Vu la procédure suivante :
Procédure contentieuse antérieure
Le syndicat mixte du lac d'Annecy (SILA) et les sociétés MMA Iard Assurances Mutuelles et MMA Iard SA ont demandé au tribunal administratif de Grenoble de condamner solidairement la société Alpes Technologies et son assureur, la société XL Insurance Compagny SE, à leur verser la somme de 927 136,77 euros.
Par un jugement n° 1907923 du 29 novembre 2022, le tribunal administratif de Grenoble s'est estimé incompétent pour statuer sur la demande dirigée contre la société XL Insurance Company SE, ainsi que sur celles dirigées contre la société Alpes Technologies fondées sur la garantie des vices cachés et la responsabilité du fait des produits défectueux et a rejeté le surplus de la demande.
Procédure devant la cour
Par une requête et un mémoire (non communiqué) enregistrés le 30 janvier 2023 et le 28 septembre 2023, le SILA et les sociétés MMA Iard Assurances Mutuelles et MMA Iard SA, représentés par Me Pacifici (SELARL Tacoma), demandent à la cour :
1°) d'annuler ce jugement ;
2°) de condamner solidairement les sociétés Alpes Technologies et XL Insurance Company SE à verser aux sociétés MMA Iard Assurances Mutuelles et MMA Iard SA la somme de 376 051,76 euros ;
3°) de condamner solidairement les sociétés Alpes Technologies et XL Insurance Company SE à verser au SILA la somme de 551 085,01 euros ;
4°) de mettre solidairement à la charge des sociétés Alpes Technologies et XL Insurance Company SE la somme de 10 000 euros en application de l'article L. 761-1 du code de justice administrative et la somme de 21 000 euros au titre des frais d'expertise.
Ils soutiennent que :
- le tribunal administratif de Grenoble était compétent pour connaître d'un litige relatif à l'exécution d'un marché public et, subsidiairement, concernant un ouvrage public et une opération de travaux publics ;
- le tribunal administratif de Grenoble était compétent, en application de l'article L. 761-1 du code de justice administrative, pour attribuer les frais d'une expertise, même ordonnée par une juridiction judiciaire ;
- la société Alpes Technologies a engagé sa responsabilité sur le fondement de la garantie décennale, ayant fabriqué, installé et entretenu une armoire de compensation défaillante, à l'origine de l'incendie qui a rendu l'ouvrage impropre à sa destination ;
- la société Alpes Technologies a, subsidiairement, engagé sa responsabilité sur le fondement de la garantie des vices cachés, le sinistre trouvant sa cause dans un défaut de fabrication, antérieur à la vente ;
- la société Alpes Technologies a, subsidiairement, engagé sa responsabilité du fait d'un produit défectueux en application des articles 1245 à 1245-17 du code civil, ayant elle-même produit et mis en circulation les condensateurs défaillants ;
- ces incendies lui ont causé des préjudices qui ont été évalués, à l'amiable, à 927 136,77 euros, dont 376 051,76 euros ont déjà été pris en charge par les assureurs, subrogés dans les droits du SILA ;
- ces sociétés d'assurance ont en outre assumé les frais de l'expertise judiciaire et les frais d'avocat, à hauteur respectivement de 21 000 euros et 10 000 euros.
Par mémoires enregistrés le 11 mai 2023 et le 8 mars 2024 (non communiqué), la société Legrand France, venant aux droits de la société Alpes Technologies, et la société XL Insurance Company SE, représentées par Me Dizier (SCP Dizier), concluent au rejet de la requête et demandent à la cour de mettre solidairement à la charge du SILA et des sociétés MMA Iard Assurances Mutuelles et MMA Iard SA les sommes de 5 000 euros, à verser à chacune d'elles, en application de l'article L. 761-1 du code de justice administrative, ainsi que les entiers dépens.
