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17/04/2023 | FRANCE | N°21MA00669

France | France, Cour administrative d'appel de Marseille, 6ème chambre, 17 avril 2023, 21MA00669


Vu la procédure suivante :

Procédure contentieuse antérieure :

Le centre hospitalier intercommunal de Toulon - La Seyne-sur-Mer a demandé au tribunal administratif de Toulon de condamner solidairement la société par actions simplifiée Brunet Saunier Architecture, la société à responsabilité limitée Unité d'Architecture JC, la société par actions simplifiée EDEIS, venant aux droits et obligations de la société Lavalin, venant elle-même aux droits de la société SIRR Ingénierie, et la société à responsabilité limitée Christine et Michel Pena, à lui payer

la somme de 3 351 046,04 euros toutes taxes comprises à parfaire, assortie des intérêts...

Vu la procédure suivante :

Procédure contentieuse antérieure :

Le centre hospitalier intercommunal de Toulon - La Seyne-sur-Mer a demandé au tribunal administratif de Toulon de condamner solidairement la société par actions simplifiée Brunet Saunier Architecture, la société à responsabilité limitée Unité d'Architecture JC, la société par actions simplifiée EDEIS, venant aux droits et obligations de la société Lavalin, venant elle-même aux droits de la société SIRR Ingénierie, et la société à responsabilité limitée Christine et Michel Pena, à lui payer la somme de 3 351 046,04 euros toutes taxes comprises à parfaire, assortie des intérêts légaux capitalisés.

Par un jugement n° 1800010 du 16 décembre 2020, le tribunal administratif de Toulon a rejeté cette demande.

Procédure devant la Cour :

Par une requête, enregistrée le 16 février 2021, et trois mémoires récapitulatifs enregistrés le 29 juin 2021, le 4 avril 2022 et le 5 juillet 2022, le centre hospitalier de Toulon - La Seyne-sur-Mer, représenté par la SELARL Abeille et Associés, demande à la Cour :

1°) d'annuler ce jugement ;

2°) avant dire droit, de prescrire une expertise en vue de décrire l'évolution des désordres et d'actualiser le montant des travaux de réparation ;

3°) de condamner in solidum les membres du groupement de maîtrise d'œuvre à lui payer la somme de 3 997 569,44 euros toutes taxes comprises, à parfaire, " avec intérêts légaux capitalisés à compter de la date de la présente requête " ;

4°) de mettre à la charge des membres de ce groupement les dépens de l'instance ainsi que la somme de 5 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Le centre hospitalier soutient que :

- le tribunal administratif ne pouvait rejeter sa demande en raison de l'insuffisance du rapport d'expertise ;

- il y a lieu de prescrire un complément d'expertise pour constater l'évolution des désordres, actualiser le coût des travaux de réparation et dire si, compte tenu de l'évolution des techniques, il n'existe pas de meilleure solution technique pour mettre fin aux désordres ;

- il est recevable à solliciter qu'une expertise soit prescrite en appel ;

- le caractère définitif du décompte général ne fait pas obstacle à ce qu'il présente une demande indemnitaire sur le fondement de la garantie décennale ;

- les conditions d'engagement de la garantie décennale des constructeurs sont réunies ;

- les désordres rendant l'ouvrage impropre à sa destination sont actuels ;

- il n'est pas responsable de ces désordres ;

- il est fondé à solliciter la condamnation in solidum des constructeurs ;

- subsidiairement, il est fondé à engager la responsabilité contractuelle du groupement de maîtrise d'œuvre pour manquement à son devoir de conseil au maître de l'ouvrage au moment des opérations de réception ;

- le groupement a également manqué à son devoir de surveillance durant l'exécution des travaux ;

- la demande tendant à l'annulation du rapport d'expertise est irrecevable ;

- l'expertise est régulière ;

- son préjudice est établi ;

- si son assureur est subrogé dans ses droits à hauteur des travaux de réparation qu'il a financés, il a droit à être indemnisé de son préjudice propre, qui correspond au coût d'une reprise globale ;

- le coût des travaux chiffré par l'expert doit être actualisé en fonction de l'indice BT01, ce qui le porte de 3 351 045,97 euros à 3 997 569,44 euros.

