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23/02/2024 | FRANCE | N°22MA02866

France | France, Cour administrative d'appel, 2ème chambre, 23 février 2024, 22MA02866


Vu la procédure suivante :



Procédure contentieuse antérieure :



La société par actions simplifiée (SAS) Eugenia gestion, représentée par Me Roussel, liquidateur, la société anonyme à responsabilité limitée (SARL) Pearl capital management et M. A... B... ont demandé au tribunal administratif de Bastia de condamner la collectivité de Corse, venant aux droits du département de la Haute-Corse, à verser respectivement à Me Roussel, en sa qualité de liquidateur de la SAS Eugenia Gestion, à la SARL Pearl Capital Management et à M. B...

les sommes de 5 157 040,70 euros, de 1 500 000 euros et de 44 250 euros, à titre d'indemnité...

Vu la procédure suivante :

Procédure contentieuse antérieure :

La société par actions simplifiée (SAS) Eugenia gestion, représentée par Me Roussel, liquidateur, la société anonyme à responsabilité limitée (SARL) Pearl capital management et M. A... B... ont demandé au tribunal administratif de Bastia de condamner la collectivité de Corse, venant aux droits du département de la Haute-Corse, à verser respectivement à Me Roussel, en sa qualité de liquidateur de la SAS Eugenia Gestion, à la SARL Pearl Capital Management et à M. B... les sommes de 5 157 040,70 euros, de 1 500 000 euros et de 44 250 euros, à titre d'indemnités en réparation des préjudices qu'ils estiment avoir subis en raison de l'illégalité de la décision du 3 mai 2016 du président du conseil départemental de la Haute-Corse refusant d'habiliter la SAS Eugenia Gestion à l'aide sociale.

Par une ordonnance n° 1801040 du 28 février 2020, le président de la 1ère chambre du tribunal administratif de Bastia a donné acte du désistement des requérants.

Par un arrêt n° 20MA01730 du 12 novembre 2020, la cour administrative d'appel de Marseille a annulé cette ordonnance et renvoyé l'affaire devant le tribunal administratif de Bastia.

Par un jugement n° 2001239 du 22 septembre 2022, le tribunal administratif de Bastia a rejeté la demande de la SAS Eugenia gestion, de la SARL Pearl Capital Management et de M. B....

Procédure devant la cour :

Par une requête, enregistrée le 22 novembre 2022, la société d'exercice libéral à responsabilité limitée (SELARL) Etude Balincourt, en sa qualité de mandataire judiciaire de la SAS EugeniaG, la SARL Pearl Capital Management et M. B..., représentés par Me Grech, demandent à la cour :

1°) d'annuler le jugement du 22 septembre 2022 du tribunal administratif de Bastia ;

2°) de condamner la collectivité de Corse à payer respectivement à la SELARL Etude Balincourt, à la SARL Pearl Capital Management et à M. B... les sommes de 5 157 040,70 euros, 1 500 000 euros et 44 250 euros ;

3°) de mettre à la charge de la collectivité de Corse le versement de la somme de 10 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Ils soutiennent que :

- le jugement est insuffisamment motivé ;

- la société Pearl Capital Management est valablement représentée par M. B... depuis le dessaisissement de son mandataire liquidateur, la société Eugenia Gestion étant quant à elle représentée par la SELARL Etude Balincourt, liquidateur judiciaire ;

- en refusant illégalement l'habilitation à l'aide sociale, la collectivité de Corse a commis une faute engageant sa responsabilité ;

- les nouveaux motifs invoqués par la collectivité de Corse pour justifier sa décision de refus d'habilitation sont inopérants, et sont en tout état de cause infondés ;

- les dispositions des articles L. 313-8-1 et L. 313-9 du code de l'action sociale et des familles, qui prévoient les motifs pour lesquels l'habilitation à l'aide sociale peut être refusée, ne sauraient en tout état de cause être invoquées ;

