Vu la procédure suivante :
Procédure contentieuse antérieure
Le département de la Savoie a demandé au tribunal administratif de Grenoble de condamner solidairement les sociétés Signalisation France, Signaux Girod, Franche-Comté Signaux, Lacroix Signalisation et Nadia Signalisation à lui payer la somme de 2 030 000 euros toutes taxes comprises, assortie des intérêts et de leur capitalisation, en réparation du préjudice économique qu'il a subi du fait de l'entente pratiquée par ces sociétés pour fausser les conditions d'attribution de marchés portant sur des dispositifs de signalisation routière verticale.
Par un jugement n° 1503450 du 19 décembre 2019, le tribunal a partiellement fait droit à sa demande en condamnant ces sociétés à lui verser solidairement, la somme de 1 106 711,60 euros, assortie des intérêts à compter du 8 juin 2015 et de leur capitalisation à compter du 8 juin 2016 et à chaque échéance annuelle ultérieure.
Procédures devant la cour
I- Par une requête et un mémoire enregistrés sous le n° 20LY00787 le 19 février 2020 et le 25 février 2021, ce dernier mémoire n'ayant pas été communiqué, la société Nadia Signalisation, représentée par CMS Francis Lefebvre avocats, demande à la cour :
1°) d'annuler ce jugement ;
2°) à titre principal, de rejeter la demande du département de la Savoie ;
3°) à titre subsidiaire, de limiter le montant de sa condamnation à une somme qui ne pourra être supérieure à 0,3 % du montant des condamnations prononcées ;
4°) de rejeter la demande de garantie formée par la société Franche-Comté Signaux ;
5°) de mettre à la charge du département de la Savoie les entiers dépens et la somme de 20 000 euros en application de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Elle soutient que :
- aucune faute ne lui est imputable ; l'Autorité de la concurrence a retenu que sa participation à l'entente a été très limitée et n'a duré que quelques mois ; elle n'a jamais soumissionné à un marché du département de la Savoie ; elle n'a pas participé aux pratiques d'entente visées ainsi qu'en ont témoigné les acteurs de l'entente ;
- il n'y a pas de lien de causalité entre les pratiques anticoncurrentielles qui lui sont imputées et le prétendu préjudice subi par le département de la Savoie ; elle ne peut être tenue responsable des préjudices résultant des marchés passés en 2001 et en 2003 ;
- la condamnation solidaire de l'ensemble des sociétés est infondée à l'égard de la société Nadia ;
- sa condamnation ne peut excéder 0,3 % du montant total des condamnations.
Par un mémoire en défense, enregistré le 30 novembre 2020, le département de la Savoie, représenté par la SELAS Fidal, conclut au rejet de la requête et demande à la cour de mettre à la charge de la société Nadia Signalisation une somme de 10 000 euros sur le fondement de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Il fait valoir que les moyens soulevés par la société Nadia Signalisation ne sont pas fondés.
II- Par une requête et un mémoire enregistrés sous le n° 20LY01544 le 2 juin 2020 et le 7 janvier 2021, ce dernier mémoire n'ayant pas été communiqué, la société Nadia Signalisation, représentée par CMS Francis Lefebvre avocats, demande à la cour :
1°) d'ordonner, sur le fondement des articles R. 811-16 et R. 811-17 du code de justice administrative, qu'il soit sursis à l'exécution du jugement n° 1503450 du 19 décembre 2019 du tribunal administratif de Grenoble ;
2°) de mettre à la charge du département de la Savoie les entiers dépens et une somme de 5 000 euros sur le fondement de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Elle soutient, d'une part, que l'exécution du jugement risque de l'exposer à la perte définitive d'une somme compte tenu de la situation économique et de l'insolvabilité de certaines de ses codébitrices et, d'autre part, que les moyens qu'elle soulève dans la requête au fond sont sérieux et que l'exécution de la décision de première instance attaquée risque d'entraîner des conséquences difficilement réparables compte tenu de la crise engendrée par la pandémie de la COVID et du fait qu'elle ne pourra obtenir d'intérêts sur cette somme.
