Vu la procédure suivante :
Procédure contentieuse antérieure :
La caisse primaire d'assurance maladie (CPAM) de la Haute-Savoie a demandé au tribunal administratif de Grenoble de condamner la société Enedis à lui verser une indemnité de 668 453,81 euros, augmentée de la capitalisation des intérêts, en réparation du préjudice qu'elle estime avoir subi en raison des frais exposés pour le compte de son assuré, M. ....
Par un jugement n° 1805859 du 19 novembre 2020, le tribunal administratif de Grenoble a condamné la société Enedis à verser à la CPAM de la Haute-Savoie une indemnité de 668 453,81 euros avec intérêts au taux légal à compter du 14 mai 2018 et capitalisation des intérêts.
Procédure devant la cour :
Par une requête enregistrée le 21 janvier 2021, ensemble des mémoires complémentaires enregistrés les 16 décembre 2021, 14 mars 2022 et 29 mars 2023 et un mémoire non communiqué enregistré le 16 juin 2023 , la société Enedis, représentée par la SCP Dünner-Carret-Duchatel-Escallier, demande à la cour :
1°) d'annuler les articles 2 et 3 du jugement n° 1805859 du 19 novembre 2020 du tribunal administratif de Grenoble ;
2°) à titre principal, de rejeter la demande de la CPAM de la Haute-Savoie ;
3°) à titre subsidiaire, de condamner la société ... à la garantir des condamnations susceptibles d'être prononcées à son encontre ;
4°) de lui allouer la somme de 3 000 euros en application de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
La société Enedis soutient que :
* le jugement est irrégulier dès lors que les ayants droit de M. D..., victime décédée, n'ont pas été appelés en la cause ;
* la demande de la CPAM de la Haute-Savoie est irrecevable en l'absence de décision préalable ayant pour objet de lier le contentieux ;
* l'action en responsabilité est prescrite, la demande d'indemnisation de la caisse n'ayant pas été précédée d'une demande préalable antérieurement à l'expiration du délai de prescription ;
* la faute commise par la victime qui a réalisé des travaux sous une ligne électrique sans attestation de mise hors tension transmise par l'exploitant et alors que la ligne était apparente et en bon état d'entretien est de nature à exonérer totalement ou, au moins en partie, la société Enedis de sa responsabilité ;
* le décompte produit par la CPAM ne permet pas de vérifier et de ventiler les différents postes de préjudices indemnisables.
Par des mémoires en défense enregistrés les 14 avril 2021 et 14 mars 2022, la société ..., représentée par la SELARL Piras et associés, conclut :
1°) au rejet de la requête ;
2°) à ce que la somme de 4 000 euros soit mise à la charge de la société Enedis sur le fondement de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
La société ... soutient que :
* la société Enedis ne demandant pas l'annulation de l'article 1er du jugement attaqué qui n'admet pas l'intervention de la société ... ne peut solliciter, en appel, sa condamnation ;
* elle n'a commis aucune faute dès lors qu'elle a déposé une déclaration d'intention de commencer les travaux le 14 décembre 2010 et qu'une réponse de la société Enedis lui a été adressée le 23 décembre 2010 ;
* la faute de la société Enedis est caractérisée.
Par des mémoires en défense enregistrés les 17 décembre 2021, 15 avril 2022 et 30 mars 2023, la CPAM de la Haute-Savoie, ayant donné délégation à la CPAM de la Loire, représentée par la SELARL Traverso-Trequattrini et Associés, conclut :
1°) au rejet de la requête ;
2°) à ce que la somme de 5 000 euros soit mise à la charge de la société Enedis sur le fondement de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
La CPAM de la Haute-Savoie soutient que :
- son action n'est pas prescrite, les dispositions de l'article 2226 du code civil prévoyant une prescription de dix ans s'agissant des dommages corporels ; en outre, la société Enedis n'est pas fondée à opposer, pour la première fois en appel, l'exception de prescription ; enfin, les conclusions indemnitaires ont été précédées d'une demande indemnitaire préalable antérieurement à l'expiration du délai de prescription ;
- la société Enedis est responsable sur le fondement d'un régime de responsabilité sans faute, la victime étant tiers par rapport à l'ouvrage public.
Par un mémoire en défense enregistré le 8 novembre 2022, Mme E... D..., en qualité d'ayant droit de M. C... D..., décédé, et représentant ses enfants, B... et A..., mineurs, représentée par la SELAS CCMC Avocats, conclut :
1°) au rejet de la requête ;
2°) à ce que la somme de 5 000 euros soit mise à la charge de la société Enedis sur le fondement de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Mme D... soutient que :
- son appel en cause n'était pas nécessaire dès lors que ses préjudices ont été entièrement indemnisés ;
- la société Enedis est responsable des dommages ayant conduit au décès de son époux sur le fondement de la responsabilité sans faute.
