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13/02/2023 | FRANCE | N°20MA01709

France | France, Cour administrative d'appel de Marseille, 6ème chambre, 13 février 2023, 20MA01709


Vu la procédure suivante :

Procédure contentieuse antérieure :

L'établissement public Assistance Publique - Hôpitaux de Marseille (AP-HM) a demandé au tribunal administratif de Marseille de condamner in solidum les sociétés Egis Conseil Bâtiments, VCF Management Provence agissant sous l'enseigne Dumez Méditerranée, Atelier Perez Prado et Ingérop Conseil et Ingénierie à lui verser la somme totale de 4 954 999,98 euros toutes taxes comprises décomposée comme suit : une somme totale de 4 200 000 euros toutes taxes comprises au titre des travaux de reprise, frais de m

aîtrise d'œuvre et de contrôle technique compris, une somme de 46 092,98 eu...

Vu la procédure suivante :

Procédure contentieuse antérieure :

L'établissement public Assistance Publique - Hôpitaux de Marseille (AP-HM) a demandé au tribunal administratif de Marseille de condamner in solidum les sociétés Egis Conseil Bâtiments, VCF Management Provence agissant sous l'enseigne Dumez Méditerranée, Atelier Perez Prado et Ingérop Conseil et Ingénierie à lui verser la somme totale de 4 954 999,98 euros toutes taxes comprises décomposée comme suit : une somme totale de 4 200 000 euros toutes taxes comprises au titre des travaux de reprise, frais de maîtrise d'œuvre et de contrôle technique compris, une somme de 46 092,98 euros toutes taxes comprises au titre des investigations financées durant les opérations d'expertise, une somme de 708 907 euros au titre des pertes d'exploitation.

Par un jugement n° 1710354 du 25 février 2020, le tribunal administratif de Marseille a, en premier lieu, condamné solidairement les sociétés Egis Conseil Bâtiments, Travaux du Midi Provence, Ingérop Conseil et Ingénierie et Atelier Perez Prado à verser à l'AP-HM la somme de 3 180 319 euros toutes taxes comprises, en deuxième lieu, condamné la société Egis Conseil Bâtiments à garantir les sociétés Travaux du Midi Provence, Ingérop Conseil et Ingénierie et Atelier Perez Prado à hauteur de 15 % de la condamnation prononcée, en troisième lieu, condamné la société Travaux du Midi Provence à garantir les sociétés Egis Conseil Bâtiments, Ingérop Conseil et Ingénierie et Atelier Perez Prado à hauteur de 20 % de la condamnation prononcée, en quatrième lieu, condamné la société Ingérop Conseil et Ingénierie à garantir les sociétés Egis Conseil Bâtiments, Travaux du Midi Provence et Atelier Perez Prado à hauteur de 20 % de la condamnation prononcée et, en cinquième lieu, condamné la société Atelier Perez Prado à garantir les sociétés Egis Conseil Bâtiments, Travaux du Midi Provence et Ingérop Conseil et Ingénierie à hauteur de 20 % de la condamnation prononcée.

Procédure devant la Cour :

Par une requête et des mémoires, enregistrés les 24 avril 2020, 7 novembre 2020, 11 mars 2021 et 17 mars 2022, la société Egis Conseil Bâtiments, représentée par la SELARL Saint-Avit Yozgat, demande à la Cour :

1°) à titre principal, d'annuler le jugement n° 1710354 du 25 février 2020 et de rejeter la demande de l'AP-HM ;

2°) à titre subsidiaire, de laisser à la charge de l'AP-HM 25 % des sommes qu'elle réclame et des frais d'expertise et de condamner in solidum les sociétés VCF Management Provence, agissant sous enseigne " Dumez Méditerranée ", Atelier Perez Prado et Ingérop Conseil et Ingénierie à la relever et la garantir à hauteur de 90 % des condamnations prononcées contre elle ;

3°) de mettre à la charge de l'AP-HM la somme de 5 000 euros sur le fondement de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Elle soutient que :

- en tant que programmiste, elle ne peut être regardée comme constructeur en vertu des principes dont s'inspire l'article 1792 du code civil ;

- les co-experts lui imputent 10 % de responsabilité en lui reprochant en substance, d'avoir fourni des données " incomplètes, et parfois incohérentes par rapport aux conditions de la norme NFS 90-351 de 2003 ", alors que cette norme NFS 90-351 s'impose de plein droit aux constructeurs, sans qu'il soit besoin de la citer dans un programme ;

