Vu la procédure suivante :
Procédure contentieuse antérieure
M. A... D... a demandé au tribunal administratif de Dijon d'annuler la décision du 24 mars 2023 par laquelle le préfet de la Côte-d'Or a refusé de lui accorder le bénéfice du regroupement familial au profit de son épouse.
Par un jugement n° 2301133 du 23 novembre 2023, le tribunal administratif de Dijon a rejeté sa demande.
Procédure devant la cour
Par une requête, enregistrée le 6 février 2024, M. D... représenté par la SCP Clemang, demande à la cour :
1°) d'annuler ce jugement du 23 novembre 2023 ;
2°) d'annuler la décision du 24 mars 2023 ;
3°) d'enjoindre au préfet de la Côte-d'Or de délivrer une autorisation de regroupement familial au bénéfice de son épouse dans un délai d'un mois à compter de la notification de l'arrêt à intervenir ;
4°) de mettre à la charge de l'Etat, à verser à son conseil, une somme de 2 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative et de l'article 37 de la loi du 10 juillet 1991 relative à l'aide juridique.
Il soutient que :
- les premiers juges ont méconnu le principe du contradictoire et les droits de la défense en n'exigeant pas du préfet qu'il produise le rapport établi par le service régional du renseignement territorial ;
- la décision contestée est entachée d'une insuffisante motivation et d'un défaut d'examen sérieux et particulier de sa situation personnelle ;
- la décision méconnaît les stipulations du paragraphe 1 de l'article 41 du protocole additionnel du 23 novembre 1970 annexé à l'accord créant une association entre la Communauté économique européenne et la Turquie ;
- en rejetant la demande de regroupement familial, sur le fondement du 3° de l'article L. 434-6 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile, au motif non démontré que Mme D... était présente sur le territoire français, le préfet de la Côte-d'Or a commis une erreur d'appréciation ;
- la décision attaquée méconnait les stipulations de l'article 8 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales.
Par une ordonnance du 11 juin 2024, la clôture d'instruction a été fixée au 1er juillet 2024.
Un mémoire présenté pour le préfet de la Côte-d'Or par la Selarl Centaure Avocats a été enregistré le 3 juillet 2024.
M. D... a été admis au bénéfice de l'aide juridictionnelle totale par une décision du 24 janvier 2024.
Vu les autres pièces du dossier ;
Vu :
- la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ;
- l'accord créant une association entre la Communauté économique européenne et la Turquie en date du 12 septembre 1963 et la décision 64/732/CEE du Conseil du 23 décembre 1963 ;
- le protocole additionnel, signé le 23 novembre 1970, annexé à l'accord créant une association entre la Communauté économique européenne et la Turquie et le règlement (CEE) n° 2760/72 du Conseil du 19 décembre 1972 ;
- le code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile ;
- le code des relations entre le public et l'administration ;
- la loi n° 91-647 du 10 juillet 1991 ;
- le code de justice administrative ;
Le président de la formation de jugement ayant dispensé le rapporteur public, sur sa proposition, de prononcer des conclusions à l'audience ;
Les parties ayant été régulièrement averties du jour de l'audience ;
Le rapport de M. Haïli, président-assesseur, ayant été entendu au cours de l'audience publique ;
Considérant ce qui suit :
1. M. D..., ressortissant turc né en 1961, titulaire d'une carte de résident valable jusqu'en 2026, s'est marié en France le 25 avril 2015 avec Mme B... E..., ressortissante marocaine. Le 7 janvier 2022, il a présenté une demande de regroupement familial au profit de son épouse. Par une décision du 24 mars 2023, le préfet de la Côte-d'Or a rejeté sa demande au motif que son épouse résidait en France. Par la présente requête, M. D... relève appel du jugement susvisé par lequel le tribunal administratif de Dijon a rejeté sa demande tendant à l'annulation de cette décision.
Sur la régularité du jugement attaqué :
2. Aux termes de l'article L. 5 du code de justice administrative : " L'instruction des affaires est contradictoire. (...) ". Aux termes du premier alinéa de l'article R. 611-10 du même code : " Sous l'autorité du président de la chambre à laquelle il appartient et avec le concours du greffier de cette chambre, le rapporteur fixe, eu égard aux circonstances de l'affaire, le délai accordé aux parties pour produire leurs mémoires. Il peut demander aux parties, pour être jointes à la procédure contradictoire, toutes pièces ou tous documents utiles à la solution du litige. ".
