Vu la procédure suivante :
Procédure contentieuse antérieure
M. A... B... a demandé au tribunal administratif de Clermont-Ferrand d'annuler la décision du 14 mai 2019 par laquelle l'Etat a refusé de l'indemniser pour la disparition de vingt-neuf ovins le 3 mai 2019, ainsi que la décision du 16 décembre 2019 en ce que ce refus lui a été confirmé et de condamner l'Etat à lui verser la somme de 5 472 euros sur le fondement de la circulaire du 27 juillet 2011 relative à l'indemnisation des dommages causés par le loup aux troupeaux domestiques ou, à titre subsidiaire, sur le fondement de la responsabilité sans faute de l'Etat du fait de la loi, soit pour rupture d'égalité devant les charges publiques, soit pour risque spécial, ainsi qu'une indemnité de 5000 euros en réparation du préjudice moral qu'il estime avoir subi.
Par un jugement n° 2000297 du 22 septembre 2022, le tribunal administratif de Clermont-Ferrand a, dans un article 1er, condamné l'Etat à verser à M. B... la somme de 5 472 euros et, dans un article 3, rejeté le surplus de la demande notamment indemnitaire.
Procédure devant la cour
Par une requête et un mémoire, enregistrés les 23 novembre 2022 et 22 novembre 2023, le ministre de la transition écologique et de la cohésion des territoires demande à la cour :
1°) d'annuler l'article 1er de ce jugement du 22 septembre 2022 ;
2°) et de rejeter la demande présentée en première instance par M. B....
Il soutient que :
- sa requête d'appel est recevable ;
- l'analyse technique opérée sur les blessures des bêtes victimes de l'acte de prédation a permis d'écarter toute responsabilité du loup ;
- d'autres éléments du constat constituent un faisceau d'indices permettant d'exclure la responsabilité du loup comme le nombre important de victimes, la présence de morsures multiples sur l'ensemble du corps des victimes et une absence presque totale de consommation ;
- l'attaque en question est caractéristique d'une attaque faite par des chiens ;
- les moyens de légalité externe soulevés par M. B... à l'encontre des décisions des 14 mai et 16 décembre 2019 sont inopérants dans le cadre d'un recours indemnitaire de plein contentieux ;
- le régime légal d'indemnisation organisé par la circulaire du 27 juillet 2011 exclut la réparation du préjudice moral de l'intéressé ; en tout état de cause, le préjudice moral n'est pas démontré.
Par deux mémoires en défense, enregistrés les 9 février 2023 et 20 décembre 2024, M. B..., représenté par Me Jarre, conclut au rejet de la requête et demande, par la voie de l'appel incident, la condamnation de l'Etat à réparer son préjudice moral à hauteur de la somme de 5 000 euros et de mettre à la charge de l'Etat une somme de 3 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Il soutient que :
- le ministre de la transition écologique et de la cohésion des territoires n'a pas qualité pour interjeter appel du jugement attaqué ; le ministre de l'agriculture ayant seul cette qualité et n'ayant pas interjeté appel, le jugement est devenu définitif ;
- le principe de la responsabilité de l'Etat doit être confirmé dans l'attaque subie en vertu des dispositions de la circulaire du 27 juillet 2011 ;
- les décisions des 14 mai et 16 décembre 2019 sont entachées d'incompétence, d'une irrégularité dans la procédure suivie, sont insuffisamment motivées et sont entachées de disproportion ;
- la réalité de son préjudice moral est établie.
Une ordonnance du 23 novembre 2024 a fixé la clôture de l'instruction au 4 janvier 2024.
Vu les autres pièces du dossier.
Vu :
- le code de l'environnement ;
- le code rural et de la pêche maritime ;
- la circulaire ministérielle du 27 juillet 2011 relative à l'indemnisation des dommages causés par le loup aux troupeaux domestiques ;
- le décret n° 2022-832 du 1er juin 2020 relatif aux attributions du ministre de la transition écologique et de la cohésion des territoires ;
- le code de justice administrative.
Les parties ayant été régulièrement averties du jour de l'audience.
Après avoir entendu au cours de l'audience publique :
- le rapport de Mme Vanessa Rémy-Néris, première conseillère,
- et les conclusions de Mme Bénédicte Lordonné, rapporteure publique.