- le refus d'habilitation à l'aide sociale a empêché d'atteindre un taux d'occupation permettant d'assurer un équilibre financier des sociétés Eugenia Gestion et Pearl Capital Management ;

- l'illégalité fautive commise par le département a privé la société Eugenia du bénéfice qu'elle aurait dû tirer de l'exploitation de 22 lits supplémentaires, et a abouti à sa liquidation judiciaire ;

- la société Eugenia est fondée à obtenir le versement des sommes de 3 524 676 euros, correspondant aux arriérés d'aides sociales qu'elle aurait dû percevoir depuis l'exercice 2013, et de 1 632 364 euros, au titre des travaux de réhabilitation réalisés ;

- à supposer même que le refus d'habilitation à l'aide sociale ne soit pas la seule cause de la mise en liquidation de la société Eugenia Gestion, ce refus lui a fait perdre une chance d'obtenir la validation du plan de continuation ; elle a droit en tout état de cause à l'indemnisation d'un manque à gagner ;

- la disparition de la société Eugenia Gestion a eu des conséquences sur son principal associé, la SARL Pearl Capital Management, qui subit un préjudice au titre de la perte de valeur des titres de la société Eugenia qu'elle détenait et la perte de valeur du fonds de commerce, lequel doit être indemnisé à hauteur de 1 500 000 d'euros ;

- en sa qualité de président de la société Eugenia Gestion, M. B... a droit à être indemnisé de la perte de rémunération subie en sa qualité de président de la société Eugenia Gestion et de la perte de valeur des parts sociales qu'il détenait dans le capital de la SARL Pearl Capital Management, à hauteur de la somme de 44 250 euros ;

- la demande d'expertise présentée par la collectivité de Corse est injustifiée et dépourvue d'utilité.

Par un mémoire en défense, enregistré le 21 avril 2023, la collectivité de Corse, représentée par Me Muscatelli, conclut :

1°) à titre principal, au rejet de la requête ;

2°) à titre subsidiaire, à ce qu'il soit, d'une part, enjoint avant-dire droit à la SELARL Etude Balincourt de produire le rapport remis par le mandataire judiciaire de la société Eugenia Gestion à l'audience du 28 mars 2017 du tribunal de commerce de Bastia ; d'autre part, au rejet de la requête ;

3°) à titre infiniment subsidiaire, à ce qu'un expert judiciaire soit désigné afin d'évaluer les préjudices invoqués par les requérants ;

4°) en tout état de cause, à ce que soit mise à la charge des requérants la somme de 3 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Elle fait valoir que :

- la SARL Pearl Capital Management, qui a été radiée du registre du commerce et des sociétés, ne justifie pas de sa capacité à agir devant le tribunal, dès lors qu'elle a introduit seule son recours alors qu'elle était placée en redressement judiciaire ;

- elle ne justifie pas de sa capacité à agir devant la cour, dès lors que la procédure de liquidation judiciaire a été clôturée, qu'elle a été radiée du registre du commerce et des sociétés et qu'aucun mandataire ad hoc n'a été désigné pour la représenter ;

- elle peut utilement se prévaloir de nouveaux motifs de nature à justifier légalement une nouvelle décision de refus d'habilitation à l'aide sociale ;

- le département de la Haute-Corse était en droit de refuser la demande présentée par la société Eugenia Gestion dès lors que les habilitations octroyées à d'autres établissements n'étaient pas caduques et qu'aucun de ces établissements n'a renoncé à des lits ;

- la société Eugenia Gestion ne respectait pas les dispositions de l'article L. 313-8 du code de l'action sociale et des familles, dès lors que le versement des sommes au titre de l'habilitation à l'aide sociale aurait servi à payer ses créances ;

- le changement de gouvernance intervenu en 2013 au sein de la société Eugenia Gestion s'est fait en méconnaissance des dispositions de l'article L. 313-1 du code de l'action sociale et des familles ;