Par un mémoire en défense, enregistré le 23 avril 2021, la société EDEIS, représentée par Me Fournier, demande à la Cour :

1°) de confirmer le jugement et de rejeter la requête d'appel ;

2°) de " prononcer l'annulation " du rapport d'expertise déposé le 20 mai 2015 ;

3°) subsidiairement, de rejeter les demandes du centre hospitalier et des sociétés par actions simplifiées Travaux du Midi Provence et Travaux du Midi Var, et de la mettre hors de cause ;

4°) plus subsidiairement, si une condamnation devait être prononcée à son encontre, de condamner la société Travaux du Midi Provence, la société Travaux du Midi Var, la société par actions simplifiée Socotec Construction et les sociétés Brunet Saunier Architecture et Unité d'Architecture JC à la garantir de toute condamnation ;

5°) de mettre à la charge du centre hospitalier la somme de 10 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

La société EDEIS soutient que :

- la demande d'expertise présentée par le centre hospitalier est nouvelle en appel, et donc irrecevable ;

- cette demande est infondée ;

- le rapport d'expertise se fonde sur des pièces reçues par l'expert et qui n'ont pas été soumises au contradictoire ;

- l'expert a outrepassé sa mission ;

- elle est fondée à appeler en garantie les autres constructeurs ;

- les désordres futurs ne présentent un caractère décennal que s'il est apporté la preuve qu'ils se réaliseront de manière certaine dans le délai d'épreuve de dix ans ;

- cette preuve n'est pas apportée ;

- ce sont les bardages aluminium lisse qui ont été la cause déterminante du désordre ;

- ce désordre ne lui est pas imputable ;

- c'est la société Dumez qui a supporté le coût des travaux de reprise ;

- c'est le maître de l'ouvrage qui a opté pour la solution technique retenue ;

- la solution préconisée par l'expert avait fait l'objet d'un avis défavorable de la part du bureau de contrôle ;

- l'action de la société Travaux du Midi Provence et de la société Travaux du Midi Var à l'encontre du cabinet Unité d'Architecture JC est infondée ;

- seul l'architecte et le contrôleur technique sont responsables du choix du bardage, qui est à l'origine des désordres ;

- ils devront donc la garantir de toute condamnation.

Par un mémoire, enregistré le 7 mai 2021, la société Socotec Construction, venant aux droits et aux obligations de la société Socotec France, représentée par Me Tertian, demande à la Cour :

1°) à titre principal, de rejeter les demandes de la société EDEIS et des autres constructeurs dirigées contre elle comme irrecevables ;

2°) subsidiairement, de rejeter au fond ces demandes et de la mettre hors de cause ;

3°) plus subsidiairement, de condamner les sociétés Brunet Saunier Architecture, Unité d'Architecture JC, EDEIS et Christine et Michel Pena SARL à la relever et garantir de toute condamnation ;

4°) en tout état de cause, de mettre à la charge de la société EDEIS et de tout succombant la somme de 3 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

La société Socotec Construction soutient que :

- l'action de la société EDEIS à son encontre est prescrite ;

- compte tenu de ses missions, elle n'a pas commis de faute ;

- subsidiairement, elle est fondée à appeler les membres du groupement de maîtrise d'œuvre en garantie.

Par des mémoires, enregistrés les 3 juin 2021 et 9 juin 2022, la société Travaux du Midi, venant aux droits et obligations de la société Travaux du Midi Provence, venant elle-même aux droits et obligations de la société Dumez Méditerranée, la société Travaux du Midi, venant aux droits et obligations de la société Travaux du Midi Var, et la société anonyme Société d'expansion de la Nouvelle Entreprise de Construction (SENEC), toutes trois représentées par Me Engelhard, demandent à la Cour :

1°) de rejeter la requête et de confirmer le jugement ;

2°) de rejeter la demande d'expertise ;

3°) de rejeter l'appel en garantie de la société EDEIS à leur encontre ;

4°) de condamner les sociétés Brunet Saunier Architecture, Unité d'Architecture JC et EDEIS à les relever et garantir de toute condamnation ;

5°) de réformer le jugement en tant qu'il a rejeté leurs demandes, et de condamner la société Unité d'Architecture JC à leur payer la somme de 178 572,30 euros hors taxes ;

6°) de mettre à la charge de tout succombant la somme de 5 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative, outre les dépens.

