Vu la procédure suivante :
Procédure contentieuse antérieure :
Par une première requête, enregistrée sous le n° 2200748, le préfet de Corse a demandé au tribunal administratif de Bastia d'annuler la délibération n° 21/234 AC du 16 décembre 2021 par laquelle l'Assemblée de Corse a approuvé la modification de son règlement intérieur.
Par une seconde requête, enregistrée sous le n° 2200749, le préfet de Corse a demandé à ce tribunal d'annuler l'arrêté n° 22/044CE du 8 février 2022 par lequel le président du conseil exécutif de Corse a adopté le règlement intérieur du conseil exécutif.
Par un jugement n° 2200748, 2200749 du 9 mars 2023, le tribunal administratif de Bastia a, en premier lieu, annulé cette délibération en tant qu'elle approuve le dernier alinéa de
l'article 1er du règlement intérieur de l'Assemblée de Corse, et annulé cet arrêté en tant qu'il adopte l'article 16 du règlement intérieur du conseil exécutif de Corse, en deuxième lieu rejeté le surplus des conclusions du préfet de Corse et en dernier lieu rejeté les conclusions de la collectivité de Corse tendant à la modulation dans le temps des effets de l'annulation et à l'application des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Procédure devant la Cour :
Par une requête, enregistrée le 5 mai 2023, la collectivité de Corse, représentée par Me Muscatelli, demande à la Cour :
1°) d'annuler ce jugement du tribunal administratif de Bastia du 9 mars 2023 pris en ses articles 1, 2 et 4 ;
2°) subsidiairement, dans l'hypothèse où la Cour confirmerait l'annulation de la délibération et de l'arrêté, d'annuler l'article 4 de ce jugement et de différer d'un délai de six mois à compter de sa lecture les effets de l'arrêt à intervenir ;
3°) en tout état de cause, de mettre à la charge de l'Etat la somme de 2 000 euros en application de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
La collectivité de Corse soutient que :
- c'est à tort que pour annuler les décisions en litige dans la mesure contestée, le tribunal a retenu le motif de la méconnaissance des dispositions de l'article 2 de la Constitution du 4 octobre 1958, alors en premier lieu que ces décisions ne prévoient pas l'usage exclusif de la langue corse lors des débats de l'Assemblée de Corse et du conseil exécutif, ni ne renoncent à l'emploi de la langue française, en deuxième lieu que ces dispositions ne sont donc pas contraignantes à cet égard, en troisième lieu que l'usage de la langue corse est autorisé par
l'article 21 de la loi du 4 août 1994 relative à l'emploi de la langue française et en dernier lieu que le jugement a négligé l'application de l'article 75-1 de la Constitution ;
- il y a lieu, contrairement à ce qu'a jugé le tribunal, de moduler les effets dans le temps d'une annulation des décisions en litige, sur le fondement desquelles de nombreux actes ont été pris, au nombre desquels figurent nécessairement des actes budgétaires, et de fixer à cet effet un délai de six mois.
La clôture de l'instruction a été fixée au 3 octobre 2023 à 12 heures, par une ordonnance du 13 septembre 2023.
Le préfet de Corse a produit un mémoire le 18 octobre 2024, soit après la clôture de l'instruction, qui n'a pas été communiqué.
Vu les autres pièces du dossier.
Vu :
- la Constitution ;
- le code général des collectivités territoriales ;
- le code de justice administrative.
Les parties ont été régulièrement averties du jour de l'audience.
Ont été entendus au cours de l'audience publique :
- le rapport de M. Revert,
- les conclusions de Mme Balaresque, rapporteure publique,
- et les observations de Me Giansilly, substituant Me Muscatelli, représentant la collectivité de Corse.
