Vu la procédure suivante :
Procédure contentieuse antérieure :
Mme C... B... a demandé au tribunal administratif de Lille de condamner le comité d'indemnisation des victimes des essais nucléaires à lui verser, au titre de l'action successorale, la somme de 242 752 euros en réparation des préjudices subis par son époux défunt, M. A... B..., résultant d'une exposition à des radiations ionisantes à la suite des essais nucléaires en Polynésie française.
Par un jugement n° 2104397 du 10 octobre 2023, le tribunal administratif de Lille a rejeté sa demande.
Procédure devant la cour :
Par une requête, enregistrée le 8 décembre 2023, Mme B..., représentée par Me Labrunie, demande à la cour :
1°) d'annuler ce jugement du 10 octobre 2023 ;
2°) de condamner le comité d'indemnisation des victimes des essais nucléaires à lui verser, au titre de l'action successorale, la somme de 242 752 euros en réparation des préjudices subis par son époux défunt, M. A... B..., résultant d'une exposition à des radiations ionisantes à la suite des essais nucléaires en Polynésie française, cette somme étant assortie des intérêts au taux légal à compter du 28 septembre 2020, date de réception de sa demande, et de la capitalisation de ces intérêts ;
3°) de lui accorder une provision d'un montant de 40 000 euros dans l'hypothèse où la cour ordonnerait une expertise avant de se prononcer sur l'évaluation du préjudice corporel ;
4°) de mettre à la charge du comité d'indemnisation des victimes des essais nucléaires une somme de 3 000 euros en application de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Elle soutient que :
- les conditions de temps, de lieu et de pathologie fixées par la loi du 5 janvier 2010 relative à la reconnaissance et à l'indemnisation des victimes des essais nucléaires sont remplies, permettant une indemnisation des préjudices subis par son époux défunt ;
- la loi prévoit une présomption de causalité que le comité d'indemnisation des victimes des essais nucléaires ne parvient pas à renverser dès lors que : l'utilisation d'un seuil d'exposition va à l'encontre de l'intention du législateur ; son époux n'a bénéficié d'aucune surveillance spécifique s'agissant du risque de contamination interne en dépit des loisirs qu'il pratiquait dans les eaux contaminées du lagon de Mururoa ; les examens vérifiant la contamination interne doivent être mis en œuvre rapidement après la détection du risque de contamination ; les tirs souterrains pratiqués à compter de 1974 ne garantissent pas l'absence de fuites et de contamination de l'environnement ; les tirs nucléaires atmosphériques réalisés jusqu'en 1974, les retombées radioactives en résultant et leur dissimulation, associés à des mesures de sécurité aléatoires et insuffisantes, ont permis la contamination de son époux ;
- la pathologie dont son époux est décédé a nécessité une assistance par une tierce personne, pour un montant de 22 752 euros, et a entraîné des souffrances temporaires, évaluées à 80 000 euros, un préjudice esthétique temporaire, évalué à 10 000 euros, des troubles dans les conditions d'existence, évalués à la somme de 40 000 euros, et un préjudice moral lié au caractère évolutif de la maladie, évalué à 90 000 euros.
Par un mémoire en défense, enregistré le 20 février 2024, le comité d'indemnisation des victimes des essais nucléaires conclut, à titre principal, au rejet de la requête et, à titre subsidiaire, à ce que la cour ordonne une expertise avant de se prononcer sur l'évaluation des préjudices.
Il soutient que les moyens soulevés par la requérante ne sont pas fondés.
Par une ordonnance du 3 juin 2024, la clôture d'instruction a été fixée au 25 juin 2024 à 12 heures.
Vu les autres pièces du dossier.
Vu :
- le code de la santé publique ;
- la loi n° 2010-2 du 5 janvier 2010 ;
- la loi n° 2017-256 du 28 février 2017 ;
- la loi n° 2018-1317 du 28 décembre 2018 ;
- le décret n° 2014-1049 du 15 septembre 2014 ;
- le code de justice administrative.
