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14/10/2024 | FRANCE | N°22MA01469

France | France, Cour administrative d'appel de MARSEILLE, 6ème chambre, 14 octobre 2024, 22MA01469


Vu la procédure suivante :



Procédure contentieuse antérieure :



La société par actions simplifiée Nature Collective, inscrite au registre national des entreprises sous le n° 812 442 376, a demandé au tribunal administratif de Marseille de condamner l'établissement d'hébergement pour personnes âgées dépendantes (EHPAD) " Le Château de Beaurecueil " à lui verser la somme de 401 620,64 euros en réparation de son manque à gagner résultant de son éviction irrégulière du marché relatif à la préparation et au service de repas aux rés

idents, personnel et personnes extérieures de l'EHPAD communal, ladite somme étant assortie des ...

Vu la procédure suivante :

Procédure contentieuse antérieure :

La société par actions simplifiée Nature Collective, inscrite au registre national des entreprises sous le n° 812 442 376, a demandé au tribunal administratif de Marseille de condamner l'établissement d'hébergement pour personnes âgées dépendantes (EHPAD) " Le Château de Beaurecueil " à lui verser la somme de 401 620,64 euros en réparation de son manque à gagner résultant de son éviction irrégulière du marché relatif à la préparation et au service de repas aux résidents, personnel et personnes extérieures de l'EHPAD communal, ladite somme étant assortie des intérêts au taux légal en vigueur.

Par un jugement n° 2009442 du 22 mars 2022, le tribunal administratif de Marseille a rejeté sa demande.

Procédure devant la Cour :

Par une requête et un mémoire, enregistrés respectivement le 20 mai 2022 et le 21 juin 2023, la société Nature Collective, représentée par Me Pezet, demande à la Cour :

1°) d'annuler ce jugement du tribunal administratif de Marseille du 22 mars 2022 ;

2°) à titre principal, de condamner l'établissement d'hébergement pour personnes âgées dépendantes (EHPAD) public autonome communal " Le Château de Beaurecueil " à lui verser la somme de 401 620,64 euros assortie des intérêts au taux légal, et à titre subsidiaire, de lui verser la somme de 200 810,32 euros, assortie des intérêts au taux légal ;

3°) de mettre à la charge de l'EHPAD " Le Château de Beaurecueil " la somme de 5 000 euros sur le fondement de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Elle soutient que :

- l'établissement public a méconnu les critères fixés dans les documents de la consultation et a méconnu l'égalité de traitement entre les candidats ;

- les quatre critères relatifs à la " qualité technique " de l'offre n'ont pas été régulièrement appliqués au regard de l'article 7.2 du règlement de consultation ;

- elle a été privée d'une chance très sérieuse de remporter le marché ;

- elle a été ainsi privée d'un gain sur quatre années, qui pourra être évalué par référence au bénéfice que lui a procuré le marché antérieur dont elle était attributaire, soit la somme de 401 620,64 euros ou à défaut à la somme de 200 810,32 euros sur deux années.

Par deux mémoires en défense enregistrés le 4 avril 2023 et le 10 juillet 2023, l'EHPAD public " Le Château de Beaurecueil " conclut au rejet de la requête et demande à la Cour de mettre à la charge de la société requérante la somme de 5 000 euros sur le fondement de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Il fait valoir que les moyens de la requête ne sont pas fondés.

Par une lettre en date du 6 avril 2023, la Cour a informé les parties qu'il était envisagé d'inscrire l'affaire à une audience qui pourrait avoir lieu avant le 3 octobre 2023, et que l'instruction était susceptible d'être close par l'émission d'une ordonnance à compter du 4 mai 2023.

Par ordonnance du 20 février 2024, la clôture de l'instruction a été prononcée avec effet immédiat.

Vu les autres pièces du dossier.

Vu :

- le code de la commande publique ;

- le code de justice administrative.

Les parties ont été régulièrement averties du jour de l'audience.

Ont été entendus au cours de l'audience publique :

- le rapport de M. Renaud Thielé, rapporteur,

- les conclusions de M. François Point, rapporteur public,

- et les observations de Me Wathle pour la société Nature Collective et de Me Chanon pour l'EHPAD " Le Château de Beaurecueil ".