Les sociétés soutiennent que :

- l'expertise demandée est inutile ;

- la somme de 214 286,76 euros toutes taxes comprises constitue leur préjudice propre et ne peut être incluse dans le préjudice du centre hospitalier ;

- il n'est justifié d'aucun désordre décennal actuel ou qui pourrait apparaître dans un délai prévisible ;

- le maître de l'ouvrage est donc irrecevable à rechercher la responsabilité décennale des constructeurs ;

- les désordres étaient apparents ;

- elles n'ont pas commis de faute ;

- si la responsabilité du maître d'œuvre pour manquement à son devoir de conseil est retenue, leurs manquements éventuels seront jugés sans lien avec les préjudices invoqués ;

- en cas de condamnation, elles devront être garanties par le groupement de maîtrise d'œuvre, seul fautif ;

- elles sont fondées à solliciter la condamnation de la société Unité d'Architecture JC à indemniser leur préjudice propre.

Par un mémoire, enregistré le 30 juillet 2021, la société par actions simplifiée Bureau Veritas Construction, représentée par Me Hugues, demande à la Cour :

1°) de la mettre hors de cause ;

2°) subsidiairement, de confirmer le jugement et de rejeter les demandes présentées à son encontre ;

3°) plus subsidiairement, de condamner in solidum les sociétés Brunet Saunier Architecture, Unité d'Architecture JC, Christine et Michel Pena, EDEIS et Socotec à la garantir de toute condamnation prononcée à son encontre ;

4°) de mettre à la charge des succombants, in solidum, la somme de 3 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

La société soutient que :

- la mission " LP " relative à la solidité des ouvrages et éléments d'équipement dissociables et indissociables incombait, au sein du groupement de contrôle technique, à la société Socotec ;

- elle doit être mise hors de cause ;

- subsidiairement, l'expertise ne lui est pas opposable ;

- toute action formée à son encontre est prescrite ;

- sa responsabilité ne peut être engagée.

Par un mémoire, enregistré le 27 août 2021, et deux mémoires récapitulatifs enregistrés le 9 juin 2022 et le 11 juillet 2022, la société Brunet Saunier Architecture, la société Unité d'Architecture JC et la société Christine et Michel Pena (dite aussi Pena Paysages), toutes trois représentées par CLL Avocats, agissant par Me Caron, demandent à la Cour :

1°) de confirmer le jugement attaqué et de rejeter toute demande présentée à leur encontre ;

2°) subsidiairement, d'écarter les conclusions du rapport d'expertise, de réduire le montant de l'indemnité et de condamner, solidairement ou à défaut à proportion de leur part de responsabilité, les sociétés Travaux du Midi Provence, Travaux du Midi Var, SENEC, Sape, Socotec et EDEIS à les relever et garantir de toute condamnation prononcée à leur encontre, et de répartir la condamnation à hauteur de la part de responsabilité encourue par les parties condamnées ;

3°) de mettre à la charge du centre hospitalier trois sommes de 5 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Ces sociétés soutiennent que :

- l'expertise sollicitée est inutile ;

- les désordres dont l'indemnisation est demandée ont déjà été indemnisés par l'assureur dommages-ouvrages, qui se trouve donc subrogé dans ses droits ;

- le caractère définitif du décompte du marché de maîtrise d'œuvre rend irrecevable la demande présentée à leur encontre ;

- l'expertise est irrégulière ;

- l'expert n'a pas répondu aux questions posées ;

- il incombait au groupement d'entreprise de travaux d'alerter le maître de l'ouvrage des éventuels risques liés à la mise en œuvre de la solution technique retenue ;

- elles n'ont pas commis de faute ;

- les désordres n'ont pas de caractère décennal et n'en acquerront pas dans un délai prévisible ;

- les désordres ne leur sont pas imputables ;

- les travaux prescrits par l'ordre de service n° 119 ne sont pas indemnisables, s'agissant de travaux supplémentaires devant être rémunérés par le maître de l'ouvrage ;

- le préjudice est surévalué ;

- le centre hospitalier a commis des fautes qui les exonèrent de leur responsabilité ;

- les entreprises Dumez Méditerranée, Travaux du Midi Var, SENEC, SAPE et Socotec ont commis des fautes qui sont à l'origine du préjudice ;

- l'action contre la société Socotec n'est pas prescrite ;

- la société SIRR Ingénierie a commis une faute en validant la variante proposée par le groupement Dumez ;

- les appels en garantie formés à leur encontre sont infondés ;

- l'appel incident des sociétés membres du groupement d'entreprises de travaux est irrecevable.