- les documents qu'elle a établis rappelaient bien les normes qui devraient être respectées par les futurs titulaires des marchés ;

- le lien de causalité entre le programme initial et les désordres existe d'autant moins que l'AP-HM a décidé de passer un avenant, en cours de travaux, bien après l'achèvement de sa mission, pour procéder au classement en zone de risque 2 des locaux de réanimation, de surveillance continue et de déchoquage ;

- dès lors qu'elle ne participait pas aux travaux, elle est totalement étrangère à cette modification du contrat initial ;

- accessoirement, c'est au terme d'une lecture erronée des documents qui leur ont été communiqués, que les experts ont relevé que certaines " fiches " du programme " Patmo " ne respectaient pas la norme en termes de renouvellement d'air, de stores, de fenêtres ouvrant sur l'extérieur ;

- à titre infiniment subsidiaire, le jugement devrait être confirmé en ce qu'il retient la responsabilité de l'AP-HM à hauteur de 25 % ;

- sur les appels en garantie, en cas de condamnation in solidum avec les constructeurs membres de l'équipe de conception-réalisation, il y a lieu de retenir les suggestions des experts et la relever et la garantir indemne à hauteur de 90 % des condamnations prononcées et non à hauteur de seulement 85 % ;

- les premiers juges ont listé les fautes commises par les intervenants, dont aucune ne relève de sa responsabilité ;

- le programmiste ne participant aucunement à la conception technico-architecturale du projet, il appartient à la seule maîtrise d'œuvre de concilier les exigences différentes en termes d'implantation des locaux, de circulation avec ou sans sas, et d'équipements techniques.

Par des mémoires, enregistrés le 1er octobre 2020 et le 15 février 2022, la société Travaux du Midi Provence, venant aux droits et aux obligations de la société Dumez Méditerranée, représentée par Mes Le Roux, demande à la Cour, dans le dernier état de ses écritures :

1°) à titre principal, d'annuler le jugement du tribunal administratif de Marseille du 25 février 2020 ;

2°) de rejeter la demande de l'AP-HM ainsi que toute demande dirigée contre elle ;

3°) à titre subsidiaire, de confirmer le jugement sur le principe de la condamnation de la société Egis Conseil Bâtiments et de juger que l'AP-HM et la société Egis Conseil Bâtiments ont une part prépondérante dans la responsabilité des désordres à hauteur de 60 % ;

4°) de condamner solidairement l'AP-HM, la société Egis Conseil Bâtiments, l'Atelier Perez Prado, la société Ingérop Conseil et Ingénierie à la garantir de toute condamnation prononcée à son encontre ;

5°) et, en tout état de cause, de mettre à la charge de l'AP-HM la somme de 4 000 euros sur le fondement de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Elle fait valoir que :

- la responsabilité décennale des constructeurs ne pouvait pas être recherchée en l'absence de désordres de nature à rendre l'ouvrage impropre à sa destination ;

- il ne saurait être fait grief aux constructeurs, comme le relèvent les experts, excédant ainsi leur mission, de ne pas avoir appliqué une norme qui ne leur était pas imposée, d'autant que cette norme n'empêche pas le risque de contamination par aspergillose faute de définition précise par l'établissement hospitalier du dimensionnement des particules microbiennes, seul préjudice invoqué ;

- dès lors, la nécessité de " travaux de reprise de désordres " n'est donc nullement justifiée ;

- il n'est pas démontré avec certitude, d'une part, que l'AP-HM aurait subi ou subirait un quelconque préjudice et, d'autre part, que celui- ci serait imputable au groupement conjoint d'entreprises ;

- la société Egis Conseil Bâtiments doit être considérée comme un constructeur dès lors qu'elle a concouru à la réalisation de l'ouvrage ;

- il y a lieu de retenir la part prépondérante de la société Egis Conseil Bâtiments et de l'AP-HM ;

- si la responsabilité des constructeurs devait être retenue, il conviendra d'attribuer 35 % de part de responsabilité à l'AP-HM et 25 % à la société Egis Conseil Bâtiments ;

- les " non-conformités " à la norme qui ont été retenues par les experts relèvent de la conception, et non pas de la construction de l'ouvrage ;

