Vu la procédure suivante :
Procédure contentieuse antérieure :
M. E... D..., Mme C... D... épouse F... et M. B... D... ont demandé au tribunal administratif d'Amiens de condamner le centre hospitalier de Château-Thierry à leur verser la somme totale de 220 268,42 euros en réparation des préjudices subis à la suite de la prise en charge et du décès de leur mère, I... H..., dans cet établissement.
Par un jugement n° 2001525 du 30 mars 2023, le tribunal administratif d'Amiens a partiellement fait droit à leur demande et a condamné, d'une part, le centre hospitalier de Château-Thierry à leur verser la somme de 24 955 euros, et d'autre part, l'Office national d'indemnisation des accidents médicaux, des infections iatrogènes et des infections nosocomiales (ONIAM) à leur verser la somme de 1 313,42 euros.
Procédure devant la cour :
Par une requête, enregistrée le 30 mai 2023, les consorts D..., représentés par Me Pascal Guerin, demandent à la cour :
1°) de réformer le jugement attaqué ;
2°) de condamner le centre hospitalier de Château-Thierry à leur verser une somme totale de 85 000 euros ;
3°) de mettre à la charge du centre hospitalier de Château-Thierry le paiement à chacun d'une somme de 1 500 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Ils soutiennent que :
- le préjudice de vie abrégée subi par leur mère doit être évalué à la somme de 25 000 euros ;
- leur préjudice d'affection doit être indemnisé à hauteur de 20 000 euros chacun.
Par des mémoires, enregistrés les 28 juillet 2023 et 4 juillet 2024, l'ONIAM, représenté par Me Sylvie Welsch, demande à la cour :
1°) de réformer le jugement attaqué ;
2°) de le mettre hors de cause ;
3°) de mettre à la charge du centre hospitalier de Château-Thierry le paiement d'une somme de 1 500 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Il soutient que :
- les conséquences du décès de la victime doivent être intégralement supportées par le centre hospitalier de Château-Thierry ;
- le dommage trouve son origine exclusive dans le choix thérapeutique fautif du chirurgien de pratiquer une cœlioscopie diagnostique dès lors que cette intervention présentait des risques importants compte tenu des antécédents de la victime ;
- cette cœlioscopie n'aurait pas permis d'empêcher la récidive d'occlusion par brides ;
- en l'absence d'intervention chirurgicale le 8 septembre 2015, leur mère ne serait pas décédée.
Par un mémoire, enregistrés le 31 mai 2024, le centre hospitalier de Château-Thierry, représenté par la société d'avocats le Prado-Gilbert, demande à la cour :
1°) de réformer le jugement attaqué en ce qu'il a mis à sa charge une perte de chance de 95 % ;
2°) de rejeter la requête ainsi que les conclusions de l'ONIAM.
Il soutient que :
- indépendamment des fautes qui lui sont reprochées, la patiente avait 20 % de chance de décéder d'une péritonite survenue à la suite d'une perforation colique ;
- le taux de perte de chance doit ainsi être ramené à de 95 % à 80 % ;
- les moyens soulevés par les appelants et l'ONIAM ne sont pas fondés.
Vu les autres pièces du dossier.
Vu :
- le code de la santé publique ;
- le code de justice administrative.
Les parties ont été régulièrement averties du jour de l'audience.
Ont été entendus au cours de l'audience publique :
- le rapport de M. Guillaume Vandenberghe,
- et les conclusions de Mme Caroline Regnier, rapporteure publique.
Considérant ce qui suit :
1. I... H..., alors âgée de 74 ans, après un épisode d'occlusion intestinale, a été admise le 8 septembre 2015 au centre hospitalier de Château-Thierry pour y subir une cœlioscopie diagnostique. Au cours de cette intervention, le matériel utilisé a occasionné une perforation du tube digestif de la patiente. Les suites opératoires ont été marquées par une péritonite et une dermo-hypodermite extensive. I... H... a présenté des douleurs abdominales importantes, des vomissements et un choc septique dans la nuit du 10 au 11 septembre 2015 nécessitant, en urgence, une réintervention exploratrice par laparotomie au cours de laquelle elle est décédée.