Par lettre du 14 juin 2022 les parties ont été informées, en application des dispositions de l'article R. 611-7 du code de justice administrative, de ce que l'arrêt à intervenir était susceptible d'être fondé sur un moyen d'ordre public relevé d'office tiré de l'irrégularité du jugement attaqué dès lors qu'il s'est prononcé sur les droits de la caisse primaire d'assurance maladie sans mettre en cause les ayants droit de M. C... D....
Par un courrier du 4 mai 2023, les parties ont été informées que la Cour est susceptible de se fonder sur le moyen, relevé d'office, tiré de l'irrecevabilité des conclusions d'appel en garantie formées par la société Enedis à l'encontre de la société ... comme nouvelles en appel.
La clôture d'instruction a été prononcée, à effet immédiat, le 11 avril 2023.
Par une lettre du 4 mai 2023, la cour a demandé à la CPAM de Haute-Savoie et à la CPAM de la Loire, sur le fondement de l'article R. 613-1-1 du code de justice administrative, d'apporter tous justificatifs quant au montant des débours sollicités, notamment, la méthode mise en œuvre pour établir le montant de la rente accident de travail et le capital octroyé aux ayants droit de M. D....
La CPAM de la Loire a transmis la méthode de calcul des rentes ayants-droit le 9 mai 2023.
Des pièces ont été produites pour la CPAM de la Loire agissant pour le compte de celle de Haute-Savoie le 20 juin 2023 après la clôture de l'instruction.
Vu les autres pièces du dossier.
Vu :
* le code de la sécurité sociale ;
* le code de justice administrative.
Les parties ont été régulièrement averties du jour de l'audience.
Ont été entendus au cours de l'audience publique :
* le rapport de Mme Bentéjac, première conseillère,
* les conclusions de Mme Cottier, rapporteure publique,
* et les observations de Me Motal, représentant la caisse primaire d'assurance maladie de la Loire, de Me Carret, représentant la société Enedis et de Me Brun, représentant Mme D....
Considérant ce qui suit :
1. M. D..., gérant de la société ..., a été victime, le 26 avril 2011, d'une électrocution alors qu'il effectuait des travaux de montage des éléments d'une grue en qualité de sous-traitant de la société ... sur un chantier de construction de logements à Rumilly. Il est décédé des suites de ses blessures. La caisse primaire d'assurance maladie (CPAM) de la Haute-Savoie a demandé la condamnation de la société Enedis à lui rembourser les débours exposés pour le compte de son assuré pour un montant de 668 453,81 euros. Par jugement du 19 novembre 2020, le tribunal administratif de Grenoble, après avoir écarté l'intervention de la société ..., a condamné la société Enedis à verser à la CPAM de la Haute-Savoie une indemnité de 668 453,81 euros avec intérêts au taux légal à compter du 14 mai 2018 et capitalisation des intérêts à compter du 12 septembre 2019 ainsi qu'à chaque échéance annuelle. La société Enedis relève appel de ce jugement.
Sur la recevabilité des conclusions d'appel en garantie :
2. Les conclusions d'appel en garantie formées par la société Enedis à l'encontre de la société ... sont irrecevables comme nouvelles en appel.
Sur la régularité du jugement :
3. Aux termes du huitième alinéa de l'article L. 454-1 du code de la sécurité sociale applicable à la réparation des préjudices corporels résultant d'accidents du travail ou de maladies professionnelles: " Si la lésion dont est atteint l'assuré social est imputable à une personne autre que l'employeur ou ses préposés, la victime ou ses ayants droit conserve contre l'auteur de l'accident le droit de demander la réparation du préjudice causé, conformément aux règles de droit commun, dans la mesure où ce préjudice n'est pas réparé par application du présent livre. (...) Si la responsabilité du tiers auteur de l'accident est entière ou si elle est partagée avec la victime, la caisse est admise à poursuivre le remboursement des prestations mises à sa charge à due concurrence de la part d'indemnité mise à la charge du tiers qui répare l'atteinte à l'intégrité physique de la victime, à l'exclusion de la part d'indemnité, de caractère personnel, correspondant aux souffrances physiques ou morales par elle endurées et au préjudice esthétique et d'agrément (...) ". Aux termes de l'article L. 455-2 du même code : " (...) Dans les cas prévus aux articles L. 452-1 à L. 452-5, L. 453-1 et L. 454-1, la victime ou ses ayants droit doivent appeler la caisse en déclaration de jugement commun ou réciproquement (...) "
4. Il appartient au juge administratif, qui dirige l'instruction, d'assurer, en tout état de la procédure, le respect de ces dispositions. Ainsi, le tribunal administratif, saisi par la victime ou par la caisse d'une demande tendant à la réparation du dommage corporel par l'auteur de l'accident, doit appeler en la cause, selon le cas, la caisse ou la victime. La méconnaissance des obligations de mise en cause entache le jugement d'une irrégularité que le juge d'appel doit, au besoin, relever d'office.