- aucune de ces prestations ne concerne le lot attribué à la société Travaux du Midi Provence ;

- sa responsabilité solidaire en tant que mandataire du groupement ne saurait par ailleurs être invoquée dès lors que sa mission a pris fin à la réception de l'ouvrage et qu'aucune défaillance de ses cotraitants dans l'exécution des travaux n'est avérée ;

- la convention de groupement prévoyant que chaque membre s'engage à garantir et indemniser les autres membres des conséquences dommageables de ses fautes ou de celles de ses sous-traitants, il y aurait lieu de condamner les autres membres à la relever et la garantir de toute condamnation ;

- la société Egis Conseil Bâtiments doit être condamnée à la garantir à hauteur de 40 % de la condamnation ;

- la société Ingérop Conseil et Ingénierie doit être condamnée à la garantir à hauteur de 30 % ;

- la société Atelier Perez Prado doit être condamnée à la garantir à hauteur de 30 %.

Par des mémoires, enregistrés le 4 février 2021 et le 14 mars 2022, la société Ingérop Conseil et Ingénierie, représentée par la SCP de Angelis-Semidei-Vuillquez-Habart-Melki-Bardon-de Angelis, demande à la Cour, dans le dernier état de ses écritures :

1°) à titre principal, d'annuler le jugement du tribunal administratif de Marseille du 25 février 2020 et de rejeter la demande de l'AP-HM ;

2°) à titre subsidiaire, de confirmer le jugement en ce qu'il a rejeté les demandes d'indemnisation au titre des préjudices immatériels sans lien avec les dommages allégués et non justifiés en leur principe et en ce qu'il a retenu dans son principe la responsabilité de la société Egis Conseil Bâtiments ;

3°) de rejeter la requête de la société Egis Conseil Bâtiments ;

4°) de condamner in solidum l'AP-HM, la société Travaux du Midi Provence venant aux droits de la société Dumez Méditerranée, la société Egis Conseil Bâtiments venant aux droits de la société Patmo et la société Atelier Perez Prado de l'ensemble des condamnations susceptibles d'être prononcées à son encontre en principal, frais et accessoires dans les proportions que retiendra la Cour mais qui ne sauraient être inférieures à 90 % ou, à tout le moins, qui ne sauraient excéder le pourcentage retenu par le tribunal administratif ;

5°) de rejeter toutes demandes à son encontre ;

6°) et en tout état de cause de mettre à la charge de tout succombant la somme de 5 000 euros sur le fondement de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Elle fait valoir que :

- les désordres étant apparents, la garantie décennale des constructeurs ne pouvait être engagée ;

- il n'est pas non plus établi la preuve de l'existence d'un désordre qui serait constitutif d'une impropriété à destination de l'ouvrage ;

- les locaux étant exploités depuis dix années sans qu'aucune contamination à l'aspergillose n'ait été déplorée, il ne saurait être retenu l'existence d'un dommage de nature décennale ;

- il y a lieu de relever que le marché conclu était un marché de conception-réalisation faisant peser sur le maître d'ouvrage une responsabilité renforcée lors de la réception ;

- le prétendu manquement à l'obligation de conseil qui lui est reproché n'est pas établi ;

- elle a fait valoir par voie de dire à expert du 30 octobre 2013, que les spécifications de la norme NFS 90-351 ne peuvent être considérées comme applicables, pour les locaux de réanimation, soins intensifs et déchoquage, dans le cadre du contrat conception-réalisation ;

- il ne saurait lui être reproché de ne pas avoir conseillé le maître d'ouvrage, sur l'application d'une norme qui n'était pas imposée, ce d'autant que cette norme, comme le font remarquer les experts judiciaires, n'empêche pas le risque de contamination par aspergillose, faute de définition précise par l'AP-HM du dimensionnement des particules microbiennes ;

- elle s'oppose à toute application rétroactive d'une modification de la norme de référence qui intervient plusieurs années après les faits ;

- l'AP-HM ne saurait être considérée comme un maître d'ouvrage profane ;

- son obligation de conseil ne saurait s'étendre au-delà de son domaine d'intervention contractuellement limité aux lots techniques qui lui ont été confiés ;