Considérant ce qui suit :
1. Par une délibération du 16 décembre 2021, l'Assemblée de Corse a approuvé la révision de son règlement intérieur adopté le 22 juillet 2021, dont l'article 1er prévoit désormais en son dernier alinéa que les langues des débats de l'assemblée sont le corse et le français. Par un arrêté du 8 février 2022, le président du conseil exécutif de Corse a approuvé le règlement intérieur de ce conseil, qui prévoit en son article 16 que les membres du conseil et les agents du secrétariat général utilisent les langues corse et française dans leurs échanges oraux et électroniques et dans les actes résultant de leurs travaux. Le préfet de Corse a formé recours gracieux contre ces deux décisions, qui ont été rejetés par décisions du 15 avril 2022. Par un jugement du 9 mars 2023, rendu sur déférés du préfet de Corse qu'il a joints, le tribunal administratif de Bastia a, d'une part, annulé cette délibération en tant qu'elle approuve le dernier alinéa de l'article 1er du règlement intérieur de l'Assemblée de Corse, et cet arrêté en tant qu'il approuve l'article 16 du règlement intérieur du conseil exécutif de Corse et, d'autre part, rejeté les conclusions de la collectivité de Corse tendant à la modulation des effets dans le temps de cette annulation. La collectivité de Corse relève appel de ce jugement.
Sur le bien-fondé du jugement attaqué ;
2. Il résulte des dispositions de l'article 2 de la Constitution du 4 octobre 1958 en vertu desquelles " La langue de la République est le français " que l'usage du français s'impose aux personnes morales de droit public et aux personnes de droit privé dans l'exercice d'une mission de service public. Si en vertu de l'article 75-1 de la Constitution, " les langues régionales appartiennent au patrimoine de la France. ", c'est à la condition que soient respectées les exigences de l'article 2.
3. En outre, aux termes de l'article L. 4422-13 du code général des collectivités territoriales : " L'Assemblée établit son règlement intérieur dans le mois qui suit son élection. Ce règlement fixe les modalités de son fonctionnement qui ne sont pas prévues au présent chapitre. /
Le règlement intérieur peut être déféré au tribunal administratif. ".
4. Ainsi qu'il a été dit au point 1, l'article 1er du règlement intérieur de l'Assemblée de Corse, tel que modifié par la délibération en litige, dispose en son dernier alinéa que " les langues des débats de l'Assemblée de Corse sont le corse et le français ". L'article 16 du règlement intérieur du conseil exécutif de Corse, tel qu'approuvé par l'arrêté en litige, intitulé " usage du bilinguisme ", dispose quant à lui que " Les membres du Conseil exécutif de Corse et les agents du Secrétariat général du Conseil exécutif utilisent les langues corse et française dans leurs échanges oraux, électroniques, et dans les actes résultant de leurs travaux ".
5. De telles dispositions ont pour objet et pour effet de conférer, d'une part aux membres de l'Assemblée de Corse, le droit de s'exprimer, en séance de cette assemblée, dans une langue autre que la langue française, et d'autre part aux membres du conseil exécutif ainsi qu'aux agents du secrétariat général de ce conseil, le droit de s'exprimer dans cette même langue en séance de cet organe et de rédiger suivant celle-ci des actes résultant de leurs travaux. Ces dispositions, quoiqu'elles n'imposent pas l'usage exclusif d'une langue autre que la langue française, sont ainsi contraires aux exigences de l'article 2 de la Constitution, au respect desquelles ne peut faire obstacle l'article 75-1 de la Constitution, qui d'ailleurs n'institue pas un droit ou une liberté que la Constitution garantit. La collectivité de Corse n'est donc pas fondée à soutenir que c'est à tort que, par le jugement attaqué, le tribunal administratif de Bastia a annulé ces dispositions.