Par une lettre en date du 6 février 2023, la Cour a informé les parties qu'il était envisagé d'inscrire l'affaire à une audience qui pourrait avoir lieu entre le 15 mars 2023 et le 15 juillet 2023, et que l'instruction était susceptible d'être close par l'émission d'une ordonnance à compter du 20 février 2023.

Par ordonnance du 3 mars 2023, la clôture de l'instruction a été prononcée avec effet immédiat.

Par une lettre en date du 17 mars 2023, les parties ont été informées que l'arrêt à intervenir serait susceptible de se fonder sur les moyens d'ordre public tirés :

- de l'irrecevabilité de la contestation, par les sociétés Brunet Saunier Architecture, Unité d'Architecture JC et Christine et Michel Pena, de la régularité de l'expertise, dès lors que celles-ci n'ont pas formulé de réserve contre la régularité des opérations d'expertise en première instance (CE, 19 mars 1969, Commune de Saint-Maur-des-Fossés, n° 69749) ;

- de ce que, dans l'hypothèse où la situation des sociétés Travaux du Midi Provence, Travaux du Midi Var et SENEC n'est pas aggravée en appel, les conclusions présentées par celles-ci à l'encontre d'autres intimés sont des conclusions d'appel provoqué irrecevables ;

- de ce que les demandes du groupement d'entreprises de travaux présentées à l'encontre des membres du groupement de maîtrise d'œuvre en première instance soulèvent un litige distinct du litige soulevé par le centre hospitalier et étaient donc irrecevables.

Par un mémoire, enregistré le 20 mars 2023, la société Brunet Saunier Architecture, la société Unité d'Architecture JC et la société Christine et Michel Pena SARL ont répondu à ces moyens d'ordre public.

Un mémoire, présenté pour la société SAPE le 27 mars 2023, après clôture de l'instruction, et qui n'a pas pour objet de répondre au moyen d'ordre public, n'a pas été communiqué.

Vu les autres pièces du dossier.

Vu :

- le code civil ;

- le code des assurances ;

- le code de justice administrative.

Les parties ont été régulièrement averties du jour de l'audience.

Ont été entendus au cours de l'audience publique :

- le rapport de M. Renaud Thielé, rapporteur,

- les conclusions de M. François Point, rapporteur public,

- et les observations de Me Durand, pour le centre hospitalier de Toulon - La Seyne-sur-Mer, de Me Chanaron, pour la société EDEIS, de Me Betting substituant Me Caron, pour les sociétés Brunet Saunier Architecture, Unité d'Architecture JC et Christine et Michel Pena, de Me Engelhard, pour la société SENEC et la société Travaux du Midi, de Me Martinez, pour la société Socotec Construction, de Me Ghigot substituant Me Petit, pour la société Bureau Veritas Construction, et de Me François, pour la société SAPE.

Connaissance prise de la note en délibéré enregistrée au greffe le 7 avril 2023 et présentée pour les sociétés Brunet Saunier Architecture, Unité d'Architecture JC et Christine et Michel Pena.

Connaissance prise de la note en délibéré enregistrée au greffe le 12 avril 2023 et présentée pour la société Travaux du Midi et la société SENEC.