- les travaux préconisés par les experts et qui ont servi de base à l'évaluation du dommage indemnisé à l'AP-HM ont été préconisés par les experts judiciaires en vue d'une mise en conformité des locaux à une zone de risque 2 et de la suppression de tout risque sanitaire alors que la norme à laquelle il est fait référence n'était pas imposée, que cette norme n'empêche pas le risque de contamination par aspergillose faute de définition précise par l'AP-HM du dimensionnement des particules microbiennes et que le risque sanitaire n'est pas avéré en l'espèce ;

- si le jugement devait être confirmé en ce qu'il a retenu le fondement décennal, la responsabilité de la société Egis Conseil Bâtiments devra être confirmée en son principe, ainsi que celle de l'AP-HM, à hauteur respectivement de 25 % et 35 % ;

- la responsabilité du mandataire du groupement doit être retenue dans une proportion qui ne saurait être moindre que celle retenue par le collège expertal ;

- seul l'architecte peut répondre de l'organisation des locaux et des plans, avec une participation, en ce qui concerne le choix des matériaux, sa responsabilité doit être retenue dans une proportion qui ne saurait être moindre que celle retenue par le tribunal administratif ;

- en définitive, la part susceptible de lui être imputée ne saurait excéder 10 %.

Par des mémoires, enregistrés le 12 mars 2021 et le 22 mars 2022, la société Atelier Perez Prado, représentée par Me Caron, demande à la Cour, dans le dernier état de ses écritures :

1°) à titre principal, de réformer le jugement du tribunal administratif de Marseille du 25 février 2020 en ce qu'il a retenu sa responsabilité ;

2°) de rejeter la demande de l'AP-HM et toute demande à son encontre ;

3°) de condamner les sociétés Egis Conseil Bâtiments, Travaux du Midi Provence et Ingérop Conseil et Ingénierie à la garantir intégralement de toute condamnation ;

4°) à titre subsidiaire, de réduire significativement le montant des préjudices matériels au titre des désordres à la somme maximale de 2 830 000 euros hors taxes ;

5°) de condamner les sociétés Egis Conseil Bâtiments, Travaux du Midi Provence et Ingérop Conseil et Ingénierie à la garantir intégralement de toute condamnation ;

6°) en tout état de cause, d'enjoindre à l'AP-HM de justifier de l'utilisation des sommes allouées en première instance pour remédier aux désordres ;

7°) de mettre à la charge de tout succombant la somme de 10 000 euros sur le fondement de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Elle fait valoir que :

- sa responsabilité a été retenue, aux côtés des autres constructeurs, en se fondant exclusivement sur le rapport d'expertise qui concluait à l'existence de désordres à caractère décennal, après avoir pourtant relevé qu'aucune contamination d'aspergillose n'était avérée en l'espèce ;

- les premiers juges ont retenu la responsabilité décennale des membres du groupement de conception-réalisation et de la société Egis Conseil pour le non-respect de la norme NF S90 351 alors que cette norme n'était pas d'application obligatoire à la date à laquelle les ouvrages ont été réalisés ;

- l'AP-HM a reconnu que les locaux considérés ont été exploités depuis 2010 de façon continue sans faire état d'aucune interruption du service ni d'aucun autre incident qui serait intervenu, en lien avec des non-conformités à la norme NF S90-351 relevées par les experts, pas plus qu'elle n'invoque une baisse de la fréquentation ou des plaintes de patients portant sur la qualité de ses infrastructures ;

- en raison des carences fautives commises par l'AP-HM dans la définition du projet et la direction des travaux en qualité de maître d'ouvrage, l'AP-HM, elle doit être exonérée de toute responsabilité.

Par un mémoire en défense, enregistré le 21 janvier 2022, l'AP-HM, représentée par Me Cabanes, conclut, à titre principal, au rejet de la requête et, à titre subsidiaire, à la réformation du jugement du tribunal administratif de Marseille du 25 février 2020 en tant qu'il a laissé une part du préjudice à sa charge et condamner in solidum les sociétés Egis Conseil Bâtiments, Travaux du Midi Provence, Atelier Perez Prado et Ingérop Conseil et Ingénierie à lui verser une somme totale de 4 240 425 euros toutes taxes comprises, somme assortie des intérêts capitalisés au taux contractuel ou, à défaut, au taux légal, à compter du 29 décembre 2017, date d'introduction de sa demande et les condamner également aux dépens et en tout état de cause de mettre à leur charge solidaire la somme de 5 000 euros sur le fondement de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Elle fait valoir que :

