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29/06/2021 | FRANCE | N°19LY01017

France | France, Cour administrative d'appel de Lyon, 3ème chambre, 29 juin 2021, 19LY01017


Vu les procédures suivantes :

Procédure contentieuse antérieure

Par une ordonnance de renvoi du 24 mai 2017, la présidente du tribunal administratif de Melun a transmis au tribunal administratif de Lyon la requête de l'association Comité de recherche et d'information indépendantes sur le génie génétique (CRIIGEN).

L'association CRIIGEN a demandé au tribunal :

1°) d'annuler la décision du 6 mars 2017 par laquelle le directeur général de l'Agence nationale de sécurité sanitaire de l'alimentation, de l'environnement et du travail (ANSES) a autorisé la

mise sur le marché du produit phytopharmaceutique Roundup Pro 360 par la société Monsant...

Vu les procédures suivantes :

Procédure contentieuse antérieure

Par une ordonnance de renvoi du 24 mai 2017, la présidente du tribunal administratif de Melun a transmis au tribunal administratif de Lyon la requête de l'association Comité de recherche et d'information indépendantes sur le génie génétique (CRIIGEN).

L'association CRIIGEN a demandé au tribunal :

1°) d'annuler la décision du 6 mars 2017 par laquelle le directeur général de l'Agence nationale de sécurité sanitaire de l'alimentation, de l'environnement et du travail (ANSES) a autorisé la mise sur le marché du produit phytopharmaceutique Roundup Pro 360 par la société Monsanto S.A.S. ;

2°) de saisir la Cour de justice de l'Union européenne d'une question préjudicielle en appréciation de validité des règlements d'exécution (UE) n° 2016/1056 du 29 juin 2016 et n° 2016/1313 du 1er aout 2016 modifiant le règlement d'exécution (UE) n° 540/2011 en ce qui concerne les conditions d'approbation de la substance active glyphosate ;

3°) de mettre à la charge de l'ANSES la somme de 10 000 euros en application de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Par un jugement n° 1704067 du 15 janvier 2019, le tribunal administratif de Lyon a annulé la décision du 6 mars 2017 par laquelle le directeur général de l'ANSES a autorisé la mise sur le marché du produit phytopharmaceutique Roundup Pro 360 par la société Monsanto S.A.S., a mis à la charge de l'ANSES une somme de 1 200 euros en application de l'article L. 761-1 du code de justice administrative et a rejeté le surplus des conclusions des parties.

Procédures devant la cour

I°) Par une requête enregistrée le 15 mars 2019, sous le numéro 19LY01017, et quatre mémoires enregistrés le 25 novembre 2019, le 13 octobre 2020, le 22 février 2021 et le 26 mars 2021, ce dernier n'ayant pas été communiqué, la société Monsanto S.A.S., depuis devenue société Bayer Seeds S.A.S., représentée par Me F... (cabinet Bredin Prat), avocat, demande à la cour :

1°) d'annuler ce jugement du tribunal administratif de Lyon du 15 janvier 2019 ;

2°) de rejeter la demande du CRIIGEN ;

3°) de mettre à la charge du CRIIGEN une somme de 10 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Elle soutient que :

- sa requête est recevable ;

- le jugement attaqué est insuffisamment motivé ;

- la demande de première instance n'était pas recevable, le président du CRIIGEN ne démontrant pas avoir été régulièrement habilité à saisir le tribunal ;

- les premiers juges ont commis une erreur de droit en se fondant sur l'article 5 de la Charte de l'environnement, celui-ci étant inapplicable à la décision en litige ;

- les premiers juges ont commis une erreur de droit en faisant application du principe de précaution à un risque qu'ils ont considéré comme avéré ;

- les premiers juges ont commis une erreur de droit en opérant un contrôle normal, sans se limiter à un contrôle de l'erreur manifeste d'appréciation ;

- les premiers juges ont commis une erreur de droit en se fondant sur un risque propre au glyphosate, cette substance active ayant été approuvée par un règlement communautaire ;

- les premiers juges ont commis une erreur de droit en s'abstenant de fonder leur décision sur l'état des connaissances scientifiques à la date de la décision en litige ;

- les premiers juges ont commis une erreur de fait et une erreur d'appréciation en retenant un potentiel cancérigène du Round Up Pro 360 ;

- les premiers juges ont commis une erreur de fait et une erreur d'appréciation en retenant une toxicité du Round Up Pro 360 pour la reproduction humaine ;

- les premiers juges ont commis une erreur de fait et une erreur d'appréciation en retenant une toxicité du Round Up Pro 360 pour les organismes aquatiques ;

- les mesures de précaution prévues par l'autorisation en litige sont suffisantes.