Par un mémoire en défense enregistré le 2 octobre 2020, le département de la Savoie, représenté par la SELAS Fidal, conclut au rejet de la requête et demande à la cour de mettre à la charge de la société Nadia Signalisation une somme de 7 500 euros sur le fondement de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Vu les autres pièces des dossiers ;
Vu :
- le code civil ;
- le code de commerce ;
- le code des marchés publics ;
- la loi n° 2014-344 du 17 mars 2014 ;
- le code de justice administrative ;
Les parties ayant été régulièrement averties du jour de l'audience ;
Après avoir entendu au cours de l'audience publique :
- le rapport de Mme C...,
- les conclusions de M. Savouré, rapporteur public,
- et les observations de Me B..., représentant la société Nadia Signalisation, celles de Me de la Ferté Sénectère, représentant la société Signalisation France et celles de Me A..., représentant le département de la Savoie ;
Considérant ce qui suit :
1. Le département de la Savoie a conclu six marchés à bons de commande pour la fourniture et la pose de panneaux de signalisation routière, dont trois avec la société Signature SA devenue la société Signalisation France, attribués en 2001 et 2003, et trois avec un groupement composé des société Signature SA et Delta TP Services, attribués en 2003 et en 2006. Par une décision n° 10-D-39 du 22 décembre 2010, l'Autorité de la concurrence a condamné huit entreprises, dont les sociétés Signature, Signaux Girod, Lacroix Signalisation, Franche-Comté Signaux et Nadia Signalisation pour s'être illicitement entendues entre 1997 et 2006 sur la répartition et le prix de marchés de signalisation routière verticale et une sanction pécuniaire de 166 000 euros a notamment été infligée à la société Nadia Signalisation. Le département de la Savoie a quant à lui saisi le tribunal administratif de Grenoble d'une demande tendant à la réparation, sur le fondement de la responsabilité quasi-délictuelle, du préjudice qu'il a subi du fait de la participation des sociétés Signature, Signaux Girod, Lacroix Signalisation, Franche-Comté Signaux et Nadia Signalisation à cette entente anticoncurrentielle. Par un jugement du 19 décembre 2019, le tribunal administratif de Grenoble a condamné les sociétés Signalisation France, Signaux Girod, Lacroix Signalisation, Franche-Comté Signaux et Nadia Signalisation à verser solidairement au département de la Savoie la somme de 1 106 711,60 euros assortie des intérêts à compter du 8 juin 2015 et de leur capitalisation à compter du 8 juin 2016 et à chaque échéance annuelle ultérieure. La société Nadia Signalisation relève appel de ce jugement par la requête enregistrée sous le n° 20LY00787 et demande à la cour de prononcer le sursis à exécution de ce jugement par la requête enregistrée sous le n° 20LY01544.
2. Ces requêtes étant dirigées contre le même jugement, il y a lieu de les joindre pour y statuer par un seul arrêt.
Sur la responsabilité quasi-délictuelle :
En ce qui concerne la responsabilité de la société Nadia Signalisation :
3. Lorsqu'une personne publique est victime, à l'occasion de la passation d'un marché public, de pratiques anticoncurrentielles, il lui est loisible de mettre en cause la responsabilité quasi-délictuelle non seulement de l'entreprise avec laquelle elle a contracté, mais aussi des entreprises dont l'implication dans de telles pratiques a affecté la procédure de passation de ce marché, et de demander au juge administratif leur condamnation solidaire.
4. Ainsi qu'il a été dit au point 1, par une décision du 22 décembre 2010, l'Autorité de la concurrence a condamné la société requérante, ainsi que sept autres, pour avoir participé entre 1997 et 2006 à une entente constituée pour se répartir au niveau national les marchés publics de signalisation routière et à en augmenter les prix. L'Autorité de la concurrence, après avoir noté que la société Nadia Signalisation avait participé pendant quelques minutes à une réunion organisée dans le cadre de l'entente en décembre 2005, que son dirigeant avait pris contact avec ses concurrents pour l'attribution d'un marché et qu'elle avait assisté à une réunion en mars 2006, a retenu, au point 245 de sa décision, que la société Nadia Signalisation avait participé à l'entente, mais seulement pour une durée de quelques mois. Sa participation à l'entente est donc établie, alors même que les autres sociétés n'ont pas indiqué qu'elle en faisait partie. La participation de la société Nadia Signalisation à cette entente au cours de cette période est constitutive d'une faute de nature à engager sa responsabilité. Eu égard à la période au cours de laquelle elle a participé à l'entente, son implication dans les pratiques anticoncurrentielles n'a pu affecter la procédure de passation des marchés nos 2001-064, 2001-065, 2003-046 et 2003-047. En revanche, sa faute est, comme celle des autres sociétés, à l'origine des surcoûts imposés au département de la Savoie à l'occasion de la conclusion des marchés nos 2006-031 et 2006-032 et ce alors même que seule la société Signature SA a contracté avec le département de la Savoie au cours de la période de l'entente et que la société Nadia Signalisation n'a personnellement soumissionné à aucun de ces marchés.
En ce qui concerne le montant du préjudice :
5. Le préjudice subi par le département de la Savoie est égal au montant des surcoûts générés par les agissements dolosifs constitués par les pratiques anticoncurrentielles des membres de l'entente.