Elles exposent que :
- la juridiction administrative n'est pas compétente pour statuer sur l'action dirigée contre la société Legrand France, à défaut de relation contractuelle de droit public ;
- la juridiction administrative n'est pas matériellement compétente pour se prononcer sur l'action dirigée contre la société XL Insurance Company SE ;
- les moyens soulevés ne sont pas fondés.
La clôture de l'instruction a été fixée au 4 décembre 2023, par ordonnance du même jour.
Par courrier du 24 mai 2024, les parties ont été informées, en application de l'article R. 611-7 du code de justice administrative de ce que la cour est susceptible de soulever d'office l'irrecevabilité des conclusions indemnitaires présentées par le SILA et autres sur le fondement de la garantie des vices cachés et des produits défectueux, compte tenu du pouvoir d'émettre un titre exécutoire dont ce syndicat dispose, sans être recevable à demander à la juridiction de prononcer une condamnation au titre d'une telle créance, dépourvue de caractère contractuel.
Un mémoire a été produit le 31 mai 2024 en réponse à ce moyen d'ordre public pour la société Legrand France et la société XL Insurance Company SE.
Elles exposent que :
- le SILA ne peut émettre un titre exécutoire tant que le juge ne s'est pas prononcé sur la responsabilité de la société Legrand France et sur le quantum de la créance ;
- aucune réglementation ne fonde la créance du SILA qui ne peut donc émettre un titre exécutoire ;
- aucun titre exécutoire ne pourrait être émis au titre de la créance des assureurs du SILA.
Un mémoire a été produit le 5 juin 2024 en réponse à ce moyen d'ordre public pour le SILA et les sociétés MMA Iard Assurances Mutuelles et MMA Iard SA.
Ils exposent que :
- il appartient au juge de confirmer l'existence d'une créance, indépendamment de l'existence d'un lien contractuel ;
- un lien contractuel existe pour justifier l'application de la garantie des vices cachés.
Vu les autres pièces du dossier ;
Vu :
- le code civil ;
- le code de justice administrative ;
Les parties ayant été régulièrement averties du jour de l'audience ;
Après avoir entendu au cours de l'audience publique :
- le rapport de Mme Sophie Corvellec ;
- les conclusions de M. Bertrand Savouré, rapporteur public ;
- et les observations de Me Cukierman, pour les sociétés Legrand France et XL Insurance Company SE.
Considérant ce qui suit :
1. En charge de l'assainissement des eaux usées et du traitement des déchets ménagers, le syndicat mixte du lac d'Annecy (SILA) gère l'usine de dépollution des eaux usées dite " Siloe " à Cran-Gevrier et celle de traitement et de valorisation des déchets dite " Sinergie " à Chavanod. Le 10 février 2018, un incendie s'est déclaré dans le local électrique de la première, où une batterie de condensateurs, fabriquée par la société Alpes Technologies, depuis reprise par la société Legrand France, avait été installée en 2008. Le 5 mars 2018, un incendie comparable s'est produit dans l'usine Sinergie. Sur ordonnance du président du tribunal de grande instance d'Annecy du 14 mai 2018, un rapport d'expertise a été établi le 23 septembre 2019. Le SILA, et ses assureurs, les sociétés MMA Iard Assurances Mutuelles et MMA Iard SA, ont alors saisi le tribunal administratif de Grenoble afin que la société Alpes Technologies soit condamnée, solidairement avec son assureur, la société XL Insurance Company SE, à leur verser la somme de 927 136,77 euros en réparation des préjudices subis. Après s'être estimé incompétent pour statuer sur la demande dirigée contre la société XL Insurance Company SE, ainsi que sur celles dirigées contre la société Alpes Technologies fondées sur la garantie des vices cachés et sur la responsabilité du fait des produits défectueux, le tribunal a rejeté leur demande fondée sur la garantie décennale, par jugement du 29 novembre 2022 dont ils relèvent appel.