Par sept mémoires en défense enregistrés le 9 mars 2020, le 16 novembre 2020, le 7 décembre 2020, le 13 janvier 2021, le 2 février 2021, le 22 février 2021 et le 29 mars 2021, ce dernier n'ayant pas été communiqué, l'association CRIIGEN, représentée par Me C... (K... J... C... avocats), avocate, conclut au rejet de la requête et demande, dans le dernier état de ses écritures, que soit mise à la charge de la société Monsanto la somme de 10 000 euros en application de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Elle expose que :

- la requête est irrecevable, celle-ci ne contenant aucun moyen et n'ayant pas été régularisée dans le délai d'appel, en méconnaissance de l'article R. 411-1 du code de justice administrative ;

- les moyens soulevés ne sont pas fondés ;

- l'irrégularité de la procédure d'évaluation du Roundup Pro 360 justifie également l'annulation de la décision en litige ;

- l'administration devait retirer l'autorisation litigieuse en application de l'article 44 du règlement du 21 octobre 2009.

Par quatre mémoires en observations enregistrés le 25 novembre 2020, le 18 décembre 2020, le 5 février 2021 et le 19 février 2021, l'ANSES, représentée par Me G..., avocat, demande à la cour de faire droit aux conclusions présentées par la société Monsanto S.A.S., depuis devenue société Bayer Seeds S.A.S., et de mettre à la charge de l'association CRIIGEN une somme de 3 000 euros en application de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Elle expose que :

- le moyen retenu par les premiers juges n'est pas fondé ;

- les premiers juges ont fait une application erronée du principe de précaution ;

- l'autorisation de mise sur le marché du Typhon, de composition identique au Round Up Pro 360, a été régulièrement précédée d'une procédure d'évaluation ;

- l'autorisation en litige est conforme aux données scientifiques disponibles à la date à laquelle elle a été adoptée ;

- aucune erreur manifeste d'appréciation n'entache le choix des mesures de précaution.

Par ordonnance du 2 mars 2021, la clôture d'instruction a été fixée, en dernier lieu, au 29 mars 2021.

II°) Par une requête enregistrée le 15 mars 2019, sous le numéro 19LY01031, et trois mémoires enregistrés le 25 novembre 2020, le 5 février 2021 et le 19 février 2021, l'Agence nationale de sécurité sanitaire de l'alimentation, de l'environnement et du travail, représentée par Me A... (I... A... associés) puis par Me G..., avocats, demande à la cour :

1°) d'annuler ce jugement du tribunal administratif de Lyon du 15 janvier 2019 ;

2°) de rejeter la demande du CRIIGEN ;

3°) de mettre à la charge du CRIIGEN une somme de 3 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Elle soutient que :

- le jugement attaqué est insuffisamment motivé ;

- les premiers juges ont commis une erreur de droit en se fondant sur les principes constitutionnel et législatif de précaution, alors que ceux-ci étaient inopérants à l'encontre d'une décision régie par le droit communautaire ;

- la décision litigieuse mettant en oeuvre des règlements communautaires, la régularité de ceux-ci ne peut être remise en cause en dehors de toute question préjudicielle ;

- les premiers juges ont commis une erreur de droit en se fondant sur les propriétés de la substance active approuvée au niveau communautaire ;

- les premiers juges ont méconnu leur office en se prononçant sur l'atteinte à l'environnement occasionnée par l'usage du produit autorisé, et non sur un éventuel doute sérieux quant à l'absence de risque pour la santé ou l'environnement de ce produit, et en en déduisant une obligation de refuser l'autorisation sollicitée ;

- les premiers juges se sont mépris sur leur office en opérant un contrôle normal sur les mesures de précaution mises en oeuvre et ont commis une erreur de droit en ne recherchant pas si ces mesures étaient adéquates ;