Considérant ce qui suit :
1. M. A... B..., exploitant agricole sur le territoire de la commune de Collandres (Cantal), est éleveur ovin. Dans la nuit du 2 au 3 mai 2019, son troupeau a subi une attaque dont vingt-neuf animaux ont été victimes, pour laquelle un constat de dommages a été réalisé dès le 3 mai 2019 par des agents de l'Office national de la chasse et de la faune sauvage (ONCFS). Par un courrier du 14 mai 2019, un refus d'indemnisation a été opposé à M. B.... Celui-ci a demandé le réexamen de son dossier par un courrier du 22 mai 2019, qui a conduit à la réunion d'un groupe de travail le 4 décembre 2019 à l'issue duquel, le 16 décembre 2019, le refus d'indemnisation a été confirmé. Le ministre de la transition écologique et de la cohésion des territoires relève appel du jugement par lequel le tribunal administratif de Clermont-Ferrand a condamné l'Etat à verser à M. B... la somme de 5 472 euros au titre de l'indemnisation forfaitaire des animaux disparus au cours de l'attaque subie dans la nuit du 2 au 3 mai 2019. Par la voie de l'appel incident, M. B... relève appel de ce jugement en tant qu'il rejette le surplus des conclusions de sa demande.
Sur la recevabilité des conclusions à fin d'annulation dirigées contre les décisions des 14 mai et 16 décembre 2019 :
2. M. B... persiste à contester en appel les décisions des 14 mai et 16 décembre 2019 qui ont eu pour seul objet de lier le contentieux indemnitaire engagé par ce dernier. Par suite, et ainsi que l'a rappelé à bon droit le tribunal, les moyens de légalité soulevés par l'intimé à l'encontre de ces décisions sont sans incidence sur la solution du litige. Il s'en suit qu'ils doivent être écartés comme inopérants.
Sur le bien-fondé du jugement attaqué :
En ce qui concerne le principe de la responsabilité de l'Etat :
3. Il résulte des principes qui gouvernent l'engagement de la responsabilité sans faute de l'Etat que le silence d'une loi sur les conséquences que peut comporter sa mise en œuvre ne saurait être interprété comme excluant, par principe, tout droit à réparation des préjudices que son application est susceptible de provoquer. Ainsi, même si les dispositions de l'article L. 411-1 du code de l'environnement ne le prévoient pas expressément, le préjudice résultant de la prolifération des animaux sauvages appartenant à des espèces dont la destruction a été interdite en application de ces dispositions, doit faire l'objet d'une indemnisation par l'Etat lorsque, excédant les aléas inhérents à l'activité en cause, il revêt un caractère grave et spécial et ne saurait, dès lors, être regardé comme une charge incombant normalement aux intéressés.
4. Le régime d'indemnisation des dommages causés par le loup aux troupeaux domestiques est défini, depuis 1993, par voie de circulaires du ministre en charge de l'écologie. La circulaire du 27 juillet 2011 relative à l'indemnisation des dommages causés par le loup aux troupeaux domestiques fixe le barème d'indemnisation pour les animaux tués, disparus, et pour les pertes dites " indirectes ". Elle indique en son point II " Procédure d'indemnisation " 2 " Analyse technique " que " Sur la base des données techniques relevées lors du constat, une analyse est réalisée afin de déterminer si la mortalité est liée à une prédation et si la responsabilité du loup peut être écartée ou non. / Dans les départements incluant des secteurs de présence permanente du loup, l'analyse technique est réalisée par les agents des DDT/DDTM, quelle que soit la commune concernée dans le département. / En dehors des zones de présence connue de l'espèce ou lorsque la conclusion technique est délicate, la DDT/DDTM sollicite l'expertise complémentaire du Centre national d'étude et de recherche appliquée sur les prédateurs (CNERA PAD) de l'ONCFS. / L'analyse est réalisée à l'échelle de l'attaque, notamment en relevant le nombre de victimes dans différentes rubriques discriminantes parmi les données techniques du constat. / L'application d'une grille d'analyse permet de caractériser l'attaque de la façon suivante : / - mortalité non liée à une prédation ; / - cause de mortalité indéterminée ; / - mortalité liée à une prédation : / - responsabilité du loup écartée ; / - responsabilité du loup non écartée. / La conclusion de l'analyse technique est ainsi élaborée par recherche des éléments écartant la responsabilité du loup, plutôt que de ceux qui la prouveraient, ces derniers étant souvent aussi observés en cas d'attaque de chiens. La construction même de la décision d'indemnisation tient donc compte de cette incertitude et, en cas de doute technique, l'analyse conduit ainsi à une décision prise à l'avantage de l'éleveur. ".
5. Pour refuser à M. B... une indemnisation au titre des bêtes dont il impute la disparition au loup lors d'une attaque commise dans la nuit du 2 au 3 mai 2019, le préfet du Cantal s'est fondé sur les conclusions de l'expertise des agents habilités du service régional du réseau national loup de l'office national de la chasse et de la faune sauvage (ONCFS) confirmant un acte de prédation mais excluant la responsabilité du loup en raison de l'existence d'indices excluant cette responsabilité à savoir le diamètre des perforations inférieures à 3 mm et la faible profondeur des lésions constatées.