Considérant ce qui suit :

1. Par un contrat conclu le 9 janvier 2003, le centre hospitalier de Toulon - La Seyne-sur-Mer a confié à un groupement conjoint composé des sociétés Brunet Saunier Architecture, Unité d'Architecture JC, SIRR Ingénierie, et Christine et Michel Pena SARL, la maîtrise d'œuvre d'une opération de construction de trois nouveaux bâtiments, nommés " TER " (tertiaire, bureaux), " MOC " (médecine générale, obstétrique et chirurgie) et " PSY " (psychiatrie) sur le site de Sainte-Musse. Avant l'achèvement des travaux, des défauts d'étanchéité ont été constatés. Ces désordres ont fait l'objet d'une reprise conformément aux préconisations d'un rapport déposé le 10 mars 2011 par un expert désigné par le juge des référés du tribunal administratif. La réception de l'ouvrage a été prononcée le 25 janvier 2012. Le 2 janvier 2018, le centre hospitalier a saisi le tribunal administratif de Marseille d'une demande tendant à la condamnation, in solidum, des membres du groupement de maîtrise d'œuvre à l'indemniser, à hauteur de 3 351 046,04 euros, du préjudice subi du fait des désordres affectant le bâtiment. Par le jugement attaqué, dont le centre hospitalier relève appel, le tribunal administratif a rejeté cette demande, en estimant, d'une part, que la responsabilité contractuelle des constructeurs ne pouvait plus être engagée du fait de la réception des travaux et, d'autre part, que leur responsabilité décennale ne pouvait pas plus être engagée dès lors qu'il n'était pas établi que les désordres en cause compromettraient la solidité de l'ouvrage ou le rendraient impropre à sa destination dans un délai prévisible.

1. Sur la mise hors de cause :

2. Aucune conclusion n'est présentée en appel à l'encontre de la société Bureau Veritas Construction, à laquelle le jugement ne préjudicie pas. Cette société doit donc être mise hors de cause.

3. Cette même société, n'ayant pas la qualité de partie dans la présente instance, ne peut en conséquence solliciter l'application, à son bénéfice, de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

2. Sur l'expertise réalisée en première instance :

2.1. En ce qui concerne les conclusions de la société EDEIS tendant à l'annulation du rapport d'expertise :

4. Le rapport d'expertise, qui constitue seulement un élément de l'instruction, ne présente pas le caractère d'un acte décisoire susceptible de faire l'objet d'un recours. Dès lors, les conclusions de la société EDEIS tendant à " l'annulation " de ce rapport sont irrecevables.

2.2. En ce qui concerne la régularité de l'expertise :

2.2.1. S'agissant de la contestation soulevée par la société EDEIS :

2.2.1.1. Quant au respect du caractère contradictoire de l'expertise :

5. La société EDEIS soutient que le rapport d'expertise est fondé sur des pièces communiquées par certaines parties et qui n'auraient pas été soumises au contradictoire. Toutefois, la société, qui ne précise pas la nature des pièces en cause ni la manière dont elles auraient été prises en compte par l'expert, n'assortit pas ce moyen des précisions qui permettraient d'en apprécier le bien-fondé. Au demeurant, le centre hospitalier fait valoir, sans être contredit, qu'en tout état de cause, les parties avaient déjà connaissance de ces pièces. Par ailleurs, l'expert n'avait pas l'obligation d'organiser une réunion de synthèse.

2.2.1.2. Quant au respect par l'expert du périmètre de sa mission :

6. La société EDEIS soutient que l'expert est allé au-delà de la mission qui lui avait été confiée.

7. L'ordonnance n° 1103332 du 9 octobre 2012 du juge des référés du tribunal administratif de Toulon a confié à M. D..., de manière générale, la mission de décrire les malfaçons " constatées dans le rapport d'expertise en date du 10 mars 2011 " affectant le complexe d'isolation et d'étanchéité des ouvrages en fournissant les éléments permettant au tribunal de dire si ces malfaçons sont de nature à compromettre la solidité de l'immeuble ou à le rendre impropre à sa destination, d'identifier les causes de ces désordres, et d'indiquer et de chiffrer le montant des travaux de reprise en indiquant les plus-values éventuelles. La mission d'expertise confiée à M. B... lequel a remis son rapport le 10 mars 2011, et à laquelle se réfère ainsi l'ordonnance désignant M. D..., tendait à " constater l'existence (...) des dégradations affectant le complexe d'étanchéité au droit des locaux techniques des toitures ".