- les premiers juges ont commis une erreur de fait en considérant que la monographie du CIRC est plus fiable que l'évaluation de l'EFSA ;

- les premiers juges ont commis une erreur de fait en se fondant sur le taux de glyphosate du produit pour le qualifier de cancérigène probable ;

- les premiers juges ont commis des erreurs de fait pour conclure que le caractère cancérigène du Typhon n'a pas été préalablement étudié ;

- les premiers juges ont commis une erreur de fait et une erreur d'appréciation en retenant que le produit autorisé est suspecté d'être toxique pour la reproduction humaine ;

- les premiers juges ont commis une erreur de fait et une erreur de droit en se bornant à retenir que le produit autorisé est toxique pour les organismes aquatiques sans rechercher si les conditions d'emploi et les mesures de précaution imposées étaient adaptées et proportionnées ;

- les autres moyens soulevés en première instance n'étaient pas fondés ;

- les premiers juges ont dénaturé les pièces du dossier en considérant que la préparation autorisée n'avait pas préalablement fait l'objet d'une évaluation régulière.

Par cinq mémoires en défense enregistrés le 28 mai 2019, le 14 janvier 2021, le 2 février 2021, le 22 février 2021 et le 29 mars 2021, ce dernier n'ayant pas été communiqué, l'association CRIIGEN, représentée par Me C... (I... J... C... et associés), avocat, conclut au rejet de la requête et demande à la cour que soit mise à la charge de l'ANSES la somme de 10 000 euros en application de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Elle expose que :

- les moyens soulevés ne sont pas fondés ;

- l'administration devait retirer l'autorisation litigieuse en application de l'article 44 du règlement du 21 octobre 2009 ;

- l'article D. 253-14 du code rural et de la pêche maritime est contraire à l'article 4 du règlement (CE) n° 1107/2009 ;

- le typhon ayant depuis été interdit, l'autorisation litigieuse de mise sur le marché d'un produit de revente procède d'une erreur manifeste d'appréciation.

Par deux mémoires en observations enregistrés le 22 février 2021 et le 26 mars 2021, ce dernier n'ayant pas été communiqué, la société Bayer Seeds S.A.S., représentée par Me F..., avocat, demande à la cour de faire droit aux conclusions présentées par l'ANSES.

Elle expose s'en référer aux moyens qu'elle a elle-même soulevés à l'appui d'une requête distincte et aux écritures produites dans cette instance.

Par ordonnance du 2 mars 2021, la clôture de l'instruction a été fixée, en dernier lieu, au 29 mars 2021.

Vu les autres pièces du dossier ;

Vu :

- la Constitution, notamment la Charte de l'environnement ;

- le Traité sur le fonctionnement de l'Union européenne ;

- la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne ;

- le règlement (CE) n° 1272/2008 du Parlement européen et du Conseil du 16 décembre 2008 relatif à la classification, à l'étiquetage et à l'emballage des substances et des mélanges ;

- le règlement (CE) n° 1107/2009 du Parlement européen et du Conseil du 21 octobre 2009 concernant la mise sur le marché des produits phytopharmaceutiques ;

- la directive n° 91/414/CEE du Conseil du 15 juillet 1991 concernant la mise sur le marché des produits phytopharmaceutiques ;

- la directive n° 2009/128/CE du 21 octobre 2009 instaurant un cadre d'action communautaire pour parvenir à une utilisation des pesticides compatible avec le développement durable ;

- la directive n° 2010/77/UE du 10 novembre 2010 modifiant la directive n° 91/414/CEE du Conseil en ce qui concerne la date d'expiration de l'inscription de certaines substances actives à l'annexe I ;

- le règlement d'exécution (UE) n° 540/2011 de la Commission du 25 mai 2011 ;

- le règlement d'exécution (UE) n° 2016/1056 de la Commission du 29 juin 2016 modifiant le règlement d'exécution (UE) n° 540/2011 ;

- le règlement d'exécution (UE) n° 2016/1313 de la Commission du 1er aout 2016 modifiant le règlement d'exécution (UE) n° 540/2011 ;

- le code de la santé publique ;

- le code de l'environnement ;

- le code rural et de la pêche maritime ;

- le code de justice administrative.

