais exposés et non compris dans les dépens. Il y a lieu, en revanche, dans les circonstances de l'espèce, de mettre à la charge du défendeur le versement aux requérants d'une somme globale de 1 500 euros en application de ces mêmes dispositions.

D E C I D E :

Article 1er : Le jugement n° 1700714 du tribunal administratif de Besançon du 2 juillet 2019 est annulé.

Article 2 : Le centre hospitalier régional universitaire de Besançon est condamné à verser à Mme A... et à M. E... la somme de 1 500 euros chacun. Cette somme sera augmentée des intérêts au taux légal à compter du 10 février 2017 et les intérêts échus le 10 février 2018, tous les douze mois consécutifs à compter de cette date, seront capitalisés pour produire eux-mêmes intérêts.

Article 3 : Les frais de l'expertise ordonnée par le juge des référés du tribunal administratif de Besançon, taxés et liquidés à la somme de 2 560 euros, sont mis à la charge du centre hospitalier régional universitaire de Besançon.

Article 4 : Le centre hospitalier régional universitaire de Besançon versera à Mme A... et à M. E... la somme globale de 1 500 euros en application des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Article 5 : Le surplus des conclusions présentées en appel et en première instance par Mme A... et M. E... est rejeté.

Article 6 : Les conclusions présentées par le centre hospitalier régional universitaire en application des dispositions des articles L. 761-1 et R. 761-1 du code de justice administrative sont rejetées.

Article 7 : Le présent arrêt sera notifié à Mme B... A..., à M. D... E..., au centre hospitalier régional universitaire de Besançon, à la caisse d'assurance maladie (assurance santé frontalier) " Axa France Vie ", à la caisse suisse de compensation CSC et à la caisse de pensions " Swatch Group CPK ".

N° 19NC02651 2


Synthèse
Tribunal : Cour administrative d'appel de Nancy
Formation : 3ème chambre
Numéro d'arrêt : 19NC02651
Date de la décision : 08/03/2022
Type d'affaire : Administrative
Type de recours : Plein contentieux

Analyses

60-02-01-01-02-01-04 Responsabilité de la puissance publique. - Responsabilité en raison des différentes activités des services publics. - Service public de santé. - Établissements publics d'hospitalisation. - Responsabilité pour faute médicale : actes médicaux. - Existence d'une faute médicale de nature à engager la responsabilité du service public. - Exécution du traitement ou de l'opération.


Composition du Tribunal
Président : Mme la Pdte. SAMSON-DYE
Rapporteur ?: M. Eric MEISSE
Rapporteur public ?: M. BARTEAUX
Avocat(s) : DSC AVOCATS - SCP DUFAY SUISSA CORNELOUP WERTHE

Origine de la décision
Date de l'import : 15/03/2022
Fonds documentaire ?: Legifrance
Identifiant URN:LEX : urn:lex;fr;cour.administrative.appel.nancy;arret;2022-03-08;19nc02651 ?
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