- les désordres constatés n'étaient pas apparents ;

- la société Egis Conseil Bâtiments qui a bien la qualité de constructeur doit voir sa responsabilité décennale engagée pour les désordres qui lui sont imputables ;

- une partie des désordres étant également imputable au groupement conjoint Dumez, composé de la société anciennement Dumez Méditerranée, de l'Atelier Perez Prado et de la société Ingérop Conseil et Ingénierie, c'est à juste titre que les premiers juges ont retenu une condamnation solidaire ;

- contrairement à ce qui est affirmé, les locaux ne sont pas utilisés normalement mais parfaitement inaptes à leur destination ;

- le montant des travaux afin de remédier aux désordres constatés est justifié ;

- à titre subsidiaire, dès lors qu'elle n'a commis aucune faute, le jugement doit être réformé en ce qu'il a laissé à sa charge 25 % des préjudices subis.

Par ordonnance du 24 mars 2022, la clôture d'instruction a été fixée en dernier lieu au 22 avril 2022 à midi.

Vu les autres pièces du dossier.

Vu :

- le code civil ;

- la loi n° 85-704 du 12 juillet 1985 relative à la maîtrise d'ouvrage publique et à ses rapports avec la maîtrise d'œuvre privée ;

- le décret n° 2001-210 du 7 mars 2001 portant code des marchés publics ;

- le code de justice administrative.

La présidente de la Cour a désigné M. Renaud Thielé, président assesseur de la 6ème chambre pour présider, en application de l'article R. 222-26 du code de justice administrative, la formation de jugement.

Les parties ont été régulièrement averties du jour de l'audience.

Ont été entendus au cours de l'audience publique :

- le rapport de Mme Isabelle Ruiz, rapporteure,

- les conclusions de M. François Point, rapporteur public,

- et les observations de Me Gaden, pour la société Egis Conseil Bâtiments, de Me Brin, pour la société Travaux du Midi Provence, de Me Fillon-Hoarau, pour la société Ingérop Conseil et Ingénierie, de Me Poisson, pour la société Atelier Perez Prado, et de Me Couette, pour l'AP-HM.

Une note en délibéré présentée pour la société Travaux du Midi Provence a été enregistrée le 30 janvier 2023.

Considérant ce qui suit :

1. L'établissement public Assistance Publique-Hôpitaux de Marseille a décidé de la construction d'un centre traumatologique et d'activités ambulatoires au sein de l'Hôpital Nord de Marseille. Dans ce but, elle a confié, par actes d'engagement des 20 juin 2003 et 30 mai 2006, à la société Patmo, aux droits de laquelle vient la société Egis Conseil Bâtiments, l'élaboration des études de programmation. Par acte d'engagement du 21 novembre 2006, le marché de conception-réalisation a été attribué au groupement conjoint constitué des sociétés Dumez Méditerranée, aux droits et obligations de laquelle vient la société Travaux du Midi Provence, mandataire du groupement, l'Atelier Perez Prado, anciennement dénommé l'Atelier du Prado, en qualité d'architecte et de maître d'œuvre, la société Ingérop, aux droits de laquelle vient la société Ingérop Conseil et Ingénierie, en qualité de bureau d'études généraliste et la société R2M en qualité d'économiste prescripteur, pour un montant de 62 656 577,48 euros toutes taxes comprises. Une partie des travaux de ventilation a été sous-traitée par la société Dumez Méditerranée à la société Axima Suez. La première opération de réception de 1'ouvrage est intervenue le 29 mars 2009 et s'est poursuivie les 30 août 2009, 15 septembre 2009, et 30 septembre 2009. Après que l'AP-HM a constaté plusieurs épisodes de contamination par aspergillose aux mois de février et mars 2010 puis aux mois de juillet et août 2010, elle a obtenu la désignation d'un collège d'experts qui a remis un premier rapport le 12 mars 2014. L'AP-HM s'étant prévalu pour la première fois en octobre 2013 d'une perte d'exploitation, le préjudice financier allégué a fait l'objet d'un second rapport déposé le 25 juillet 2014 sur la base des conclusions du sapiteur nommé par ordonnance du tribunal administratif de Marseille du 23 mai 2014. L'AP-HM a alors saisi le tribunal administratif de Marseille d'une demande tendant à la réparation de ses préjudices résultant des désordres relatifs aux non-conformités retenus par le rapport d'expertise, à hauteur de 4 200 000 euros toutes taxes comprises au titre des travaux de reprise, frais de maîtrise d'œuvre et de contrôle technique compris, de 46 092,98 euros toutes taxes comprises au titre des investigations financées durant les opérations d'expertise et de 708 907 euros au titre de son préjudice immatériel, en se prévalant à titre principal, de la responsabilité décennale et, à titre subsidiaire, de la responsabilité contractuelle. Par le jugement attaqué, le tribunal administratif de Marseille a fait partiellement droit à sa demande. La société Egis Conseil Bâtiments relève appel de ce jugement en tant qu'il fait droit aux demandes de condamnations présentées à son encontre. Par la voie de l'appel incident, l'AP-HM conteste le jugement en tant qu'il a rejeté le surplus de ses demandes dirigées contre la société Egis Conseil Bâtiments.