Considérant ce qui suit :

1. Le 14 juin 2019, l'établissement d'hébergement pour personnes âgées dépendantes public " Le Château de Beaurecueil ", situé à Beaurecueil, a lancé une procédure de mise en concurrence en vue de l'attribution d'un marché portant sur la préparation de repas et le service de ces repas aux résidents, personnels et personnes extérieures de l'établissement. Par un courrier du 26 juillet 2019, reçu le 30 juillet suivant, l'établissement public a informé la société Nature Collective que son offre avait été rejetée. Par un courrier du 1er août 2019, la société Nature Collective a sollicité la communication des motifs du rejet de son offre. Par un courrier du 12 août 2019, l'établissement public a transmis à la société Nature Collective le tableau de notation des offres, duquel il ressort que l'offre de la société Restalliance, sa concurrente, était la mieux classée. Le marché a été notifié à la société Restalliance le 9 août 2019. Estimant que le marché avait été attribué dans des conditions irrégulières, la société Nature Collective a adressé à l'établissement public, par courrier du 31 juillet 2020 réceptionné le 3 août suivant, une réclamation indemnitaire tendant au versement de la somme de 309 512,25 euros en réparation du préjudice causé par son éviction irrégulière. Par un courrier du 5 octobre 2020, l'établissement public a rejeté explicitement cette réclamation. Par le jugement attaqué, dont la société Nature Collective relève appel, le tribunal administratif de Marseille a rejeté sa demande tendant à la condamnation de l'EHPAD " Le Château de Beaureccueil " à lui verser, à titre principal, la somme de 401 620,64 euros avec intérêts au taux légal, et, à titre subsidiaire, la somme de 200 810,32 euros assortie des intérêts légaux.

Sur le cadre juridique :

2. Tout concurrent évincé de la conclusion d'un contrat administratif est recevable à former devant le juge du contrat, dans un délai de deux mois à compter de l'accomplissement des mesures de publicité appropriées, un recours de pleine juridiction contestant la validité de ce contrat ou de certaines de ses clauses qui en sont divisibles, afin d'en obtenir la résiliation ou l'annulation. En vue d'obtenir réparation de ses droits lésés, le concurrent évincé a la possibilité de présenter devant le juge du contrat des conclusions indemnitaires, à titre accessoire ou complémentaire à ses conclusions à fin de résiliation ou d'annulation du contrat. Il peut également engager un recours de pleine juridiction distinct, tendant exclusivement à une indemnisation du préjudice subi à raison de l'illégalité de la conclusion du contrat dont il a été évincé.

3. Lorsqu'une entreprise candidate à l'attribution d'un marché public demande la réparation du préjudice né de son éviction irrégulière de ce dernier, il appartient au juge de vérifier d'abord si l'entreprise était ou non dépourvue de toute chance de remporter le marché. Dans l'affirmative, l'entreprise n'a droit à aucune indemnité. Dans la négative, elle a droit en principe au remboursement des frais qu'elle a engagés pour présenter son offre. Il convient ensuite de rechercher si l'entreprise avait des chances sérieuses d'emporter le marché. Dans un tel cas, l'entreprise a droit à être indemnisée de son manque à gagner, incluant nécessairement, puisqu'ils ont été intégrés dans ses charges, les frais de présentation de l'offre qui n'ont donc pas à faire l'objet, sauf stipulation contraire du contrat, d'une indemnisation spécifique.

Sur la perte de chance de remporter le marché :

4. Aux termes de l'article L. 2152-2 de ce code : " Une offre irrégulière est une offre qui ne respecte pas les exigences formulées dans les documents de la consultation (...) ". Aux termes de l'article L. 2152-1 du code de la commande publique : " L'acheteur écarte les offres irrégulières, inacceptables ou inappropriées ".

5. Ces dispositions, qui sont applicables tant aux procédures formalisées qu'aux procédures adaptées, prévoient l'élimination des offres qui ne respectent pas les documents de la consultation. Si le règlement de la consultation peut prévoir, dans le cadre d'une procédure adaptée, le recours à une négociation, y compris avec des candidats ayant présenté une offre irrégulière, l'acheteur public doit cependant, à l'issue de la négociation, rejeter sans les classer les offres qui sont demeurées irrégulières.

6. Il résulte de l'instruction que, lors de la négociation, la société attributaire a présenté, le 23 juillet 2019, une " contre-proposition ". Or cette contre-proposition, qui a permis à la société attributaire de proposer une économie de 32 103 euros par an, lie cette économie à une modification des prestations, et notamment à une réduction des portions de jus de fruit, de pain artisanal et de salade par rapport aux portions prévues par le cahier des clauses techniques particulières.

7. La circonstance, à la supposer établie, que la " contre-proposition " de la société Restalliance, qui constituait une version modifiée de son offre, n'aurait pas été contractualisée est sans influence sur l'obligation, pour l'acheteur, de rejeter sans classement ni notation les offres qui, à l'issue de la négociation, sont irrégulières. Au demeurant, la contre-proposition est mentionnée dans l'acte d'engagement.