- la société Eugenia Gestion ne justifie pas avoir déposé un dossier de demande d'habilitation comportant les pièces justificatives requises, tel qu'un budget prévisionnel ;

- elle ne présentait pas les garanties morales, techniques et financières conformément aux articles L. 313-4, L. 313-8 et L. 313-8-1 du code de l'action sociale et des familles ;

- le budget de la collectivité ne lui permettait pas de prendre en charge le coût de l'habilitation à l'aide sociale demandée par la SAS Eugenia Gestion ;

- aucun lien de causalité direct n'est démontré entre l'illégalité de la décision du 3 mai 2016 et les préjudices invoqués ;

- la société Eugenia Gestion n'a été privée d'aucune chance sérieuse d'obtenir une habilitation et n'a pas présenté de dossier en vue de présenter sa demande ;

- à supposer même que le département aurait fait droit à la demande de la société Eugenia Gestion, la mise en liquidation judiciaire de la société n'aurait pas pu être évitée ;

- les travaux de réhabilitation réalisés sont étrangers à l'octroi de l'habilitation à l'aide sociale ; leur coût n'est en outre pas justifié ;

- le manque à gagner invoqué par la société Eugenia Gestion n'est pas établi, de même que les préjudices invoqués par la SARL Pearl Capital Management et M. B... ;

- les créances réclamées au titre des arriérés d'aide sociale antérieurs au 1er janvier 2014 et des travaux de réhabilitation sont prescrites ;

- dans l'hypothèse où les requérants apparaîtraient fondés à solliciter une indemnisation, une expertise permettant d'établir et de chiffrer contradictoirement les préjudices doit être ordonnée.

Vu les autres pièces du dossier.

Vu :

- le code de l'action sociale et des familles ;

- le code général des collectivités territoriales ;

- le code de justice administrative.

Les parties ont été régulièrement averties du jour de l'audience.

Ont été entendus au cours de l'audience publique :

- le rapport de M. Danveau,

- les conclusions de M. Gautron, rapporteur public,

- et les observations de Me Grech, représentant la SELARL Etude Balincourt, la SARL Pearl Capital Management et M. B..., et Me Giansily, représentant la collectivité de Corse.

Considérant ce qui suit :

1. Par un arrêté du 30 novembre 1990, le président du conseil général du département de la Haute-Corse a autorisé, pour une durée de trois ans, la création d'une maison de retraite dénommée " Eugenia " de 15 lits, située sur le territoire de la commune de San Nicolao. Par un arrêté du préfet de la Haute-Corse et du président du conseil général du département de la Haute-Corse du 24 septembre 2004, une autorisation d'extension a été accordée, ainsi que la transformation de la résidence Eugenia en établissement d'hébergement pour personnes âgées dépendantes (EHPAD), d'une capacité totale de 90 lits. Le président de la société Eugenia Gestion a adressé le 10 décembre 2015 une demande au département de la Haute-Corse afin de solliciter une redistribution des lits habilités à l'aide sociale entre les établissements du département de la Haute-Corse et une habilitation de 20 lits supplémentaires à l'aide sociale. Cette demande, réitérée le 6 avril 2016, a été rejetée par une décision du 3 mai 2016 du président du conseil départemental, au motif que l'assemblée délibérante avait décidé, par délibération du 10 décembre 2009, de ne plus accorder d'habilitation à l'aide sociale aux établissements existants gérés par des structures à but lucratif. Par un jugement n° 1600811 du 21 décembre 2017 devenu définitif, le tribunal administratif de Bastia a annulé cette décision.