6. Il ressort des conclusions du dossier technique daté du 4 mai 2019, établi à la suite de la déclaration de l'attaque intervenue dans la nuit du 2 au 3 mai 2019 par les agents de l'ONCFS, que ceux-ci ont écarté la responsabilité du loup dans l'attaque en cause aux motifs que n'étaient présentes, au chapitre " profondeur des lésions ", que des victimes présentant des lésions dues aux morsures peu profondes (pénétration dans les plans musculaires de moins de 10 mm) et au chapitre " diamètre des perforations ", que des victimes présentant plus de 50 % de perforations ayant un diamètre minimum inférieur ou égal à 3 mm. Toutefois, il ressort des constats d'attaque, ainsi que l'ont relevé les premiers juges, qu'une des victimes (animal n° 241) a été identifiée au chapitre " profondeur des lésions " avec des lésions très profondes correspondant à une pénétration dans les plans musculaires de plus de 10 mm. En outre, il est constant que les blessures présentées par onze des animaux tués ou blessés lors de l'attaque n'ont pas pu être été analysées dès lors que ces animaux soit étaient vivants à la suite de l'attaque soit présentaient un nombre insuffisant de perforations soit n'ont pas pu être examinés en raison de leur consommation partielle par un charognard. Aucune analyse technique n'a donc pu être opérée sur ceux-ci. Dans ces conditions, un doute existant quant à l'absence de responsabilité du loup dans l'attaque survenue, c'est à bon droit que pour ce motif le tribunal a fait droit à la demande de M. B... tendant à l'engagement de la responsabilité de l'Etat sur le fondement de la circulaire du 27 juillet 2011.
En ce qui concerne l'indemnisation des préjudices :
7. D'une part, le ministre ne conteste pas en appel le montant de l'indemnisation accordée par le tribunal à M. B... au titre de son préjudice financier.
8. D'autre part, dès lors que la circulaire susvisée n'exclut pas l'indemnisation du préjudice moral subi par l'éleveur en raison de la perte d'animaux, M. B... est fondé à soutenir que la perte de vingt-neuf animaux dans la nuit du 2 au 3 mai 2019 lui a causé un préjudice moral. Il y a lieu de lui allouer une somme de 1 500 euros en réparation de ce chef de préjudice.
9. Il résulte de ce qui précède, sans qu'il soit besoin d'examiner la recevabilité de la requête d'appel du ministre, que le ministre de la transition écologique et de la cohésion des territoires n'est pas fondé à solliciter l'annulation du jugement attaqué et que le montant de l'indemnisation accordé par le tribunal à M. B... doit être porté à la somme totale de 6 972 euros.
Sur les frais liés au litige :
10. En application des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative, il y a lieu, dans les circonstances de l'espèce, de mettre à la charge de l'Etat le versement d'une somme de 2 000 euros au titre des frais exposés par M. B... et non compris dans les dépens.
DECIDE :
Article 1er : La requête présentée par le ministre de la transition écologique et de la cohésion des territoires est rejetée.
Article 2 : L'indemnisation accordée à M. B... par l'article 1er du jugement du 22 septembre 2022 du tribunal administratif de Clermont-Ferrand est portée à la somme totale de 6 972 euros.
Article 3 : Le jugement du 22 septembre 2022 du tribunal administratif de Clermont-Ferrand est réformé en ce qu'il a de contraire au présent arrêt.
Article 4 : L'Etat versera une somme de 2 000 euros à M. B... au titre de l'article
L. 761-1 du code de justice administrative.
Article 5 : Le surplus des conclusions de l'appel incident de M. B... est rejeté.
Article 6 : Le présent arrêt sera notifié à la ministre de la transition écologique, de la biodiversité, de la forêt, de la mer et de la pêche et à M. A... B....
Délibéré après l'audience du 8 avril 2025, à laquelle siégeaient :
M. Jean-Yves Tallec, président de chambre,
Mme Emilie Felmy, présidente-assesseure,
Mme Vanessa Rémy-Néris, première conseillère.
Rendu public par mise à disposition au greffe, le 30 avril 2025.
La rapporteure,
Vanessa Rémy-NérisLe président,
Jean-Yves Tallec
Le greffier en chef,
Cédric Gomez
La République mande et ordonne à la ministre de la transition écologique, de la biodiversité, de la forêt, de la mer et de la pêche en ce qui la concerne ou à tous commissaires de justice à ce requis en ce qui concerne les voies de droit commun contre les parties privées, de pourvoir à l'exécution de la présente décision.
Pour expédition conforme,
Le greffier,
2
N° 22LY03432