8. S'il avait, comme il en avait l'obligation, écarté l'offre de la société Restalliance comme irrégulière, l'établissement public aurait normalement été conduit à retenir l'offre de la société Nature Collective, classée seconde, avec, d'ailleurs, une note voisine de 77 sur 100 contre 79 sur 100 pour la société Restalliance. Il en résulte que la société Nature Collective est fondée à soutenir que l'irrégularité ainsi commise lui a fait perdre une chance sérieuse de remporter le marché.

Sur le préjudice :

9. La société Nature Collective a droit à l'indemnisation de son manque à gagner qui correspond au résultat net supplémentaire qu'elle aurait réalisé si elle avait remporté le marché. Ce résultat net correspond à la rémunération prévisible de la société, évaluée en tenant compte des quantités estimées et des prix unitaires, sous déduction de l'ensemble des charges supplémentaires supportées par la société dans le cadre de l'exécution du marché.

10. Dans le cas où le marché est prévu pour une période reconductible, le manque à gagner ne revêt un caractère certain que s'agissant de la première période d'exécution. Il en résulte que la société Nature Collective n'est fondée à demander l'indemnisation de son manque à gagner qu'au titre des deux années de la période initiale d'exploitation du marché.

11. La société Nature Collective, qui se contente de faire état de ses résultats pendant la période d'exécution du marché, alors qu'il n'est pas établi que le niveau de rémunération et le montant des charges supportées seraient restés inchangés, ne justifie pas le montant de son manque à gagner.

12. Il y a donc lieu pour la Cour de prescrire une expertise comptable pour évaluer le montant du préjudice effectivement subi par la société Nature Collective, à moins qu'à ce stade de la procédure, le principe ainsi que la part de responsabilité de l'établissement public étant tranché par le présent arrêt avant dire droit, les parties ne préfèrent rechercher un accord, dans le cadre d'une médiation, sur la somme toutes taxes comprises due à la société en indemnisation de son préjudice.

D É C I D E :

Article 1er : Le jugement n° 2009442 du 22 mars 2022 du tribunal administratif de Marseille est annulé.

Article 2 : L'établissement public " Le Château de Beaurecueil " est déclaré responsable du préjudice subi par la société nature collective.

Article 3 : Dans le cas où l'accord des deux parties est recueilli, dans un délai de 15 jours à compter de la notification du présent arrêt, le président de la Cour désignera un médiateur, conformément, le cas échéant, au choix des parties, dans les conditions prévues par les articles L. 213-7 et suivants du code de justice administrative.

Article 4 : Dans le cas où l'accord de l'ensemble des parties n'est pas recueilli, ou dans l'hypothèse où cette médiation n'aboutit pas dans le délai qui sera imparti par la Cour, le président de la Cour désignera un expert, avec pour mission :

1°) de se faire communiquer tous documents utiles ;

2°) d'évaluer, au vu des justificatifs fournis par la société Nature Collective, le montant du manque à gagner effectivement subi, suivant les modalités définies par les motifs du présent arrêt.

Article 5 : L'expert accomplira sa mission, au contradictoire de l'ensemble des parties présentes à l'instance, dans les conditions prévues par les articles R. 621-2 à R. 621-14 du code de justice administrative. Il souscrira la déclaration sur l'honneur prévue à l'article R. 621-3. Il déposera son rapport, dans les conditions prévues par les articles R. 621-9 et R. 621-5-1, et en notifiera copie aux parties, dans le délai fixé par la présidente de la Cour.

Article 6 : Tous les droits et moyens sur lesquels il n'est pas expressément statué par le présent arrêt sont réservés.

Article 7 : Le présent arrêt sera notifié à la société Nature Collective et à l'établissement public d'hébergement de personnes âgées dépendantes " Le Château de Beaurecueil ".

Délibéré après l'audience du 30 septembre 2024, où siégeaient :

- M. Alexandre Badie, président,

- M. Renaud Thielé, président-assesseur,

- Mme Isabelle Ruiz, première conseillère.

Rendu public par mise à disposition au greffe le 14 octobre 2024.

N° 22MA01469 2


Synthèse
Tribunal : Cour administrative d'appel de MARSEILLE
Formation : 6ème chambre
Numéro d'arrêt : 22MA01469
Date de la décision : 14/10/2024
Type de recours : Plein contentieux

Analyses

39-08-03 Marchés et contrats administratifs. - Règles de procédure contentieuse spéciales. - Pouvoirs et obligations du juge.


Composition du Tribunal
Président : M. THIELÉ
Rapporteur ?: Mme Isabelle GOUGOT
Rapporteur public ?: M. POINT
Avocat(s) : SELARL CHANON LELEU ASSOCIES

Origine de la décision
Date de l'import : 20/10/2024
Fonds documentaire ?: Legifrance
Identifiant URN:LEX : urn:lex;fr;cour.administrative.appel;arret;2024-10-14;22ma01469 ?
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