2. Par un courrier du 19 juillet 2018, la société par actions simplifiée (SAS) Eugenia Gestion, la société anonyme à responsabilité limitée (SARL) Pearl Capital Management, qui détient 99 % des parts sociales de la SAS Eugenia Gestion, et M. B..., en sa qualité de président de la SAS Eugenia Gestion ont adressé une demande indemnitaire préalable en vue d'obtenir la réparation des préjudices résultant de l'illégalité fautive de la décision du 3 mai 2016. Cette demande a cependant été rejetée par un courrier du 14 août 2018 de la collectivité de Corse, substituée au département de la Haute-Corse à compter du 1er janvier 2018. La société d'exercice libéral à responsabilité limitée (SELARL) Etude Balincourt, en sa qualité de mandataire judiciaire de la SAS Eugenia Gestion, la SARL Pearl Capital Management et M. B... font appel du jugement du 22 septembre 2022 par lequel le tribunal administratif de Bastia a rejeté leur demande tendant à l'indemnisation de leurs préjudices, soit 5 157 040,70 euros pour la SELARL Etude Balincourt, 1 500 000 euros pour la SARL Pearl Capital Management et 44 250 euros pour M. B....

Sur la régularité du jugement :

3. Le moyen tiré de ce que le tribunal, aurait, selon les requérants, jugé de manière erronée que le président du conseil départemental de la Haute-Corse n'était pas tenu de délivrer l'habilitation à l'aide sociale sollicitée et que la société Eugenia Gestion ne justifiait pas d'une perte de chance d'obtenir cette habilitation et d'assurer la continuité de son activité relève du bien-fondé du jugement et non de sa régularité. Dans ces conditions, le moyen tiré de l'insuffisance de motivation du jugement doit être écarté.

Sur le bien-fondé du jugement :

En ce qui concerne la responsabilité :

4. En l'espèce, l'illégalité pour erreur de droit de la décision du 3 mai 2016 du président du conseil départemental de la Haute-Corse a été constatée par un jugement du tribunal administratif de Bastia du 21 décembre 2017, passé en force de chose jugée, au motif qu'elle était fondée sur une délibération du conseil général du 10 décembre 2009 qui avait décidé, en méconnaissance des dispositions de l'article L. 312-1 du code de l'action sociale et des familles, de ne plus accorder d'habilitation à l'aide sociale aux établissements gérés par des structures à but lucratif. Cette illégalité constitue une faute de nature à engager la responsabilité de la puissance publique, pour autant qu'elle entraîne un préjudice direct et certain.

En ce qui concerne la demande de la SELARL Etude Balincourt, mandataire judicaire de la SAS Eugenia Gestion :

5. D'une part, aux termes du I de l'article L. 312-1 du code de l'action sociale et des familles dans sa rédaction applicable au litige : " Sont des établissements et services sociaux et médico-sociaux, au sens du présent code, les établissements et les services, dotés ou non d'une personnalité morale propre, énumérés ci-après : (...) 6° Les établissements et les services qui accueillent des personnes âgées (...) ". Aux termes de l'article L. 313-6 de ce code, l'autorisation de création, de transformation et d'extension d'établissements ou de services sociaux et médico-sociaux relevant de l'article L. 312-1, ou son renouvellement valent, sauf mention contraire, habilitation à recevoir des bénéficiaires de l'aide sociale.