6. Pour évaluer l'ampleur du préjudice subi par une personne publique au titre du surcoût lié à des pratiques anticoncurrentielles, il convient de se fonder sur la comparaison entre les marchés passés pendant l'entente et une estimation des prix qui auraient dû être pratiqués sans cette entente, en prenant notamment en compte la chute des prix postérieure à son démantèlement ainsi que les facteurs exogènes susceptibles d'avoir eu une incidence sur celle-ci.
7. Pour justifier du montant du préjudice qu'il estime avoir subi, le département de la Savoie se réfère aux constatations et conclusions d'un rapport d'expertise établi à sa demande par la société Microeconomix le 21 mai 2015.
8. Le respect du caractère contradictoire d'une expertise implique que les parties aient été mises à même de discuter devant l'expert des éléments de nature à exercer ensuite une influence sur les réponses aux questions débattues devant la juridiction saisie du litige. Lorsqu'une expertise est entachée d'une méconnaissance de ce principe ou lorsqu'elle a été ordonnée dans le cadre d'un litige distinct, ses éléments peuvent néanmoins, s'ils sont soumis au débat contradictoire en cours d'instance, être régulièrement pris en compte par le juge, soit lorsqu'ils ont le caractère d'éléments de pur fait non contestés par les parties, soit à titre d'éléments d'information dès lors qu'ils sont corroborés par d'autres éléments du dossier.
9. Il ressort des termes du jugement attaqué que, pour déterminer l'existence et le montant du préjudice subi par le département de la Savoie, le tribunal s'est notamment fondé sur le " Rapport d'expertise économique quantifiant le préjudice économique subi par le conseil général de la Savoie en raison des pratiques anticoncurrentielles sanctionnées par la décision n° 10-D-39 de l'autorité de la concurrence ", établi par la société Microeconomix le 21 mai 2015 à la demande du département de la Savoie. Si ce rapport, ainsi que ses annexes, ont été soumis au débat contradictoire en cours d'instance, ce qui a conduit à la production de contre-expertises ainsi que d'une réponse de la société Microeconomix le 18 septembre 2018 et à la prise en considération par le tribunal de certaines critiques formulées à son encontre, les parties n'ont pas été à même de discuter devant l'expert les choix qu'il a opérés pour mettre en oeuvre l'évaluation du préjudice selon la méthode contrefactuelle. Elles n'ont pas eu accès à tous les éléments leur permettant de proposer une évaluation alternative du préjudice fondée sur des bases autres que celles qu'a retenu l'expert pour conduire son évaluation. Dans ces conditions, la cour doit écarter ce rapport dont l'élaboration, pour établir le montant du préjudice subi par le département, n'a pas été suffisamment contradictoire et dont la prise en considération la conduirait à se fonder sur des éléments qui ne constituent pas des éléments de pur fait non contestés par les parties ou de simples éléments d'information. L'état du dossier ne permet pas à la cour de statuer sur les conclusions de la société Nadia Signalisation contestant le montant de l'indemnisation mise à sa charge par le tribunal administratif au titre du surprix que le département soutient avoir supporté du fait de la conclusion avec la société Signature SA ou avec le groupement qu'elle a constitué avec la société Delta TP Services des marchés nos 2006-031 et 2006-032. Il y a lieu, dans ces conditions, de surseoir à statuer sur ces conclusions et d'ordonner une expertise aux fins ci-après précisées.
Sur le sursis à exécution du jugement :
10. En premier lieu, aux termes de l'article R. 811-14 du code de justice administrative : " Sauf dispositions particulières, le recours en appel n'a pas d'effet suspensif s'il n'en est autrement ordonné par le juge d'appel (...) ". Aux termes de l'article R. 811-16 du même code : " Lorsqu'il est fait appel par une personne autre que le demandeur en première instance, la juridiction peut, à la demande de l'appelant, ordonner sous réserve des dispositions de l'article R. 541-6 qu'il soit sursis à l'exécution du jugement déféré si cette exécution risque d'exposer l'appelant à la perte définitive d'une somme qui ne devrait pas rester à sa charge dans le cas où ses conclusions d'appel seraient accueillies ".
11. Si le jugement condamne la société Nadia Signalisation à verser 1 106 711,60 euros au département de la Savoie, les ressources financières de cette collectivité territoriale sont par leur nature et leur montant de nature à exclure tout risque d'exposer ladite société à la perte définitive de cette somme dans le cas où ses conclusions d'appel seraient accueillies. La circonstance que certaines des sociétés qui ont été condamnées à payer cette somme solidairement avec elle seraient insolvables n'est pas de nature à l'exposer à un risque de telle perte. Par suite, la demande présentée par la société Nadia Signalisation sur le fondement des dispositions de l'article R. 811-16 du code de justice administrative doit être rejetée.