Les parties ayant été régulièrement averties du jour de l'audience ;

Après avoir entendu au cours de l'audience publique :

- le rapport de Mme D... H..., première conseillère,

- les conclusions de M. Samuel Deliancourt, rapporteur public,

- et les observations de Me F... et de Me B..., avocats, représentant la société Bayer Seeds S.A.S., de Me G... et de Me E..., avocats, représentant l'ANSES et Me C..., avocate, représentant l'association CRIIGEN ;

Une note en délibéré présentée pour la société Bayer Seeds S.A.S. dans l'instance n° 19LY01017 a été enregistrée le 18 juin 2021 et n'a pas été communiquée.

Considérant ce qui suit :

1. Par un jugement du 15 janvier 2019, le tribunal administratif de Lyon a annulé, à la demande de l'association Comité de recherche et d'information indépendantes sur le génie génétique (CRIIGEN), la décision du directeur général de l'Agence nationale de sécurité sanitaire de l'alimentation, de l'environnement et du travail du 6 mars 2017 autorisant la société Monsanto S.A.S à mettre sur le marché le produit phytopharmaceutique Roundup Pro 360. Par deux requêtes distinctes, la société Monsanto S.A.S, depuis devenue société Bayer Seeds S.A.S., et l'Agence nationale de sécurité sanitaire de l'alimentation, de l'environnement et du travail (ANSES) relèvent appel de ce jugement.

2. Les requêtes de la société Bayer Seeds S.A.S. et de l'ANSES étant ainsi dirigées contre le même jugement, il y a lieu de les joindre pour y statuer par un seul arrêt.

Sur la recevabilité de la requête de la société Bayer Seeds S.A.S. :

3. Aux termes de l'article R. 411-1 du code de justice administrative : " La juridiction est saisie par requête. La requête indique les nom et domicile des parties. Elle contient l'exposé des faits et moyens, ainsi que l'énoncé des conclusions soumises au juge. L'auteur d'une requête ne contenant l'exposé d'aucun moyen ne peut la régulariser par le dépôt d'un mémoire exposant un ou plusieurs moyens que jusqu'à l'expiration du délai de recours ".

4. Si la requête de la société Monsanto S.A.S. enregistrée le 15 mars 2019 se présente comme une requête sommaire, en annonçant la production ultérieure d'un mémoire complémentaire, elle contenait néanmoins l'exposé de moyens, énoncés avec suffisamment de précisions pour permettre à la cour d'en comprendre la portée et d'y statuer. Cette requête est, par suite, suffisamment motivée. La fin de non-recevoir opposée en défense par le CRIIGEN sur le fondement des dispositions précitées ne peut dès lors être retenue.

Sur la régularité du jugement attaqué :

5. En premier lieu, aux termes de l'article L. 9 du code de justice administrative : " Les jugements sont motivés ".

6. Il ressort du jugement attaqué, notamment de ses paragraphes 7 à 11, que les premiers juges ont précisément indiqué les motifs les ayant conduits à retenir le moyen tiré de la méconnaissance du principe de précaution résultant de l'article 5 de la Charte de l'environnement. Par suite, et alors même qu'ils n'ont pas précisé les raisons pour lesquelles ils ont estimé insuffisantes les précautions d'emploi fixées par l'autorisation en litige, le jugement attaqué est motivé, sans que les appelants ne puissent utilement contester, à l'appui de ce moyen, le raisonnement alors suivi par les premiers juges. Le moyen tiré de la méconnaissance de l'article L. 9 du code de justice administrative doit être écarté.

7. En second lieu, les erreurs de fait, de droit et d'appréciation dont les premiers juges auraient, selon l'ANSES et la société Bayer Seeds S.A.S., entaché le jugement attaqué ne sont susceptibles d'affecter que le bien-fondé de ce jugement et demeurent sans incidence sur sa régularité.