3. Si le caractère contradictoire de la procédure juridictionnelle fait en principe obstacle à ce que le juge se fonde sur des pièces produites au cours de l'instance qui n'auraient pas été préalablement communiquées à chacune des parties, il ressort toutefois des pièces du dossier de première instance que le rapport d'enquête établi le 21 novembre 2022 par le service régional du renseignement territorial n'a pas été versé aux débats de première instance par le préfet défendeur et il ne ressort pas de la lecture du jugement en litige, compte tenu des motifs retenus par écarter les moyens, que les premiers juges se seraient fondés sur des pièces qui n'auraient pas été communiquées à M. D... pour rendre leur décision. Par ailleurs, la mise en œuvre de ce pouvoir d'instruction constituant un pouvoir propre du juge, les premiers juges n'étaient pas tenus, à peine d'irrégularité de leur jugement, de requérir de l'administration défenderesse qu'elle communique ce rapport d'enquête dont elle a fait état dans son mémoire en défense enregistré le 4 juillet 2023. Dans ces conditions, l'appelant n'est pas fondé à soutenir que le jugement a été rendu en méconnaissance du caractère contradictoire de l'instruction et, par suite, à en demander l'annulation.
Sur la légalité de la décision de refus de regroupement familial :
4. En premier lieu, il ressort des termes de la décision en litige que celle-ci vise les dispositions du code de l'entrée et du séjour des étrangers dont elle fait application, et notamment son article L. 434-6, ainsi que les éléments de fait pertinents pour leur application, en particulier la présence de Mme E..., épouse du demandeur. La décision attaquée répond ainsi à l'obligation de motivation en droit et en fait telle qu'elle résulte notamment des articles L. 211-2 et L. 211-5 du code des relations entre le public et l'administration.
5. En deuxième lieu, il ne ressort pas des pièces du dossier que le préfet n'aurait pas procédé à un examen réel et sérieux de la situation de M. D... et celle de son épouse avant de prendre la décision portant refus de regroupement familial.
6. En troisième lieu, d'une part, aux termes de l'article L. 434-2 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile : " L'étranger qui séjourne régulièrement en France depuis au moins dix-huit mois, sous couvert d'un des titres d'une durée de validité d'au moins un an prévus par le présent code ou par des conventions internationales, peut demander à bénéficier de son droit à être rejoint, au titre du regroupement familial : / 1° Par son conjoint, si ce dernier est âgé d'au moins dix-huit ans (...) ". Aux termes de l'article L. 434-6 du même code : " Peut être exclu du regroupement familial : (...) 3° Un membre de la famille résidant en France ".
7. D'autre part, aux termes du paragraphe 1 de l'article 41 du protocole additionnel du 23 novembre 1970, annexé à l'accord d'association conclu le 12 septembre 1963 entre la Communauté économique européenne et la Turquie : " Les parties contractantes s'abstiennent d'introduire entre elles de nouvelles restrictions à la liberté d'établissement et à la libre prestation des services (...) ". Aux termes de l'article 7 alinéa 1er de la décision n° 1/80 du Conseil d'association du 19 septembre 1980 relative au développement entre la Communauté économique européenne et la Turquie : " Les membres de la famille d'un travailleur turc appartenant au marché régulier de l'emploi d'un État membre, qui ont été autorisés à le rejoindre : / - ont le droit de répondre - sous réserve de la priorité à accorder aux travailleurs des États membres de la Communauté - à toute offre d'emploi lorsqu'ils y résident régulièrement depuis trois ans au moins ; / - y bénéficient du libre accès à toute activité salariée de leur choix lorsqu'ils y résident régulièrement depuis cinq ans au moins. ". Ces stipulations doivent être interprétées en ce sens qu'un membre de la famille d'un travailleur turc, ressortissant d'un pays tiers autre que la Turquie, peut invoquer, dans l'État membre d'accueil, les droits qui résultent de cette disposition, dès lors que toutes les autres conditions prévues par celle-ci sont remplies. L'article 13 du même texte prévoit que : " - Les États membres de la Communauté et la Turquie ne peuvent introduire de nouvelles restrictions concernant les conditions d'accès à l'emploi des travailleurs et des membres de leur famille qui se trouvent sur leur territoire respectif en situation régulière en ce qui concerne le séjour et l'emploi. ". Enfin, aux termes de l'article 14 du texte précité : " Les dispositions de la présente section sont appliquées sous réserve des limitations justifiées par des raisons d'ordre public, de sécurité et de santé publiques. ".
8. M. D... ne peut utilement se prévaloir, à l'encontre de la décision en litige, des stipulations précitées du paragraphe 1 de l'article 41 du protocole additionnel du 23 novembre 1970 et des articles 7, 13 et 14 de la décision n° 1/80 du Conseil d'association du 19 septembre 1980 relative au développement entre la Communauté économique européenne et la Turquie, lesquelles régissent l'accès à l'emploi des conjoints de travailleurs turcs ayant été admis à résider régulièrement sur le territoire aux côtés de leur époux, condition que ne remplit pas l'épouse de l'intéressé. En outre, M. D... qui est salarié dans le cadre d'un contrat à durée indéterminée conclu avec la société Ephese Maçonnerie 21, au sein de laquelle il exerce les fonctions de maçon, ne relève pas des principes de la liberté d'établissement ou de la libre prestation des services. Par suite, le moyen tiré de ce que la décision en litige méconnaît les stipulations citées au point 3 doit être écarté.