6. D'autre part, aux termes des deux premiers alinéas de l'article L. 313-8 : " L'habilitation et l'autorisation mentionnées au troisième alinéa de l'article L. 313-6 peuvent être refusées pour tout ou partie de la capacité prévue, lorsque les coûts de fonctionnement sont manifestement hors de proportion avec le service rendu ou avec ceux des établissements fournissant des services analogues. / Il en est de même lorsqu'ils sont susceptibles d'entraîner, pour les budgets des collectivités territoriales, des charges injustifiées ou excessives, compte tenu d'un objectif annuel ou pluriannuel d'évolution des dépenses délibéré par la collectivité concernée en fonction de ses obligations légales, de ses priorités en matière d'action sociale et des orientations des schémas départementaux mentionnés à l'article L. 312-5. " Aux termes de l'article L. 313-8-1 : " L'habilitation à recevoir des bénéficiaires de l'aide sociale peut être assortie d'une convention. / L'habilitation précise obligatoirement : 1° Les catégories de bénéficiaires et la capacité d'accueil de l'établissement ou du service ; 2° Les objectifs poursuivis et les moyens mis en œuvre ; 3° La nature et la forme des documents administratifs, financiers et comptables, ainsi que les renseignements statistiques qui doivent être communiqués à la collectivité publique. / Lorsqu'elles ne figurent pas dans l'habilitation, doivent figurer obligatoirement dans la convention les dispositions suivantes : 1° Les critères d'évaluation des actions conduites ; 2° La nature des liens de la coordination avec les autres organismes à caractère social, médico-social et sanitaire ; 3° Les conditions dans lesquelles des avances sont accordées par la collectivité publique à l'établissement ou au service ; / (...) / L'établissement ou le service habilité est tenu, dans la limite de sa spécialité et de sa capacité autorisée, d'accueillir toute personne qui s'adresse à lui. ".

7. Enfin, l'article L. 313-9 prévoit que " L'habilitation à recevoir des bénéficiaires de l'aide sociale peut être retirée pour des motifs fondés sur : 1° L'évolution des objectifs et des besoins sociaux et médico-sociaux fixés par le schéma régional de santé ou le schéma applicable en vertu de l'article L. 312-4 ; 2° La méconnaissance d'une disposition substantielle de l'habilitation ou de la convention ; 3° La disproportion entre le coût de fonctionnement et les services rendus ; 4° La charge excessive, au sens des dispositions de l'article L. 313-8, qu'elle représente pour la collectivité publique ou les organismes assurant le financement (...) ".

8. Les requérants soutiennent qu'en refusant illégalement d'accorder, à la résidence de retraite " Eugenia ", l'habilitation de vingt lits à l'aide sociale, le département de la Haute-Corse a privé la SAS Eugenia Gestion de recettes d'exploitation. Ils ajoutent que cette privation a entraîné des difficultés financières et a abouti à sa liquidation judiciaire le 4 juillet 2017, alors que son chiffre d'affaires avait progressé de manière constante entre 2013 et 2016.

9. Il résulte toutefois de l'instruction que la SAS Eugenia Gestion, qui avait adressé sa demande d'habilitation au département de la Haute-Corse par lettre du 10 décembre 2015, a été placée en redressement judiciaire par jugement du tribunal de commerce de Bastia du 5 avril 2016, au regard de l'état constaté de cessation de paiement. Cette situation résulte en particulier d'une créance de loyers impayés à compter du deuxième trimestre de l'année 2013 jusqu'au 1er trimestre de l'année 2016, pour un montant, arrêté au 5 avril 2016, de 1 759 770 euros. Les bailleurs de la SAS Eugenia Gestion, refusant toute remise de dette, ont assigné la société devant le tribunal de commerce. Par un jugement du 9 mai 2017, le tribunal de commerce de Bastia, qui fait état d'un passif de 4 millions d'euros et d'un besoin en fonds de roulement de 350 000 euros à 400 000 euros, et souligne le conflit avec les propriétaires sur les loyers impayés, a rejeté le plan de redressement présenté par la SAS Eugenia Gestion et a approuvé le plan de cession totale de l'entreprise au profit de la société Clinéo. La liquidation judiciaire de la société a été prononcée par un jugement du 4 juillet 2017 du même tribunal. A l'occasion de son appel introduit contre cette décision de placement en liquidation judiciaire, la SAS Eugenia Gestion a reconnu elle-même que son état de cessation de paiement et l'ouverture d'une procédure collective avaient pour cause les loyers à verser en vertu des baux commerciaux conclus. Il résulte également de l'instruction que par un jugement du 3 octobre 2019, le tribunal de commerce de Paris a fixé au passif de la société Pearl Capital Management, qui détenait 99 % des titres de la SAS Eugenia Gestion, une somme de 540 000 euros consentie en 2013 à titre de caution d'un prêt à la SAS Eugenia Gestion, que cette dernière aurait dû rembourser avant le 31 mars 2016. Si les requérants se prévalent que le chiffre d'affaires a augmenté de manière régulière entre 2012 et 2016, il n'est pas contesté que les capitaux propres et le résultat d'exploitation de la société étaient négatifs depuis l'exercice 2012, et que le résultat net était très déficitaire notamment en 2012, 2015 et 2016, ce qui est confirmé par les bilans comptables produits. Ainsi, l'ensemble de ces éléments est de nature à démontrer que la SAS Eugenia Gestion rencontrait d'importantes difficultés financières bien avant sa demande d'habilitation de 20 nouveaux lits à l'aide sociale. Celles-ci, caractérisées en particulier par des créances significatives, doivent être regardées comme étant à l'origine exclusive de sa cessation d'activité, sans qu'ait eu d'incidence le refus litigieux opposé par le président du conseil départemental de la Haute-Corse.