Les parties ont été régulièrement averties du jour de l'audience.
Ont été entendus au cours de l'audience publique :
- le rapport de M. Guérin-Lebacq, président-assesseur,
- et les conclusions de M. Carpentier-Daubresse, rapporteur public.
Considérant ce qui suit :
1. M. A... B..., né le 21 octobre 1955, a été affecté au centre d'expérimentation du Pacifique, à Mururoa, entre mai 1989 et mai 1990, et a servi au 5ème régiment étranger, au sein du service des essences des armées. Il a présenté un cancer de la vessie diagnostiqué en 2015, dont il est décédé le 31 décembre 2018. Estimant que l'intéressé avait été exposé à des rayonnements ionisants pendant sa période d'affectation en Polynésie française, son épouse a déposé le 28 septembre 2020, en sa qualité d'ayant-droit, une demande d'indemnisation sur le fondement de la loi du 5 janvier 2010 relative à la reconnaissance et à l'indemnisation des victimes d'essais nucléaires. Par une décision du 7 avril 2021, le comité d'indemnisation des victimes des essais nucléaires (CIVEN) a rejeté sa demande. Mme B... a saisi le tribunal administratif de Lille d'une demande tendant à obtenir la condamnation de l'administration à lui verser la somme de 242 752 euros en réparation des préjudices subis par son défunt époux. Par un jugement du 10 octobre 2023, dont elle relève appel, le tribunal administratif de Lille a rejeté sa demande.
2. Aux termes de l'article 1er de la loi du 5 janvier 2010 relative à la reconnaissance et à l'indemnisation des victimes des essais nucléaires français, dans sa rédaction applicable au présent litige : " I. Toute personne souffrant d'une maladie radio-induite résultant d'une exposition à des rayonnements ionisants dus aux essais nucléaires français et inscrite sur une liste fixée par décret en Conseil d'Etat conformément aux travaux reconnus par la communauté scientifique internationale peut obtenir réparation intégrale de son préjudice dans les conditions prévues par la présente loi. / II. Si la personne est décédée, la demande de réparation peut être présentée par ses ayants droit. Si elle est décédée avant la promulgation de la loi n° 2018-1317 du 28 décembre 2018 de finances pour 2019, la demande doit être présentée par l'ayant droit avant le 31 décembre 2021. (...) ". Aux termes de l'article 2 de la même loi : " La personne souffrant d'une pathologie radio-induite doit avoir résidé ou séjourné : / (...) 2° Soit entre le 2 juillet 1966 et le 31 décembre 1998 en Polynésie française. / (...) ". Aux termes de l'article 4 de cette même loi, dans sa rédaction issue de l'article 232 de la loi du 28 décembre 2018 de finances pour 2019 : " I. - Les demandes individuelles d'indemnisation sont soumises au comité d'indemnisation des victimes des essais nucléaires (...). / V. - Ce comité examine si les conditions sont réunies. Lorsqu'elles le sont, l'intéressé bénéficie d'une présomption de causalité, à moins qu'il ne soit établi que la dose annuelle de rayonnements ionisants dus aux essais nucléaires français reçue par l'intéressé a été inférieure à la limite de dose efficace pour l'exposition de la population à des rayonnements ionisants fixée dans les conditions prévues au 3° de l'article L. 1333-2 du code de la santé publique. / (...) ". Aux termes de l'article L. 1333-2 du code de la santé publique : " Les activités nucléaires satisfont aux principes suivants :/ (...) 3° Le principe de limitation, selon lequel l'exposition d'une personne aux rayonnements ionisants résultant d'une de ces activités ne peut porter la somme des doses reçues au-delà des limites fixées par voie réglementaire, sauf lorsque cette personne est l'objet d'une exposition à des fins médicales ou dans le cadre d'une recherche mentionnée au 1° de l'article L. 1121-1 ". Aux termes du I de l'article R. 1333-11 du même code : " Pour l'application du principe de limitation défini au 3° de l'article L. 1333-2, la limite de dose efficace pour l'exposition de la population à des rayonnements ionisants résultant de l'ensemble des activités nucléaires est fixée à 1 mSv par an, à l'exception des cas particuliers mentionnés à l'article R. 1333-12 ". Enfin, aux termes de l'article 1er du décret du 15 septembre 2014 relatif à la reconnaissance et à l'indemnisation des victimes des essais nucléaires français : " La liste des maladies mentionnée à l'article 1er de la loi du 5 janvier 2010 susvisée est annexée au présent décret. / Les maladies figurant sur cette liste mais ayant pour origine des métastases secondaires à une maladie n'y figurant pas ne sont pas retenues pour l'application de ces dispositions ". Cette annexe mentionne notamment le cancer de la vessie.