9. En quatrième lieu, l'appelant fait valoir que les fréquents voyages au Maroc et en Turquie de son épouse, Mme E..., ressortissante marocaine, justifient qu'elle ne se trouve jamais en situation irrégulière en France. Toutefois, ces éléments sur les déplacements de l'intéressée ne permettent pas de tenir pour établie une absence de résidence effective en France de l'épouse du requérant, alors, d'une part, que l'appelant soutient contradictoirement dans ses mêmes écritures que sa compagne réside avec lui depuis le début de l'année 2013 et, d'autre part, qu'il ressort des éléments circonstanciés exposés dans le mémoire du préfet de première instance enregistré le 4 juillet 2023, et non sérieusement contestés que M. D... a systématiquement déclaré, notamment au cours de l'année 2021, auprès de l'administration fiscale et de la caisse d'allocation familiales de la Côte-d'Or, que son épouse résidait chez lui et que le service régional du renseignement territorial après visite au domicile commun a confirmé dans son rapport établi le 21 novembre 2022 la communauté de vie des époux. Par suite, le préfet de la Côte-d'Or n'a pas fait une inexacte application du 3° de l'article L. 434-6 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile en rejetant la demande de regroupement familial de l'intéressé.
10. Si l'appelant soutient que le caractère contradictoire de l'enquête de résidence en France diligentée par le préfet n'a pas été respecté, aucune disposition législative ou réglementaire n'impose au préfet d'organiser une procédure contradictoire et de mettre le demandeur en mesure de présenter ses observations orales ou écrites sur le rapport d'enquête établi par le service régional du renseignement territorial confirmant la résidence effective de Mme E... en France. Par suite, le moyen invoqué par M. D... tiré du défaut de caractère contradictoire de l'enquête doit être écarté.
11. En quatrième et dernier lieu, aux termes de l'article 8 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales : " 1. Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance. / 2. Il ne peut y avoir ingérence d'une autorité publique dans l'exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu'elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien-être économique du pays, à la défense de l'ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d'autrui ".
12. Lorsqu'elle se prononce sur une demande de regroupement familial, l'autorité préfectorale est en droit de rejeter la demande dans le cas où l'intéressé ne justifierait pas remplir l'une des conditions légalement requises, notamment en cas de présence anticipée sur le territoire français du membre de la famille bénéficiaire de la demande. Elle dispose toutefois d'un pouvoir d'appréciation et n'est pas tenu par les dispositions précitées, notamment dans le cas où il est porté une atteinte excessive au droit du demandeur de mener une vie familiale normale tel qu'il est protégé par les stipulations de l'article 8 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales.
13. M. D... fait valoir qu'il est titulaire d'une carte de résident, qu'il vit en France depuis 1980 et qu'il s'est marié le 25 avril 2015 avec Mme B... E..., titulaire d'une carte de résident longue durée délivrée par les autorités italiennes. Toutefois, la séparation temporaire des membres du couple durant la période nécessaire à l'instruction d'une demande régulière de regroupement familial n'apparaît pas excessive, alors qu'il est constant que l'épouse du requérant a la possibilité d'effectuer de courts séjours sur le territoire français et que rien ne fait obstacle à ce qu'elle quitte le territoire français pour que son époux puisse déposer une demande de regroupement familial. Dans ces circonstances, et nonobstant la durée du séjour en France de M. D..., qui n'ignorait pas les conditions irrégulières de séjour de son épouse, le préfet de la Côte-d'Or n'a pas méconnu les stipulations précitées de l'article 8 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales en refusant de faire droit à sa demande de regroupement familial.
14. Il résulte de ce qui précède que M. D... n'est pas fondé à soutenir que c'est à tort que, par le jugement attaqué, le tribunal administratif de Dijon a rejeté sa demande. Par voie de conséquence, ses conclusions aux fins d'injonction et celles présentées en application des dispositions combinées de l'article 37 alinéa 2 de la loi du 10 juillet 1991 et de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
DÉCIDE :
Article 1er : La requête de M. D... est rejetée.
Article 2 : Le présent arrêt sera notifié à M. A... D... au ministre de l'intérieur. Copie en sera adressée au préfet de la Côte-d'Or.
Délibéré après l'audience du 14 novembre 2024 à laquelle siégeaient :
M. Pruvost, président de chambre,
M. Haïli, président-assesseur,
M. Porée, premier conseiller.
Rendu public par mise à disposition au greffe, le 5 décembre 2024.
Le rapporteur,
X. Haïli
Le président,
D. Pruvost
La greffière,
M. C...
La République mande et ordonne au ministre de l'intérieur en ce qui le concerne, ou à tous commissaires de justice à ce requis, en ce qui concerne les voies de droit commun contre les parties privées de pourvoir à l'exécution de la présente décision.
Pour expédition,
La greffière,
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N° 24LY00316