10. En outre, si la SELARL Etude Balincourt sollicite le versement d'une somme de 1 632 364 euros correspondant à des travaux de réhabilitation de ses bâtiments réalisés en 2014, ces travaux, qui ne sont étayés par aucune pièce justificative, ont seulement eu pour objet de mettre la résidence " Eugenia " en conformité avec les normes en vigueur et sont étrangers à la demande d'habilitation à l'aide sociale présentée le 10 décembre 2015.

11. Dans ces conditions, et alors qu'il ne résulte d'aucune des dispositions précitées du code de l'action sociale et des familles que le président du conseil départemental était en situation de compétence liée pour délivrer l'autorisation en cause, les premiers juges ont pu, à bon droit, estimer que l'illégalité fautive de la décision litigieuse du 3 mai 2016 est dénuée de tout lien de causalité avec les préjudices invoqués. Pour les mêmes motifs, il n'est pas davantage établi que la SAS Eugenia Gestion disposait d'une chance sérieuse de se voir accorder l'habilitation sollicitée, et que celle-ci, dans l'hypothèse où elle lui aurait été délivrée, lui aurait permis d'obtenir la validation de son plan de redressement et d'éviter ainsi la liquidation judiciaire. Par suite, la demande d'indemnisation des préjudices dont la SELARL Etude Balincourt, en sa qualité de mandataire judiciaire de la SAS Eugenia Gestion, sollicite la réparation à hauteur de la somme totale de 5 157 040,70 euros, doit être rejetée.

En ce qui concerne la demande de la SARL Pearl Capital Management :

12. La SARL Pearl Capital Management soutient que la disparition de la SAS Eugenia Gestion, dont elle détenait 99 % des titres, a engendré des difficultés économiques et lui a fait perdre une chance de revendre à un prix intéressant ses participations et le fonds de commerce constitué par la résidence de retraite " Eugenia ". Toutefois, il résulte des motifs exposés aux points 9 à 11 que la liquidation judiciaire de la société Eugenia Gestion n'est pas imputable à l'illégalité de la décision du 3 mai 2016 portant refus d'habilitation à recevoir des bénéficiaires de l'aide sociale sur les 20 lits demandés, mais résulte des difficultés financières rencontrées par la société au moins depuis l'année 2013. Par suite, et sans qu'il soit besoin de se prononcer sur la fin de non-recevoir opposée en défense, la demande d'indemnisation des préjudices présentée par la SARL Pearl Capital Management, évaluée à hauteur de 1 500 000 euros, doit être rejetée.