8. Contrairement à ce que soutient la société EDEIS, la mission de l'expert D... ne se limitait pas à la question de l'identification de la cause prépondérante du désordre, et de son imputabilité, mais s'étendait à l'ensemble des causes de ce désordre. En outre, si l'expert a examiné l'ensemble des désordres affectant la toiture, et non pas les seules dégradations survenues au droit des locaux techniques, cette circonstance n'est pas de nature à rendre irrégulières ses conclusions. En outre, rien ne s'opposait à ce que l'expert préconisât une solution réparatoire qui n'était pas limitée au pourtour des locaux techniques, dans la mesure où il estimait nécessaire, pour remédier au vice qui était à l'origine des désordres constatés, d'étendre les travaux de reprise. Dès lors qu'elle a été conduite au contradictoire des constructeurs intéressés et du centre hospitalier, la circonstance que l'expertise avait été sollicitée par le groupement d'entreprises de travaux et non par le maître de l'ouvrage ne fait pas obstacle à ce que ce dernier, après la réception des travaux, s'en prévale dans le cadre d'une action en responsabilité décennale.

2.2.1.3. Quant à l'impartialité de l'expert :

9. Aucun élément ne permet d'établir que l'expert aurait manqué à son devoir d'impartialité. Contrairement à ce que soutient la société EDEIS, rien n'indique que son rapport contiendrait des " appréciations calomnieuses " révélant un biais de jugement en faveur des entreprises de travaux. La circonstance que M. D... a travaillé, pendant plusieurs années, pour une société d'architecture qui était la concurrente directe de la société Brunet Saunier Architecture, et a été la rivale malheureuse de cette dernière, ne suffit pas à caractériser un défaut d'impartialité.

2.2.2. S'agissant de la contestation des autres membres du groupement de maîtrise d'œuvre :

10. Aucun texte ni aucun principe n'impose à l'expert de présenter une note de synthèse ou un pré-rapport sur lesquels les parties puissent faire leurs observations. Par ailleurs, les sociétés ne précisent pas quel aspect du rapport d'expertise aurait pu se fonder sur les pièces référencées IPJ-001 à 058, dont elles soutiennent qu'elles n'ont pas été soumises au contradictoire des parties. Pour les mêmes raisons que celles dites précédemment aux points 7 et 8, les sociétés ne sont en outre pas fondées à soutenir que l'expert est allé au-delà de la mission qui lui avait été confiée.

3. Sur la responsabilité décennale des constructeurs :

3.1. En ce qui concerne le cadre juridique :

11. En application des principes dont s'inspirent les articles 1792 à 1792-5 du code civil, est susceptible de voir sa responsabilité engagée de plein droit, avant l'expiration d'un délai de dix ans à compter de la réception des travaux, à raison des dommages qui compromettent la solidité d'un ouvrage ou le rendent impropre à sa destination, toute personne appelée à participer à la construction de l'ouvrage, liée au maître de l'ouvrage par un contrat de louage d'ouvrage ou qui, bien qu'agissant en qualité de mandataire du propriétaire de l'ouvrage, accomplit une mission assimilable à celle d'un locateur d'ouvrage, ainsi que toute personne qui vend, après achèvement, un ouvrage qu'elle a construit ou fait construire.

12. Contrairement à ce que soutient la société EDEIS, ont le caractère de désordres décennaux, outre ceux qui rendent l'ouvrage impropre à sa destination dans le délai d'épreuve de dix ans, les désordres apparus dans le délai décennal et qui acquerront ce caractère dans un délai prévisible, même après l'expiration du délai d'épreuve de dix ans.

3.2. En ce qui concerne l'effet du décompte général définitif :

13. La circonstance que le décompte général du marché de maîtrise d'œuvre est devenu définitif, même postérieurement à l'expertise, ne fait pas obstacle à l'engagement d'une action en responsabilité décennale, dès lors que les conditions d'engagement de cette dernière, et notamment le caractère inapparent des désordres au moment des opérations de réception, sont remplies.

3.3. En ce qui concerne les désordres nos 1 à 3 affectant le complexe d'isolation et d'étanchéité :

14. Le désordre n° 1, identifié par l'expert, correspond aux vices affectant le complexe d'isolation et d'étanchéité protégeant l'ensemble des toitures-terrasses des trois bâtiments " MCO ", " PSY " et " TER ". Les désordres nos 2 et 3 ne constituent pas des désordres autonomes mais correspondent, pour le premier, aux bardages réfléchissants qui ont contribué au désordre n° 1 et, pour le second au coût des travaux de reprise réalisés en vertu de l'ordre de service n° 119 et qui, destinés à corriger le défaut d'isolation et d'étanchéité, se sont révélés inefficaces.