3. Il résulte de ces dispositions que le législateur a entendu, dès lors qu'un demandeur satisfait aux conditions de temps, de lieu et de pathologie prévues par l'article 2 de la loi du 5 janvier 2010 modifiée, qu'il bénéficie de la présomption de causalité entre l'exposition aux rayonnements ionisants dus aux essais nucléaires français et la survenance de sa maladie. Cette présomption ne peut être renversée que si l'administration établit que la dose annuelle de rayonnements ionisants dus aux essais nucléaires français reçue par l'intéressé a été inférieure à la limite de 1 millisievert (mSv). Si, pour le calcul de cette dose, l'administration peut utiliser les résultats des mesures de surveillance de la contamination tant interne qu'externe des personnes exposées, qu'il s'agisse de mesures individuelles ou collectives en ce qui concerne la contamination externe, il lui appartient de vérifier, avant d'utiliser ces résultats, que les mesures de surveillance de la contamination interne et externe ont, chacune, été suffisantes au regard des conditions concrètes d'exposition de l'intéressé. En l'absence de mesures de surveillance de la contamination interne ou externe et en l'absence de données relatives au cas des personnes se trouvant dans une situation comparable à celle du demandeur du point de vue du lieu et de la date de séjour, il appartient à l'administration de vérifier si, au regard des conditions concrètes d'exposition de l'intéressé précisées ci-dessus, de telles mesures auraient été nécessaires. Si tel est le cas, l'administration ne peut être regardée comme rapportant la preuve de ce que la dose annuelle de rayonnements ionisants dus aux essais nucléaires français reçue par l'intéressé a été inférieure à la limite de 1 mSv.
4. Il résulte de l'instruction, et il n'est pas contesté, que M. B..., affecté en Polynésie française de mai 1989 à mai 1990 et atteint d'un cancer de la vessie, remplit les conditions de temps, de lieu et de pathologie prévues par les dispositions citées au point 2, de sorte que son épouse peut se prévaloir de la présomption de lien de causalité pour prétendre à la réparation des préjudices résultant de la maladie dont l'intéressé est décédé.