5. Il résulte de ce qui a été dit au point précédent qu'il appartenait au tribunal, saisi par la CPAM de la Haute-Savoie, d'une demande tendant à l'indemnisation des débours exposés en lien avec l'accident dont a été victime M. D..., de communiquer cette demande aux ayants droit de M. D.... En s'abstenant de procéder à cette communication, le tribunal a entaché son jugement d'irrégularité. Par suite, il y a lieu d'annuler le jugement. Mme E... D..., épouse de la victime et représentante de ses enfants mineurs, ayants droit de M. D..., victime décédée, ayant été mise en cause par la cour, il y a lieu d'évoquer et de statuer immédiatement sur la demande de la CPAM de la Haute-Savoie présentée devant le tribunal administratif de Grenoble.
Sur la fin de non-recevoir opposée :
6. Par courrier du 11 mai 2018, reçu le 14 mai 2018, la CPAM de la Haute-Savoie a adressé à la société Enedis une demande indemnitaire préalable qui a lié le contentieux. La fin de non-recevoir opposée par cette société tirée du défaut de liaison du contentieux doit, dès lors et en tout état de cause, être écartée.
Sur la responsabilité :
7. La société Enedis doit être tenue pour responsable, même en l'absence de faute, des dommages causés aux tiers par le fait des ouvrages publics dont elle est concessionnaire. Elle ne peut être exonérée de la responsabilité qui lui incombe que si ces dommages sont imputables à une faute de la victime ou à une force majeure.
8. Il résulte de l'instruction que M. D..., qui manipulait une élingue de grue, a été victime, le 26 avril 2011, d'une électrocution provoquée par la ligne électrique à haute tension passant en surplomb et est décédé des suites de ses blessures. L'accident en cause est ainsi imputable à un ouvrage public à l'égard duquel M. D... avait la qualité de tiers.
9. La société Enedis soutient que M. D... dirigeant de l'entreprise du même nom, sous-traitant de la société ..., a commis une faute en réalisant des travaux sous une ligne électrique haute tension sans attestation de mise hors tension de la ligne préalablement transmise par l'exploitant et alors que la ligne était visible et d'une hauteur de plus de 8 mètres. Toutefois, il résulte de l'instruction, ainsi que cela a été retenu par le tribunal correctionnel dans son jugement du 29 avril 2016, que la société ..., par courriel du 20 avril 2011 adressé à la société Enedis, a demandé la confirmation de la neutralisation de la ligne électrique le vendredi 22 avril 2011 " comme convenu ". Elle fait référence à un précédent courrier du mois de mars de la société Enedis indiquant que la date du 22 avril 2011 était retenue pour la neutralisation de la ligne, les travaux de montage de la grue étant prévus le 26 avril suivant. En réponse à cette demande, la société Enedis a indiqué, le même jour, que l'intervention était confirmée. Ainsi, en procédant aux travaux de déchargement des éléments de la grue à proximité de la ligne électrique, M. D... qui avait, par l'intermédiaire de la société ... dont il était le sous-traitant, l'assurance de la mise hors tension de celle-ci, n'a commis aucune faute de nature à exonérer la société Enedis de sa responsabilité, même si la ligne était parfaitement visible.
Sur l'exception de prescription opposée par la société Enedis :
10. D'une part, aux termes de l'article 1er de la loi du 31 décembre 1968 relative à la prescription des créances sur l'Etat, les départements, les communes et les établissements publics : " Sont prescrites, au profit de l'Etat, des départements et des communes, sans préjudice des déchéances particulières édictées par la loi, et sous réserve des dispositions de la présente loi, toutes créances qui n'ont pas été payées dans le délai de quatre ans à partir du premier jour de l'année suivant celle au cours de laquelle les droits ont été acquis./ Sont prescrites, dans le même délai et sous la même réserve, les créances sur les établissements publics dotés d'un comptable public ". Il résulte de ces dispositions que les règles de prescription qu'elles prévoient visent les créances dont sont débiteurs l'Etat, les départements, les communes et les établissements publics dotés d'un comptable public mais ne sont pas applicables aux créances dont une personne privée est débitrice, quel qu'en soit le créancier. Par suite, l'exception de prescription quadriennale opposée par la société Enedis à la créance dont se prévaut la CPAM de la Haute-Savoie, à raison de l'accident survenu à M. D... le 26 avril 2011 doit être écartée.