En ce qui concerne la demande de M. B... :

13. M. B... soutient qu'il a subi un préjudice évalué à la somme totale de 30 000 euros, correspondant à la perte des revenus qu'il percevait en sa qualité de président de la SAS Eugenia Gestion. Il résulte de l'instruction que le plan de cession totale de la SAS Eugenia Gestion au profit de la société Clinéo, approuvé par le jugement du 9 mai 2017 du tribunal de commerce de Bastia, prévoyait la reprise de l'ensemble des contrats de travail à l'exception de celui du président-directeur de la société. Toutefois, le préjudice ainsi allégué est, pour les mêmes motifs que ceux exposés aux points précédents, sans lien de causalité avec la décision litigieuse du 3 mai 2016, mais résulte de la situation financière de la SAS Eugenia Gestion, laquelle s'est dégradée, pour les raisons évoquées, jusqu'à sa liquidation judiciaire en 2017. Il en va de même du préjudice, évalué à la somme de 14 250 euros, lié à l'apport en capital effectué auprès de la SARL Pearl Capital Management, dont la liquidation judiciaire n'est pas davantage imputable au refus d'habilitation en cause mais est consécutive à celle de la SAS Eugenia Gestion. Par suite, la demande présentée par M. B... tendant à l'indemnisation de ces préjudices doit être rejetée.

14. Ainsi, et sans qu'il soit besoin, d'une part, de se prononcer sur la recevabilité de la demande de première instance et sur l'exception de prescription quadriennale, d'autre part, d'enjoindre à la SELARL Etude Balincourt de produire avant-dire droit le rapport du mandataire judiciaire remis au tribunal de commerce lors de l'audience du 28 mars 2017, enfin, d'ordonner l'expertise sollicitée à titre subsidiaire par la collectivité de Corse, il résulte de tout ce qui précède que les requérants ne sont pas fondés à soutenir que c'est à tort que, par le jugement attaqué, le tribunal administratif de Bastia a rejeté leur demande.

Sur les frais liés au litige :

15. Les dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative font obstacle à ce que soit mise à la charge de la collectivité de Corse, qui n'est pas dans la présente instance la partie perdante, la somme demandée par les requérants, au titre des frais exposés par eux et non compris dans les dépens. En revanche, il n'y a pas lieu, dans les circonstances de l'espèce, de mettre à la charge des requérants la somme demandée par la collectivité de Corse, au même titre.

D E C I D E :

Article 1er : La requête de la SELARL Etude Balincourt, de la SARL Pearl Capital Management et de M. B... est rejetée.

Article 2 : Les conclusions de la collectivité de Corse présentées sur le fondement des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative sont rejetées.

Article 3 : Le présent arrêt sera notifié à la société d'exercice libéral à responsabilité limitée Etude Balincourt, en sa qualité de mandataire judiciaire de la SAS Eugenia Gestion, à la société anonyme à responsabilité limitée Pearl Capital Management, à M. A... B... et à la collectivité de Corse.

Délibéré après l'audience du 8 février 2024, où siégeaient :

- Mme Fedi, présidente de chambre,

- Mme Rigaud, présidente assesseure,

- M. Danveau, premier conseiller.

Rendu public par mise à disposition au greffe, le 23 février 2024.

N°22MA02866


Synthèse
Tribunal : Cour administrative d'appel de MARSEILLE
Formation : 2ème chambre
Numéro d'arrêt : 22MA02866
Date de la décision : 23/02/2024
Type de recours : Excès de pouvoir

Analyses

60-01-04-02 Responsabilité de la puissance publique. - Faits susceptibles ou non d'ouvrir une action en responsabilité. - Responsabilité et illégalité. - Illégalité n'engageant pas la responsabilité de la puissance publique.


Composition du Tribunal
Président : Mme FEDI
Rapporteur ?: M. Nicolas DANVEAU
Rapporteur public ?: M. GAUTRON
Avocat(s) : SELARL NEVEU, CHARLES & ASSOCIES - AVOCATS

Origine de la décision
Date de l'import : 03/03/2024
Fonds documentaire ?: Legifrance
Identifiant URN:LEX : urn:lex;fr;cour.administrative.appel;arret;2024-02-23;22ma02866 ?
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