Sur la régularité du jugement :
En ce qui concerne la demande dirigée contre la société XL Insurance Company SE :
2. Il n'appartient qu'aux juridictions judiciaires de connaître des actions tendant au paiement des sommes dues par un assureur au titre de ses obligations de droit privé et à raison du fait dommageable commis par son assuré, alors même que l'appréciation de la responsabilité de cet assuré dans la réalisation du fait dommageable relève du juge administratif. En conséquence, la juridiction judiciaire est seule compétente pour connaître de la demande réitérée en appel par le SILA et autres dirigée contre la société XL Insurance company SE, en sa qualité d'assureur de la société Alpes Technologies. Par suite, cette demande doit, ainsi que l'ont retenu les premiers juges, être rejetée comme portée devant un ordre de juridiction incompétent pour en connaître.
3. Il en résulte que le SILA et autres ne sont pas fondés à soutenir que le jugement attaqué est irrégulier, en ce qu'il a rejeté comme présentées devant une juridiction incompétente pour en connaître leur demande dirigée contre la société XL Insurance Company SE.
En ce qui concerne les demandes fondées sur la garantie des vices cachés et sur la garantie des produits défectueux dirigées contre la société Alpes Technologies :
4. En l'absence de dispositions législative contraire, il n'appartient en principe qu'aux tribunaux judiciaires de statuer sur la responsabilité qu'une personne privée peut encourir à l'égard d'une personne publique.
5. D'une part, s'il est constant que la société Alpes Technologies a fabriqué les batteries de condensateurs en cause, les seules factures et bons de livraison produits ne permettent pas d'établir l'existence d'un contrat administratif la liant au SILA, dont les bons de commande n'ont pas été émis au nom de cette société. D'autre part, il ne résulte pas de l'instruction que les préjudices invoqués par le SILA et autres leur auraient été causés à l'occasion d'une opération de travaux immobiliers, constitutive de travaux publics. Par suite, et alors même que ces batteries de condensateurs constitueraient des ouvrages publics, il n'appartient qu'au juge judiciaire, en l'absence de dispositions législatives contraires, de statuer sur la responsabilité que la société Alpes Technologies est susceptible d'encourir à l'égard du SILA et de ses assureurs en raison des dommages causés par la défaillance de ces batteries de condensateurs.
6. Il en résulte que le SILA et autres ne sont pas fondés à soutenir que le jugement attaqué est irrégulier, en ce qu'il a rejeté comme présentées devant une juridiction incompétente pour en connaître leurs demandes fondées sur la garantie des vices cachés et sur la responsabilité du fait des produits défectueux.
Sur le bien-fondé du jugement attaqué sur le surplus des demandes :
7. Aux termes de l'article 1792 du code civil : " Tout constructeur d'un ouvrage est responsable de plein droit, envers le maître ou l'acquéreur de l'ouvrage, des dommages, même résultant d'un vice du sol, qui compromettent la solidité de l'ouvrage ou qui, l'affectant dans l'un de ses éléments constitutifs ou l'un de ses éléments d'équipement, le rendent impropre à sa destination (...) ". Aux termes du premier alinéa de l'article 1792-4 de ce code : " Le fabricant d'un ouvrage, d'une partie d'ouvrage ou d'un élément d'équipement conçu et produit pour satisfaire, en état de service, à des exigences précises et déterminées à l'avance, est solidairement responsable des obligations mises par les articles 1792, 1792-2 et 1792-3 à la charge du locateur d'ouvrage qui a mis en œuvre, sans modification et conformément aux règles édictées par le fabricant, l'ouvrage, la partie d'ouvrage ou élément d'équipement considéré (...) ".
8. Il résulte des principes qui régissent la garantie décennale des constructeurs que des désordres apparus dans le délai d'épreuve de dix ans, de nature à compromettre la solidité de l'ouvrage ou à le rendre impropre à sa destination dans un délai prévisible, engagent leur responsabilité, même s'ils ne se sont pas révélés dans toute leur étendue avant l'expiration du délai de dix ans. La personne publique maître de l'ouvrage peut rechercher devant le juge administratif la responsabilité des constructeurs pendant le délai d'épreuve de dix ans, ainsi que, sur le fondement de l'article 1792-4 du code civil précité, la responsabilité solidaire du fabricant d'un ouvrage, d'une partie d'ouvrage ou d'un élément d'équipement conçu et produit pour satisfaire, en état de service, à des exigences précises et déterminées à l'avance.