1. Sur l'appel principal de la société Egis Conseil Bâtiments :

1.1. En ce qui concerne la condamnation de la société Egis Conseil Bâtiments au titre de la garantie décennale :

1.1.1. En ce qui concerne sa qualité de débitrice de la garantie décennale :

2. D'une part, en application des principes dont s'inspirent les articles 1792 à 1792-5 du code civil, est susceptible de voir sa responsabilité engagée de plein droit, avant l'expiration d'un délai de dix ans à compter de la réception des travaux, à raison des dommages qui compromettent la solidité d'un ouvrage ou le rendent impropre à sa destination, toute personne appelée à participer à la construction de l'ouvrage, liée au maître de l'ouvrage par un contrat de louage d'ouvrage ou qui, bien qu'agissant en qualité de mandataire du propriétaire de l'ouvrage, accomplit une mission assimilable à celle d'un locateur d'ouvrage, ainsi que toute personne qui vend, après achèvement, un ouvrage qu'elle a construit ou fait construire. En vertu de ces principes dont s'inspirent ces mêmes articles, l'obligation de garantie due au titre de la garantie décennale s'impose non seulement aux architectes et aux entrepreneurs mais également aux autres personnes liées au maître de l'ouvrage par un contrat de louage d'ouvrage.

3. D'autre part, aux termes du 6ème alinéa de l'article 2 de la loi du 12 juillet 1985 susvisée : " Le maître de l'ouvrage peut confier les études nécessaires à l'élaboration du programme et à la détermination de l'enveloppe financière prévisionnelle à une personne publique ou privée ".

4. Le contrat d'assistance à maîtrise d'ouvrage conclu entre l'AP-HM et la société Patmo, aux droits et obligations de laquelle vient la société Egis Conseil Bâtiments, sur le fondement des dispositions précitées du 6ème alinéa de l'article 2 de la loi du 12 juillet 1985, est un contrat de louage d'ouvrage. Par ailleurs, il résulte de l'article 2 du cahier des clauses techniques particulières de ce marché que le programmiste était chargé d'assister le maître de l'ouvrage dans la définition de ses besoins, de réaliser des études de faisabilité, puis de rédiger le programme et le programme technique détaillé qui devait être ultérieurement pris en compte par le groupement de conception-réalisation. Ces missions ont fait participer la société Patmo à la construction de l'ouvrage. La circonstance que cette société n'avait pas souscrit d'assurance au titre de la garantie décennale est sans incidence sur sa qualité de constructeur.

1.1.2. En ce qui concerne la nature décennale des désordres :

5. Il ressort du rapport d'expertise que le bâtiment construit est affecté de diverses contrariétés avec la norme Afnor NF S90-351, tenant à l'absence de séparation pour chaque unité des zones protégées, à des difficultés à situer la séparation entre les zones filtrées et les zones protégées, à un défaut d'étanchéité des faux plafonds, à la traversée des cloisonnements de réanimation par différents fluides, à l'absence d'étanchéité des conduits électriques entre fourreaux et canalisations, à la surpression entre les box, à la présence de fenêtres ouvrant sur l'extérieur, à l'installation de commandes de volets roulants à étanchéité précaire, à la présence de bouches de ventilation dans les locaux, à des faux-plafonds mal jointés, à l'absence de sas de protection, à des stores intérieurs sensibles à l'empoussièrement, et à des salles d'eau donnant directement sur les box. Il ressort également de ce rapport que ces vices constructifs exposent les patients du centre hospitalier à un risque de contamination par aspergillose. Dans ces conditions, et alors même qu'aucun cas de contamination ne serait avéré, ces désordres rendent l'ouvrage impropre à sa destination.