12. En deuxième lieu, aux termes de l'article R. 811-17 du même code : " Dans les autres cas, le sursis peut être ordonné à la demande du requérant si l'exécution de la décision de première instance attaquée risque d'entraîner des conséquences difficilement réparables et si les moyens énoncés dans la requête paraissent sérieux en l'état de l'instruction ".
13. Pour justifier de l'existence de conséquences difficilement réparables en cas d'exécution du jugement, la société Nadia Signalisation, qui fait valoir qu'elle n'a tiré aucun chiffre d'affaires des marchés litigieux, invoque la situation économique des entreprises de son secteur qui ont été affectées par le ralentissement de l'activité lié à l'épidémie de coronavirus ainsi que la perte des intérêts sur le montant de la condamnation. Toutefois, elle ne justifie pas de ce que, compte tenu de sa situation propre, notamment de son chiffre d'affaires, de ses résultats ou de sa trésorerie, le paiement de la somme à laquelle le tribunal l'a condamné et la perte des intérêts correspondant entraineraient pour elle des conséquences difficilement réparables. Par suite, sa demande présentée sur le fondement des dispositions de l'article R. 811-16 du code de justice administrative doit être rejetée.
Sur les frais liés à l'instance n° 20LY001544 :
14. Il n'y a pas lieu, dans les circonstances de l'espèce, de faire droit à la demande du département de la Savoie présentée sur le fondement des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative. Ces dispositions font obstacle à ce que le département de la Savoie qui n'a pas, dans la présente instance, la qualité de partie perdante, verse à la société Nadia Signalisation la somme qu'elle réclame au titre des frais exposés par elle et non compris dans les dépens. En l'absence de dépens dans l'instance en sursis à exécution du jugement, les conclusions de la société Nadia Signalisation tendant à la condamnation du département à lui verser les entiers dépens ne peuvent qu'être rejetées.
DÉCIDE :
Article 1er : Il sera, avant de statuer sur la requête n° 20LY00787 de la société Nadia Signalisation, procédé par un expert, désigné par le président de la cour, à une expertise avec pour mission :
* de se faire communiquer tous documents, contractuels ou non, utiles à l'accomplissement de sa mission et de procéder à toutes auditions utiles ;
* de fournir à la cour tous les éléments permettant de déterminer le montant du préjudice qu'aurait subi le département de la Savoie au titre de la conclusion des marchés nos 2006-031 et 2006-032 ; en particulier de donner son avis et de transmettre tous les éléments utiles à la cour sur un éventuel surcoût entre les prix effectivement payés par le département de la Savoie et ceux qui auraient été déterminés par le libre jeu de la concurrence, conformément aux principes énoncés au point 6 du présent arrêt ;
* d'exposer les différentes méthodes d'évaluation du préjudice qui pourraient être mises en oeuvre et d'utiliser au moins deux d'entre elles dans le but de confronter et conforter les estimations auxquelles il sera parvenu ;
* d'une manière générale, d'entendre tous sachants et de donner à la cour toutes informations ou appréciations utiles de nature à lui permettre d'évaluer les préjudices subis ;
* le cas échéant, de concilier les parties.
Article 2 : L'expert accomplira sa mission dans les conditions prévues aux articles R. 621-2 à R. 621-14 du code de justice administrative. L'expert déposera son rapport au greffe de la cour et en notifiera copie aux parties dans un délai de 9 mois à compter de sa désignation.
Article 3 : La charge des frais d'expertise est réservée pour y être statué en fin d'instance.
Article 4 : Tous droits et moyens des parties relatifs à la requête n° 20LY00787 sur lesquels il n'est pas expressément statué par le présent arrêt sont réservés jusqu'à la fin de l'instance.
Article 5 : Les conclusions présentées par la société Nadia Signalisation dans l'instance n° 20LY01544 ainsi que celles présentées par le département de la Savoie sur le fondement de l'article L. 761-1 du code de justice administrative dans cette même instance sont rejetées.
Article 6 : Le présent arrêt sera notifié à la société Nadia Signalisation et au département de la Savoie.
Délibéré après l'audience du 4 mars 2021, à laquelle siégeaient :
M. d'Hervé, président,
Mme Michel, président assesseur,
Mme C..., premier conseiller.
Rendu public par mise à disposition au greffe le 25 mars 2021.
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Nos 20LY00787 - 20LY01544