Sur la recevabilité de la demande de première instance :

8. Une association est régulièrement engagée par l'organe tenant de ses statuts le pouvoir de la représenter en justice, sauf stipulation de ces statuts réservant expressément à un autre organe la capacité de décider de former une action devant le juge administratif. Il appartient à la juridiction administrative saisie, qui en a toujours la faculté, de s'assurer, le cas échéant et notamment lorsque cette qualité est contestée sérieusement par l'autre partie ou qu'au premier examen, l'absence de qualité du représentant de la personne morale semble ressortir des pièces du dossier, que le représentant de cette personne morale justifie de sa qualité pour agir au nom de cette partie. A ce titre, si le juge doit s'assurer de la réalité de l'habilitation du représentant de l'association qui l'a saisi, lorsque celle-ci est requise par les statuts, il ne lui appartient pas, en revanche, de vérifier la régularité des conditions dans lesquelles une telle habilitation a été adoptée.

9. Il ressort des pièces du dossier de première instance que, pour justifier que son président avait été régulièrement habilité à ester en justice, l'association CRIIGEN a produit au tribunal administratif un extrait du procès-verbal de la réunion de son conseil d'administration du 4 avril 2017, certifié conforme et signé par son président. La seule circonstance que cet extrait ne soit pas accompagné de la feuille de présence à laquelle il se réfère n'est pas de nature à remettre en cause l'exactitude de ses termes. A défaut de tout autre élément tendant à contredire cet extrait, le président de l'association justifiait ainsi avoir été habilité à saisir le tribunal administratif. Par suite, la société Bayer Seeds S.A.S. n'est pas fondée à soutenir que la demande de première instance n'était pas recevable.

Sur le bien-fondé du jugement attaqué :

10. Aux termes de l'article 5 de la Charte de l'environnement : " Lorsque la réalisation d'un dommage, bien qu'incertaine en l'état des connaissances scientifiques, pourrait affecter de manière grave et irréversible l'environnement, les autorités publiques veillent, par application du principe de précaution et dans leurs domaines d'attributions, à la mise en oeuvre de procédures d'évaluation des risques et à l'adoption de mesures provisoires et proportionnées afin de parer à la réalisation du dommage ".

11. Un produit phytopharmaceutique qui méconnaît les exigences du principe de précaution ne peut légalement bénéficier d'une autorisation de mise sur le marché. Il appartient dès lors à l'autorité compétente, saisie d'une demande d'autorisation de mise sur le marché, de rechercher s'il existe des éléments circonstanciés de nature à accréditer l'hypothèse d'un risque de dommage grave et irréversible pour l'environnement ou d'atteinte à l'environnement susceptible de nuire de manière grave à la santé, qui justifierait, en dépit des incertitudes subsistant quant à sa réalité et à sa portée en l'état des connaissances scientifiques, l'application du principe de précaution. Si cette condition est remplie, il lui incombe de veiller à ce que des procédures d'évaluation du risque identifié soient mises en oeuvre par les autorités publiques ou sous leur contrôle et de vérifier que, eu égard, d'une part, à la plausibilité et à la gravité du risque, d'autre part, à l'intérêt du produit, les mesures de précaution dont l'autorisation est assortie afin d'éviter la réalisation du dommage ne sont ni insuffisantes, ni excessives. Il appartient au juge, saisi de conclusions dirigées contre l'autorisation de mise sur le marché et au vu de l'argumentation dont il est saisi, de vérifier que l'application du principe de précaution est justifiée, puis de s'assurer de la réalité des procédures d'évaluation du risque mises en oeuvre et de l'absence d'erreur manifeste d'appréciation dans le choix des mesures de précaution.

12. Si l'autorisation en litige a été délivrée, conformément à l'article L. 253-1 du code rural et de la pêche maritime, en application du règlement (CE) n° 1107/2009 du 21 octobre 2009 susvisé, l'article 1er de ce règlement dispose que " les Etats membres ne sont pas empêchés d'appliquer le principe de précaution lorsqu'il existe une incertitude scientifique quant aux risques concernant la santé humaine ou animale ou l'environnement que représentent les produits phytopharmaceutiques devant être autorisés sur leur territoire ". En vertu de ces dispositions, qui ne comportent pas de prescriptions inconditionnelles mais supposent l'exercice d'un pouvoir d'appréciation, il appartient à l'autorité administrative, saisie d'une demande d'autorisation de mise sur le marché d'un produit phytopharmaceutique, de veiller au respect du principe de précaution garanti par l'article 5 de la Charte de l'environnement. Par suite, contrairement à ce que prétendent les requérantes, le moyen tiré de la méconnaissance de ces dispositions n'est pas inopérant.