1.1.3. En ce qui concerne le caractère apparent des désordres :

6. Il ne résulte pas de l'instruction que ces désordres étaient apparents au moment de la réception intervenue en septembre 2009. La société Ingérop Conseil et Ingénierie ne peut, à ce titre, utilement se prévaloir d'un courrier de l'AP-HM faisant état de ces désordres, dès lors que ce courrier, datant de mars 2011, est postérieur à la réception des travaux en cause.

1.1.4. En ce qui concerne l'imputabilité :

7. La garantie décennale des constructeurs est engagée du seul fait de leur participation aux travaux qui sont affectés des désordres. La société Patmo a établi le programme technique détaillé de l'opération, qui devait traduire en termes techniques les besoins exprimés par le centre hospitalier, et notamment les contraintes sanitaires. De ce fait, les désordres dont l'AP-HM demande l'indemnisation lui sont imputables. La société Egis Conseil Bâtiments ne peut utilement se prévaloir, à ce titre, ni de l'absence de faute de sa part, ni de l'absence de " lien de causalité " entre le programme initial et les désordres existants, de telles notions, applicables dans le contentieux de la responsabilité quasi-délictuelle, étant étrangères au régime de la garantie décennale.

8. Il résulte de ce qui précède que la société Egis Conseil Bâtiments n'est pas fondée à soutenir que c'est à tort que, par le jugement attaqué, le tribunal administratif de Marseille l'a condamnée au titre de la garantie décennale.

1.1.5. En ce qui concerne la faute exonératoire de l'AP-HM :

9. L'AP-HM, dont la société Patmo avait été chargée d'analyser et synthétiser les besoins pour établir le programme des travaux, a commis une faute en n'insistant pas, auprès de la société Patmo puis auprès du groupement de conception-réalisation, sur la nécessité de respecter des normes existantes en matière sanitaire, alors même qu'elle ne pouvait ignorer la nécessité d'assurer le respect de ces normes. Compte tenu de la nature de cette faute, c'est à bon droit que les premiers juges ont retenu une exonération de responsabilité à hauteur de 25 % du montant du préjudice.

1.2. En ce qui concerne la part de la condamnation mise à la charge définitive de la société Egis Conseil Bâtiments :

1.2.1. S'agissant des fautes respectives des constructeurs :

10. Aux termes de l'article 6 du décret susvisé du 7 mars 2001 portant code des marchés publics : " Pour les marchés autres que ceux qui sont mentionnés aux articles 28, 29 et 31, les prestations qui font l'objet du marché sont définies par référence aux normes homologuées, ou à d'autres normes applicables en France en vertu d'accords internationaux, dans les conditions et avec les dérogations prévues par le décret n° 84-74 du 26 janvier 1984 fixant le statut de la normalisation. / La référence à des normes ne doit pas avoir pour effet de créer des obstacles injustifiés à l'ouverture des marchés publics à la concurrence. ".

11. Il résulte des dispositions précitées de l'article 6 du code des marchés publics alors en vigueur que les prestations réalisées en vertu de marchés publics doivent être définies par référence aux normes homologuées, même si ces dernières sont dépourvues de caractère réglementaire.

12. La société Patmo qui, par sa qualification en génie thermique et climatique, était la mieux à même d'apprécier ce qui était conçu et prévu, a commis une faute en n'indiquant pas au groupement de conception-réalisation les différentes exigences techniques qu'impliquait le respect de la norme Afnor NF S90-351, qui était alors applicable. Ni la circonstance qu'elle a rappelée, dans des termes généraux, la nécessité de respecter les normes en vigueur, ni la circonstance que les membres du groupement de conception-réalisation étaient quoi qu'il en soit astreints au respect de ces normes, ne sont de nature à l'exonérer de la part de responsabilité correspondant à sa faute spécifique.