15. Il ressort du rapport de l'expert désigné par le tribunal administratif de Toulon, déposé le 20 mai 2015, que le complexe d'isolation et d'étanchéité, dont la qualité avait été modifiée pour des raisons d'économie, n'était pas en mesure de supporter l'échauffement provenant, par effet de réverbération, des panneaux de façade des locaux techniques, constitués d'un bardage en aluminium naturel lisse qui ont, par un effet de réverbération, fait monter la température des pieds de façade des édicules en toiture, sur une largeur de 1 à 1,5 mètre, à plus de 100°, faisant fondre, au pied des locaux techniques, le polystyrène isolant situé sous le revêtement d'étanchéité, et entraînant l'affaissement et la détérioration de ce revêtement. L'expert, après avoir constaté l'état de détérioration de l'isolant, sujet à un " affaissement quasi-généralisé ", a ainsi estimé " que l'isolation qui couvre les toitures-terrasses [des] trois bâtiments [allait], année après année, lors des périodes estivales, continuer à se désagréger ". Il a précisé, à ce titre, que, dans un premier temps, le défaut d'isolation entraînera des " ponts thermiques " et une déperdition d'énergie et que, dans un second temps, " le revêtement d'étanchéité qui est collé sur ces panneaux [allait] se déchirer et entraîner des dégâts des eaux conséquents ".

16. Toutefois, cette appréciation de l'expert est, en l'état de l'instruction, mise en doute par deux circonstances.

17. D'une part en effet, alors que le phénomène de réverbération décrit par l'expert, et qui constitue selon lui le vice à l'origine des désordres, affecte essentiellement les parties du revêtement situées dans le pourtour des édicules à bardage métallique, l'expert dresse la perspective d'une dégradation généralisée des revêtements des toitures-terrasses, sans s'expliquer sur ce point. Les photographies jointes au procès-verbal de constat d'huissier établi le 18 mars 2021 pour le compte du centre hospitalier montrent également un phénomène de déformation et de bullage affectant les bardeaux bitumés rectangulaires, appelés " shingles ", assurant l'étanchéité des toitures-terrasses, sans que ce phénomène se limite au pied des édicules.

18. En outre, le centre hospitalier, pour accréditer l'idée d'une dégradation du revêtement d'étanchéité soutenue par l'expert, produit divers documents attestant de la prise en charge, par son assureur dommages-ouvrage, de diverses fuites et infiltrations. Toutefois, les sinistres dont ces documents font état trouvent leur origine dans des défauts d'exécution ponctuels dont aucun ne peut être mis en relation avec le défaut de conception évoqué au point 15. Alors qu'à ce jour, plus de dix ans se sont écoulés depuis la réception de l'ouvrage et l'ordonnance prescrivant la réalisation de l'expertise, aucun élément ne vient donc accréditer l'avis de l'expert, selon lequel les désordres en cause acquerraient inéluctablement un caractère décennal.

19. Dans ces incertitudes, il y a lieu, pour la Cour, de prescrire, sur le fondement de l'article R. 625-2 du code de justice administrative, un avis technique destiné à lui préciser, au vu d'un examen des toitures-terrasses, si l'avis de l'expert, tenant à une dégradation inéluctable et généralisée du revêtement d'étanchéité, apparaît corroboré par les faits.

3.4. En ce qui concerne les désordres nos 4 et 5 :

20. Ces " désordres " correspondent, selon l'expert, respectivement, d'une part, à une " plus-value pour traitement du pont thermique le long du rejingot soutenant le bardage en périphérie des locaux techniques (oublié par maîtrise d'œuvre) ", pour un préjudice estimé à 106 240 euros hors taxes et, d'autre part, à une " plus-value pour traitement du pont thermique créé par un oubli de traitement des descentes des eaux pluviales dans la hauteur des bâtiments (erreur de conception) ", pour un préjudice estimé à 68 800 euros hors taxes.