9. Il ne résulte pas de l'instruction que l'installation des batteries de condensateurs en litige, produites en série, aurait participé à une opération de conception ou d'exécution de travaux ou de réalisation d'un ouvrage répondant à des exigences spécifiquement fixées par le SILA. Par suite, le marché public, en exécution duquel le SILA s'est procuré ces batteries de condensateurs, n'a pas porté sur une opération de travaux, seule susceptible d'engager la responsabilité décennale des constructeurs, et éventuellement celle de la société Alpes Technologies en tant que fabricant de ces batteries.
10. Il résulte de ce qui précède que le SILA et autres ne sont pas fondés à soutenir que c'est à tort que, par le jugement attaqué, le tribunal administratif de Grenoble a rejeté leur demande présentée sur le fondement de la garantie décennale.
Sur les frais d'expertise judiciaire :
11. Aux termes de l'article R. 761-1 du code de justice administrative : " Les dépens comprennent les frais d'expertise, d'enquête et de toute autre mesure d'instruction dont les frais ne sont pas à la charge de l'Etat. Sous réserve de dispositions particulières, ils sont mis à la charge de toute partie perdante sauf si les circonstances particulières de l'affaire justifient qu'ils soient mis à la charge d'une autre partie ou partagés entre les parties (...) ".
12. Les frais exposés pour la réalisation de l'expertise ordonnée par le président du tribunal de grande instance d'Annecy ne relèvent pas des dépens sur lesquels il appartient à la cour de statuer en application de ces dispositions. A supposer que le SILA et autres aient entendu se prévaloir de ces dispositions, leurs conclusions tendant à ce que ces frais soient mis à la charge de la partie adverse ne peuvent qu'être rejetées.
Sur les frais liés au litige :
13. Les dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative, qui ne portent pas sur les dépens dont relèvent les frais d'une expertise, font obstacle à ce que soit mise à la charge de la société Legrand France, venant aux droits de la société Alpes Technologies, et de la société XL Insurance Company SE, qui ne sont pas les parties perdantes dans la présente instance, une somme au titre des frais exposés par le SILA et les sociétés MMA Iard Assurances Mutuelles et MMA Iard SA dans la présente instance. Il n'y a pas lieu, dans les circonstances de l'espèce, de mettre à la charge de ces derniers le paiement des frais exposés par la société Legrand France, venant aux droits de la société Alpes Technologies, et la société XL Insurance Company SE en application de ces mêmes dispositions.
DÉCIDE :
Article 1er : La requête du SILA et des sociétés MMA Iard Assurances Mutuelles et MMA Iard SA est rejetée.
Article 2 : Les conclusions présentées par la société Legrand France et la société XL Insurance Company SE en application de l'article L. 761-1 du code de justice administrative sont rejetées.
Article 3 : Le présent arrêt sera notifié au syndicat mixte du lac d'Annecy, aux sociétés MMA Iard Assurances Mutuelles et MMA Iard SA, à la société Legrand France et à la société XL Insurance Company SE.
Délibéré après l'audience du 13 juin 2024, où siégeaient :
Mme Aline Evrard, présidente-assesseure, assurant la présidence de la formation de jugement en application de l'article R. 222-26 du code de justice administrative,
Mme Christine Psilakis, première conseillère,
Mme Sophie Corvellec, première conseillère.
Rendu public par mise à disposition au greffe le 4 juillet 2024.
La rapporteure,
S. CorvellecLa présidente,
A. Evrard
La greffière,
F. Faure
La République mande et ordonne au préfet de la Haute-Savoie en ce qui le concerne ou à tous commissaires de justice à ce requis en ce qui concerne les voies de droit commun contre les parties privées, de pourvoir à l'exécution de la présente décision.
Pour expédition,
La greffière,
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N° 23LY00330