11. D'autre part, Enedis oppose également l'exception de prescription résultant des dispositions de l'article 2270-1 du code civil. Toutefois, de telles dispositions ne sont plus applicables depuis la loi du 17 juin 2008 portant réforme de la prescription en matière civile. Les actions en responsabilité nées en raison d'un évènement ayant entraîné un dommage corporel se prescrivent dorénavant dans un délai de dix ans à compter de la date de consolidation du dommage conformément aux dispositions de l'article 2226 du code civil. En l'espèce, le délai de prescription ayant été interrompu par la demande préalable du 11 mai 2018 adressée par la CPAM de la Haute-Savoie à la société Enedis, l'exception de prescription résultant de ces dernières dispositions doit également être écartée.
Sur le préjudice :
12. Le montant des prestations exposées par la CPAM de la Haute-Savoie s'élève à la somme totale de 668 453,81 euros comprenant des frais de transport exposés le 26 avril 2011 pour une somme de 2 092 euros, une rente versée aux trois ayants droit de M. D... pour un montant total de 123 593,39 euros ainsi que d'un capital versé à ces derniers pour un montant de 542 768,42 euros. La CPAM de la Loire a, en réponse à une mesure d'instruction demandée par la cour, justifié de la méthode de calcul qui fait référence à l'arrêté du 27 décembre 2011 relatif à l'application des articles R. 376-1 et R. 454-1 du code de la sécurité sociale fixant le barème servant à la détermination du capital représentatif des rentes d'accidents de travail.
13. Il y a, dès lors, lieu de condamner la société Enedis à verser à la CPAM de la Haute-Savoie cette somme de 668 453,81 euros.
Sur les intérêts et la capitalisation des intérêts :
14. La CPAM de la Haute-Savoie a droit aux intérêts au taux légal sur la somme de 668 453,81 euros à compter du 14 mai 2018, date de réception de sa demande préalable par la société Enedis. La capitalisation des intérêts a été demandée le 12 septembre 2018. Il y a lieu de faire droit à cette demande à compter du 12 septembre 2019, date à laquelle était due, pour la première fois, une année d'intérêts, ainsi qu'à chaque échéance annuelle à compter de cette date.
Sur les conclusions tendant à l'application de l'article L. 761-1 du code de justice administrative :
15. Les dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative font obstacle à ce qu'une somme soit mise à la charge de l'une des parties en défense, qui ne sont pas, dans la présente instance, les parties perdantes. Il y a lieu, en revanche, de mettre à la charge de la société Enedis une somme de 1 500 euros à verser à la société ..., une somme de 1 500 euros à verser à la CPAM de la Haute-Savoie et une somme du même montant à verser à Mme D... en application des dispositions précitées.
D E C I D E :
Article 1er: Les articles 2 et 3 du jugement n° 1805859 du 19 novembre 2020 du tribunal administratif de Grenoble sont annulés.
Article 2 : La société Enedis est condamnée à verser à la CPAM de la Haute-Savoie une indemnité de 668 453,81 euros avec intérêts au taux légal à compter du 14 mai 2018. Les intérêts seront capitalisés pour porter eux-mêmes intérêts à compter du 12 septembre 2019 ainsi qu'à chaque échéance annuelle ultérieure.
Article 3 : Les conclusions d'appel en garantie présentées par la société Enedis à l'encontre de la société ... sont rejetées.
Article 4 : La société Enedis versera à la caisse primaire d'assurance maladie de la Haute-Savoie une somme de 1 500 euros au titre des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Article 5 : La société Enedis versera à Mme E... D... une somme de 1 500 euros au titre des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Article 6 : La société Enedis versera à la société ... une somme de 1 500 euros au titre des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Article 7 : Le présent arrêt sera notifié à la caisse primaire d'assurance maladie de la Haute-Savoie, à la caisse primaire d'assurance maladie de la Loire, à la société Enedis, à la société ... et à Mme E... D....
Délibéré après l'audience du 8 juin 2023, à laquelle siégeaient :
M. Pourny, président de chambre,
M. Stillmunkes, président assesseur,
Mme Bentéjac, première conseillère,
Rendu public par mise à disposition au greffe le 20 juillet 2023.
La rapporteure,
C. BentéjacLe président,
F. Pourny
La greffière,
F. Abdillah
La République mande et ordonne au ministre de la transition écologique et de la cohésion des territoires, en ce qui le concerne, ou à tous commissaires de justice à ce requis, en ce qui concerne les voies de droit commun contre les parties privées, de pourvoir à l'exécution de la présente décision.
Pour expédition,
La greffière,
2
N° 21LY00206