5. Il ressort des éléments apportés par le CIVEN pour renverser cette présomption de causalité que les essais nucléaires réalisés en Polynésie française à compter de 1975 ont été expérimentés de façon souterraine, dans le sous-sol profond des atolls, sans retombées possibles et que seuls les personnels dont le poste de travail se trouvait à proximité immédiate du site d'essai, en zone contrôlée, étaient exposés à un risque d'irradiation externe nécessitant le port de dosimètres. Le seul incident signalé pendant le séjour de M. B... en Polynésie française a concerné des rejets de gaz et d'iode à la suite de l'essai Cyzicos en juin 1989 qui, d'après le CIVEN non contredit sur ce point en réplique, a entrainé une contamination externe insusceptible d'atteindre 1 mSv, alors en outre qu'aucun agent alors affecté à Mururoa n'a pu se trouver placé dans des conditions telles, notamment sous le vent de fuite, qu'il aurait pu être irradié au cours de l'incident. Si M. B..., affecté dans un poste administratif non exposé aux rayonnements ionisants, en dehors de la zone contrôlée à laquelle il lui était interdit d'accéder, n'a pas été pourvu d'un dosimètre individuel, il a fait l'objet d'examens par voie d'anthroporadiométrie permettant de mesurer le niveau de contamination interne, réalisés le 2 juin 1989, au début de son séjour à Mururoa, et le 14 mai 1990, lors de son départ, dont les résultats, qui présentent des indices de tri inférieurs à 2, sont considérés comme normaux et permettent d'exclure une contamination interne supérieure ou égale à la dose de 1 mSv. Pour contester l'absence de nécessité de mesures de surveillance de la contamination externe et le caractère suffisant des mesures de surveillance de la contamination interne résultant des examens anthroporadiométriques, la requérante ne saurait utilement se prévaloir de décisions rendues par l'administration en faveur d'autres demandeurs dont il n'est pas établi qu'ils se seraient trouvés dans une situation comparable à celle de son époux. Il ne résulte pas de l'instruction que l'intéressé aurait été exposé au cours de son séjour à des rayonnements alpha et bêta, pour lesquels les premiers juges ont relevé qu'ils pouvaient être barrés par une simple feuille de papier ou une couche de plomb, de sorte que les mesures de surveillance de la contamination interne se seraient avérées insuffisantes au regard des conditions concrètes dans lesquelles il a été exposé à un risque radiologique. Les photographies prises par M. B... lors de son affectation à Mururoa, montrant notamment ses activités nautiques dans le lagon, ne démontrent pas plus l'insuffisance de ces mesures de surveillance. Par suite, il résulte de ce qui précède, notamment les éléments apportés en défense, que le CIVEN démontre que M. B... a été exposé à une dose de rayonnements ionisants inférieure à 1 mSv durant sa présence en Polynésie française, renversant ainsi la présomption de lien de causalité. A cet égard, contrairement à ce que soutient la requérante, la possibilité de renverser cette présomption sous réserve de démontrer un niveau de rayonnements inférieur à un seuil déterminé résulte de l'article 232 de la loi du 28 décembre 2018 de finances pour 2019 et est donc conforme à la volonté du législateur.
6. Il résulte de tout ce qui précède, sans qu'il soit besoin d'ordonner une expertise, que Mme B... n'est pas fondée à soutenir que c'est à tort que, par le jugement attaqué, le tribunal administratif de Lille a rejeté sa demande. Par suite, ses conclusions présentées sur le fondement de l'article L. 761-1 du code de justice administrative ne peuvent qu'être rejetées.
DÉCIDE :
Article 1er : La requête de Mme B... est rejetée.
Article 2 : Le présent arrêt sera notifié à Mme C... B... et au comité d'indemnisation des victimes des essais nucléaires.
Copie en sera adressée au ministre des armées et des anciens combattants.
Délibéré après l'audience publique du 3 décembre 2024, à laquelle siégeaient :
- Mme Marie-Pierre Viard, présidente de chambre,
- M. Jean-Marc Guérin-Lebacq, président-assesseur,
- M. Frédéric Malfoy, premier conseiller.
Rendu public par mise à disposition au greffe, le 18 décembre 2024.
Le président-rapporteur,
Signé : J.-M. Guérin-LebacqLa présidente de chambre,
Signé : M.-P. Viard
La greffière,
Signé : C. Huls-Carlier
La République mande et ordonne au ministre des armées et des anciens combattants en ce qui le concerne ou à tous commissaires de justice à ce requis, en ce qui concerne les voies de droit commun contre les parties privées, de pourvoir à l'exécution du présent arrêt.
Pour expédition conforme,
Pour la greffière en chef,
Par délégation,
La greffière
C. Huls-Carlier
2
N° 23DA02269