Sur la modulation dans le temps des effets de cette annulation :
6. L'annulation d'un acte administratif implique en principe que cet acte est réputé n'être jamais intervenu. Toutefois, s'il apparaît que cet effet rétroactif de l'annulation est de nature à emporter des conséquences manifestement excessives en raison tant des effets que cet acte a produit et des situations qui ont pu se constituer lorsqu'il était en vigueur que de l'intérêt général pouvant s'attacher à un maintien temporaire de ses effets, il appartient au juge administratif - après avoir recueilli sur ce point les observations des parties et examiné l'ensemble des moyens, d'ordre public ou invoqués devant lui, pouvant affecter la légalité de l'acte en cause - de prendre en considération, d'une part, les conséquences de la rétroactivité de l'annulation pour les divers intérêts publics ou privés en présence et, d'autre part, les inconvénients que présenterait, au regard du principe de légalité et du droit des justiciables à un recours effectif, une limitation dans le temps des effets de l'annulation. Il lui revient d'apprécier, en rapprochant ces éléments, s'ils peuvent justifier qu'il soit dérogé à titre exceptionnel au principe de l'effet rétroactif des annulations contentieuses et, dans l'affirmative, de prévoir dans sa décision d'annulation que, sous réserve des actions contentieuses engagées à la date de celle-ci contre les actes pris sur le fondement de l'acte en cause, tout ou partie des effets de cet acte antérieurs à son annulation devront être regardés comme définitifs ou même, le cas échéant, que l'annulation ne prendra effet qu'à une date ultérieure qu'il détermine.
7. Par ailleurs, lorsque le juge d'appel est saisi d'un jugement ayant annulé un acte administratif et qu'il rejette l'appel formé contre ce jugement en ce qu'il a jugé illégal l'acte administratif, la circonstance que l'annulation ait été prononcée par le tribunal administratif avec un effet rétroactif ne fait pas obstacle à ce que le juge d'appel, saisi dans le cadre de l'effet dévolutif, apprécie, conformément à ce qui a été dit au point 4 et à la date à laquelle il statue, s'il y a lieu de déroger en l'espèce au principe de l'effet rétroactif de l'annulation contentieuse et détermine, en conséquence, les effets dans le temps de l'annulation, en réformant le cas échéant sur ce point le jugement de première instance.
8. Pour solliciter de nouveau en cause d'appel que les effets de l'annulation des dispositions réglementaires en litige soient différés d'un délai de six mois, la collectivité de Corse se borne à invoquer l'importance de ses attributions et à se prévaloir du nombre des actes qui ont été nécessairement pris en application de ces dispositions, et en particulier des actes de nature budgétaire, sans justifier ni même alléguer que ces mesures auraient été adoptées à l'issue de débats menés intégralement ou principalement en langue corse, ou prises dans cette langue.
Par suite, il ne résulte pas de l'instruction que l'effet rétroactif de l'annulation prononcée par le jugement attaqué, et confirmée par le présent arrêt, serait de nature à emporter des conséquences manifestement excessives en raison des effets que ces dispositions des règlements intérieurs de l'Assemblée de Corse et du conseil exécutif de Corse ont produits et des situations qui ont pu se constituer lorsqu'elles étaient en vigueur. La collectivité de Corse n'est donc pas fondée à solliciter une modulation des effets dans le temps de cette annulation.
Sur les frais liés au litige :
9. Les dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative font obstacle à ce qu'une somme soit mise à la charge de l'Etat, qui n'est pas la partie perdante dans cette instance, au titre des frais exposés par la collectivité de Corse et non compris dans les dépens. Les conclusions de la collectivité de Corse présentées à ce titre ne peuvent donc qu'être rejetées.
DECIDE :
Article 1er : La requête de la collectivité de Corse est rejetée.
Article 2 : Le présent arrêt sera notifié à la collectivité de Corse et au ministre de l'intérieur.
Copie en sera adressée au préfet de Corse.
Délibéré après l'audience du 5 novembre 2024, où siégeaient :
- M. Marcovici, président,
- M. Revert, président assesseur,
- M. Martin, premier conseiller.
Rendu public par mise à disposition au greffe le 19 novembre 2024.
N° 23MA011102