13. Par ailleurs, si elle estime que la part de la charge définitive de la condamnation qui a été laissée à sa charge, soit 15 %, est excessive, la société Egis Conseil Bâtiments n'apporte aucun élément de nature à établir que les taux de 20 %, 20 % et 20 % retenus par le tribunal administratif et correspondant aux parts de responsabilité respectives de la société Travaux du Midi Provence, de la société Ingérop Conseil et Ingénierie et de la société Atelier Prado Perez, seraient sous-évaluées par rapport à leurs fautes respectives. Elle n'est donc pas fondée à soutenir que c'est à tort que les premiers juges ont condamné les différentes sociétés membres du groupement de conception-réalisation à la garantir à hauteur seulement de 60 % du montant du préjudice.

2. Sur les appels incidents :

En ce qui concerne l'appel incident de l'AP-HM contre la société Egis Conseil Bâtiments :

14. Ainsi qu'il a été dit au point 9, c'est à bon droit que les premiers juges ont retenu une faute exonératoire de l'AP-HM à hauteur de 25 %. Par suite, les conclusions d'appel incident de l'AP-HM ne peuvent qu'être rejetées.

En ce qui concerne les appels incidents des sociétés Travaux du Midi Provence, Ingérop Conseil et Ingénierie et Atelier Perez Prado contre la société Egis Conseil Bâtiment :

15. Compte tenu de la nature de la faute commise par la société Patmo, et décrite au point 12, c'est à bon droit que les premiers juges ont limité la part de la condamnation mise à sa charge définitive à 15 % du montant total du préjudice. Dans ces conditions, leurs appels incidents dirigés contre la société Egis Conseil Bâtiments ne peuvent qu'être rejetés.

3. Sur les appels provoqués :

16. La situation de l'AP-HM et des sociétés Travaux du Midi Provence, Ingérop Conseil et Ingénierie et Atelier Perez Prado n'ayant pas été aggravée par le présent arrêt, leurs conclusions dirigées contre les autres intimés sont irrecevables et ne peuvent qu'être rejetées.

4. Sur les frais liés au litige :

17. Les dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative font obstacle à ce qu'il soit fait droit aux conclusions de la société Egis Conseil Bâtiments dirigées contre l'AP-HM qui n'est pas, dans la présente instance, la partie perdante. Il y a lieu en revanche, dans les circonstances de l'espèce, de mettre à la charge de la société Egis Conseil Bâtiments une somme de 2 000 euros à verser à l'AP-HM en application de ces dispositions.

18. Dans les circonstances de l'espèce, il n'y a pas lieu de faire droit aux conclusions des autres parties présentées sur le fondement des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

D É C I D E :

Article 1er : La requête de la société Egis Conseil Bâtiments est rejetée.

Article 2 : La société Egis Conseil Bâtiments versera à l'AP-HM une somme de 2 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Article 3 : Le surplus des conclusions des parties au litige est rejeté.

Article 4 : Le présent arrêt sera notifié aux sociétés Egis Conseil Bâtiments, Travaux du Midi Provence, Ingérop Conseil et Ingénierie et Atelier Perez Prado et à l'Assistance Publique - Hôpitaux de Marseille (AP-HM).

Délibéré après l'audience du 30 janvier 2023, où siégeaient :

- M. Renaud Thielé, président assesseur, présidant la formation de jugement en application de l'article R. 222-26 du code de justice administrative,

- Mme Isabelle Gougot, première conseillère,

- Mme Isabelle Ruiz, première conseillère.

Rendu public par mise à disposition au greffe, le 13 février 2023.

2

No 20MA01709


Synthèse
Tribunal : Cour administrative d'appel de Marseille
Formation : 6ème chambre
Numéro d'arrêt : 20MA01709
Date de la décision : 13/02/2023
Type d'affaire : Administrative
Type de recours : Plein contentieux

Analyses

39-06-01-04 Marchés et contrats administratifs. - Rapports entre l'architecte, l'entrepreneur et le maître de l'ouvrage. - Responsabilité des constructeurs à l'égard du maître de l'ouvrage. - Responsabilité décennale.


Composition du Tribunal
Président : M. THIELÉ
Rapporteur ?: Mme Isabelle RUIZ
Rapporteur public ?: M. POINT
Avocat(s) : SAINT- AVIT et ASSOCIES

Origine de la décision
Date de l'import : 19/02/2023
Fonds documentaire ?: Legifrance
Identifiant URN:LEX : urn:lex;fr;cour.administrative.appel.marseille;arret;2023-02-13;20ma01709 ?
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