13. Il ressort des pièces du dossier que la décision en litige autorise la mise sur le marché du Round Up Pro 360, produit phytopharmaceutique comprenant du glyphosate comme substance active. La circonstance que cette substance ait été approuvée par les autorités communautaires ne fait pas obstacle à ce qu'elle soit prise en compte pour apprécier l'existence d'un risque de dommage grave et irréversible pour l'environnement ou d'atteinte à l'environnement susceptible de nuire de manière grave à la santé, justifiant l'application du principe de précaution. En revanche, ce risque devant être apprécié en l'état des connaissances scientifiques au jour de l'autorisation en litige, les parties ne sauraient utilement se prévaloir des différents avis et études relatifs au glyphosate intervenus postérieurement. En mars 2015, le Centre international de recherche sur le cancer (CIRC), placé auprès de l'Organisation mondiale de la santé, a considéré le glyphosate comme " cancérigène probable pour l'homme ", au vu notamment d'expérimentations sur l'animal et de mécanismes d'induction tumorale. Saisie de cette étude et après instruction par un groupe d'expertise collective d'urgence fondée sur une analyse des études alors disponibles, l'ANSES a, dans un avis du 9 février 2016, estimé que le niveau de preuve de la cancérogénicité du glyphosate, notamment d'un risque de lymphomes non-hodgkiniens chez l'homme, était limité et qu'il est peu probable que le glyphosate ait un effet potentiel de perturbateur endocrinien. Toutefois, si cet avis conclut ainsi que le glyphosate ne peut être classé comme cancérogène avéré ou présumé pour l'être humain, en revanche, l'agence estime nécessaire que le classement du glyphosate soit rapidement revu par l'Agence européenne des produits chimiques (ECHA) et qu'une classification comme substance suspectée d'être cancérogène pour l'homme pourrait être discutée au terme d'une analyse détaillée de l'ensemble des études. En outre, de nouvelles consultations de l'ECHA et de son comité d'évaluation des risques avaient également été jugés nécessaires par les autorités européennes, tant sur l'éventuelle cancérogénicité du glyphosate, que sur sa potentielle activité endocrinienne, et leurs avis n'avaient pas encore été rendus à la date de l'autorisation litigieuse, comme le rappelle le règlement d'exécution du 12 décembre 2017 renouvelant l'approbation du glyphosate. Par ailleurs, et contrairement à ce que prétend la société Bayer Seeds S.A.S., l'Agence européenne de sécurité des aliments (EFSA) a elle-même expliqué les divergences existant entre son appréciation du risque inhérent au glyphosate et celle du CIRC notamment par la circonstance que ce dernier avait pu tenir compte, non de cette seule substance active, mais de l'ensemble de la formulation des produits étudiés, ainsi qu'il ressort de sa note " L'évaluation des risques expliquée par l'EFSA : Glyphosate ". Loin d'écarter le bien-fondé des analyses du CIRC, cette même note préconise dès lors que " la toxicité de chaque formulation de pesticides, et en particulier de son potentiel génotoxique, fasse l'objet d'un examen plus approfondi et soit abordée par les autorités des Etats membres lorsqu'elles réévalueront l'utilisation des formulations contenant du glyphosate sur leurs territoires ", admettant ainsi l'éventualité d'un risque accru en cas d'utilisation du glyphosate combiné à d'autres coformulants. Dans ces circonstances, et nonobstant le sens des avis ultérieurement émis et les évaluations qui ont pu être faites en 2016 par les autorités d'Etats non européens comme le Japon, la Nouvelle-Zélande ou l'Australie, lesquelles sont seulement de nature à confirmer l'absence de consensus scientifique à ce sujet, l'ensemble de ces éléments étaient de nature à accréditer l'hypothèse d'un risque d'atteinte à l'environnement, lié à l'usage du glyphosate mais aussi à l'association de celui-ci à d'autres coformulants dans des préparations, susceptible de nuire de manière grave à la santé, à la date de la décision litigieuse, et justifiaient, en dépit des incertitudes subsistant quant à sa réalité et à sa portée en l'état des connaissances scientifiques, l'application du principe de précaution.