21. Toutefois, si les travaux de reprise nécessitent la réalisation de prestations qui n'étaient pas prévues par le marché initial et qui apportent à l'ouvrage une plus-value, celle-ci doit, en tout état de cause, être déduite du montant de l'indemnisation due au maître d'ouvrage, même si la réalisation de ces prestations est le seul moyen de remédier aux désordres. Les plus-values identifiées par l'expert ne sont donc pas indemnisables.

22. Au demeurant, il ne résulte pas de l'instruction que les ponts thermiques en cause causeraient des effets de déperdition énergétique ou de condensation tels qu'ils rendraient l'ouvrage impropre à sa destination.

3.5. En ce qui concerne le désordre n° 6 :

23. Le préjudice n° 6 évoqué par l'expert correspond à un " préjudice subi par le groupement Dumez pour travaux de démolition et de reconstitution du complexe isolation / étanchéité sur 50 % de la surface traitée en dallettes béton suivant l'OS n° 19 / Travaux non suivis par la Maîtrise d'œuvre ". Toutefois, rien n'indique que ce préjudice, chiffré à 130 275,54 euros hors taxes, aurait été répercuté sur le maître de l'ouvrage, qui ne peut donc en solliciter l'indemnisation.

24. Il résulte de tout ce qui précède, d'une part, que le centre hospitalier de Toulon - La Seyne-sur-Mer n'est pas fondé à soutenir que c'est à tort que, par le jugement attaqué, le tribunal administratif de Toulon a rejeté sa demande tendant à l'indemnisation des préjudices n°s 4 à 6 et, d'autre part, qu'il y a lieu pour la Cour, tous droits et moyens réservés, de prescrire la réalisation d'un avis technique.

D É C I D E :

Article 1er : La société Bureau Veritas Construction est mise hors de cause.

Article 2 : Les conclusions d'appel du centre hospitalier contestant le rejet, par le jugement attaqué, de ses demandes tendant à l'indemnisation du préjudice résultant des désordres n°s 4 à 6 sont rejetées.

Article 3 : Il sera, avant de statuer sur le surplus de la requête du centre hospitalier de Toulon - La Seyne-sur-Mer, demandé, un avis technique à M. E... A..., qui devra indiquer à la Cour si l'évolution de l'état des toitures-terrasses du centre hospitalier confirme, ou au contraire infirme, l'appréciation de l'expert, selon laquelle la dégradation du revêtement d'étanchéité du fait de la chaleur conduira inéluctablement à des fuites ou infiltrations généralisées rendant nécessaire une reprise de l'ensemble des revêtements. Le consultant précisera à quel horizon temporel la survenance de tels désordres peut être attendue.

Article 4 : Le consultant n'est pas tenu d'élaborer son avis dans le cadre d'une procédure contradictoire. Toutefois, dans le cas où il souhaite entendre l'une des parties au procès ou examiner des pièces produites par elle, il devra associer les autres parties au procès à ces auditions ou examen.

Article 5 : Le consultant accomplira sa mission dans les conditions prévues par les articles R. 621-3 à R. 621-6, R. 621-10 à R. 621-12-1, R. 621-14 et R. 625-2 du code de justice administrative.

Article 6 : L'avis sera consigné par écrit et transmis à la Cour dans un délai de quatre mois à compter de la notification du présent arrêt.

Article 7 : Tous droits et moyens des parties sur lesquels il n'est pas statué par le présent arrêt sont réservés.

Article 8 : Le présent arrêt sera notifié au centre hospitalier de Toulon - La Seyne-sur-Mer, à la société Brunet Saunier Architecture, à la société Unité d'Architecture JC, à la société Christine et Michel Pena SARL, à la société EDEIS, à la société Socotec Construction, à la société Bureau Veritas Construction, à la société Travaux du Midi, à la société SENEC et à la société SAPE.

Copie en sera adressée à l'expert, M. C... D... ainsi qu'à M. E... A..., expert désigné comme consultant au titre de l'article R. 625-2 du code de justice administrative.

Délibéré après l'audience du 3 avril 2023, où siégeaient :

- M. Alexandre Badie, président,

- M. Renaud Thielé, président assesseur,

- Mme Jacqueline Marchessaux, première conseillère.

Rendu public par mise à disposition au greffe, le 17 avril 2023.

N° 21MA00669 2


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