14. Or, il est constant, d'une part, que l'autorisation en litige a été adoptée avant même que les avis et réexamens ainsi jugés nécessaires à l'égard du glyphosate ne soient rendus. D'autre part, autorisant la commercialisation du Round Up Pro 360 en tant seulement que " produit de revente " d'un autre produit phytopharmaceutique de même composition, le Typhon, cette autorisation n'a pas été précédée d'une nouvelle évaluation de la préparation, en application du 7° de l'article R. 253-14 du code rural et de la pêche maritime. Si le Typhon a lui-même fait l'objet de telles évaluations par l'AFSSA, puis l'ANSES, préalablement à sa mise sur le marché et à l'occasion des changements de composition ou d'usage intervenus entre 2008 et 2013, ces évaluations anciennes n'ont pu porter sur les risques depuis suspectés au vu des nouvelles connaissances scientifiques. Par suite, en l'absence de mise en oeuvre d'une procédure d'évaluation, et indépendamment des mesures de précaution imposées, le principe de précaution n'a pas été respecté.

15. Il résulte de ce qui précède que la société Bayer Seeds S.A.S et l'ANSES ne sont pas fondées à soutenir que c'est à tort que, par le jugement attaqué, le tribunal administratif de Lyon a retenu ce moyen pour annuler la décision du directeur général de l'ANSES du 6 mars 2017 autorisant la mise sur le marché du produit phytopharmaceutique Roundup Pro 360.

Sur les frais liés au litige :

16. Les dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative font obstacle à ce que soit mise à la charge de l'association CRIIGEN, qui n'est pas la partie perdante dans la présente instance, une somme au titre des frais exposés par la société Bayer Seeds S.A.S et par l'ANSES. En application de ces mêmes dispositions, il y a lieu, dans les circonstances de l'espèce, de mettre une somme de 2 000 euros à la charge de la société Bayer Seeds S.A.S, ainsi qu'une somme de 2 000 euros à la charge de l'ANSES, à verser à l'association CRIIGEN.

DÉCIDE :

Article 1er : La requête n° 19LY01017 de la société Bayer Seeds S.A.S. est rejetée.

Article 2 : La requête n° 19LY01031 de l'Agence nationale de sécurité sanitaire de l'alimentation, de l'environnement et du travail et ses conclusions présentées en application de l'article L. 761-1 du code de justice administrative dans l'instance n° 19LY01017 sont rejetées.

Article 3 : La société Bayer Seeds S.A.S versera à l'association Comité de recherche et d'information indépendantes sur le génie génétique une somme de 2 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Article 4 : L'Agence nationale de sécurité sanitaire de l'alimentation, de l'environnement et du travail versera à l'association Comité de recherche et d'information indépendantes sur le génie génétique une somme de 2 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Article 5 : Le présent arrêt sera notifié à la société Bayer Seeds SA.S., à l'Agence nationale de sécurité sanitaire de l'alimentation, de l'environnement et du travail et à l'association Comité de recherche et d'information indépendantes sur le génie génétique.

Délibéré après l'audience du 1er juin 2021, à laquelle siégeaient :

M. Jean-Yves Tallec, président de chambre,

M. Gilles Fédi, président-assesseur,

Mme D... H..., première conseillère.

Rendu public par mise à disposition au greffe le 29 juin 2021.

2

Nos 19LY01017-19LY01031


Synthèse
Tribunal : Cour administrative d'appel de Lyon
Formation : 3ème chambre
Numéro d'arrêt : 19LY01017
Date de la décision : 29/06/2021
Type d'affaire : Administrative
Type de recours : Excès de pouvoir

Composition du Tribunal
Président : M. TALLEC
Rapporteur ?: Mme Sophie CORVELLEC
Rapporteur public ?: M. DELIANCOURT
Avocat(s) : DRAI ASSOCIÉS

Origine de la décision
Date de l'import : 06/07/2021
Fonds documentaire ?: Legifrance
Identifiant URN:LEX : urn:lex;fr;cour.administrative.appel.lyon;arret;2021-06-29;19ly01017 ?
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