2. Ses trois enfants, qui imputent son décès à une faute commise par le centre hospitalier de Château-Thierry, ont saisi le juge des référés du tribunal administratif d'Amiens qui a ordonné une expertise auprès du docteur A... qui a rendu son rapport le 15 janvier 2017. Par jugement n° 2001525 du 30 mars 2023, le tribunal administratif d'Amiens, après avoir mis dans la cause l'Office national d'indemnisation des accidents médicaux, des affections iatrogènes et des infections nosocomiales (ONIAM), a condamné, d'une part, le centre hospitalier de Château-Thierry à leur verser la somme de 24 955 euros et, d'autre part, l'ONIAM à leur verser la somme de 1 313,42 euros. Les consorts D... relèvent appel de ce jugement en tant qu'il n'a que partiellement fait droit à leur demande. L'ONIAM demande, par la voie de l'appel incident, à être mis hors de cause. Le centre hospitalier de Château-Thierry demande, par la voie de l'appel incident, que la cour ramène le taux de perte de chance de 95 % à 80 %.
Sur le bien-fondé du jugement attaqué :
3. Aux termes du I de l'article L. 1142-1 du code de la santé publique : " Hors le cas où leur responsabilité est encourue en raison d'un défaut d'un produit de santé, les professionnels de santé mentionnés à la quatrième partie du présent code, ainsi que tout établissement, service ou organisme dans lesquels sont réalisés des actes individuels de prévention, de diagnostic ou de soins ne sont responsables des conséquences dommageables d'actes de prévention, de diagnostic ou de soins qu'en cas de faute. (...) ". Aux termes du II de cet article : " Lorsque la responsabilité (...) d'un établissement (...) n'est pas engagée, un accident médical, une affection iatrogène ou une infection nosocomiale ouvre droit à la réparation des préjudices du patient au titre de la solidarité nationale lorsqu'ils sont directement imputables à des actes de prévention, de diagnostic ou de soins et qu'ils ont eu pour le patient des conséquences anormales au regard de son état de santé comme de l'évolution prévisible de celui-ci et présentent un caractère de gravité, fixé par décret, apprécié au regard de la perte de capacités fonctionnelles et des conséquences sur la vie privée et professionnelle mesurées en tenant notamment compte du taux d'atteinte permanente à l'intégrité physique ou psychique, de la durée de l'arrêt temporaire des activités professionnelles ou de celle du déficit fonctionnel temporaire. (...) ".
4. Il résulte des termes du II de l'article L. 1142-1 du code de la santé publique que la réparation d'un accident médical par l'ONIAM au titre de la solidarité nationale n'est possible qu'en dehors des cas où cet accident serait causé directement soit par un acte fautif d'un professionnel de santé ou d'un établissement, service ou organisme mentionné au I du même article, soit par un défaut d'un produit de santé.
5. Lorsque, dans le cas d'un tel accident médical non fautif dont les conséquences dommageables remplissent les conditions prévues par le II de l'article L. 1142-1 du code de la santé publique, une faute commise par un professionnel, un établissement, un service ou un organisme mentionné au I du même article a, sans être la cause directe de l'accident, fait néanmoins perdre à la victime une chance d'y échapper ou de se soustraire à ses conséquences, cette dernière a droit à la réparation intégrale de son dommage au titre de la solidarité nationale, mais l'indemnité due par l'ONIAM doit être réduite du montant de l'indemnité mise à la charge du professionnel, de l'établissement, du service ou de l'organisme responsable de la perte de chance, laquelle est égale à une fraction des dommages, fixée à raison de l'ampleur de la chance perdue.
6. Par suite, il appartient au juge saisi par la victime d'un accident médical de conclusions indemnitaires invoquant la responsabilité pour faute d'un professionnel de santé ou d'un établissement, service ou organisme mentionné au I de l'article L. 1142-1 du code de la santé publique, de déterminer si l'accident médical a été directement causé par la faute invoquée et, dans ce cas, si l'acte fautif est à l'origine des dommages corporels invoqués ou seulement d'une perte de chance de les éviter.
7. Il résulte de l'instruction, et notamment du rapport du professeur K... et du docteur J... du 28 juillet 2021, missionnés par le juge d'instruction dans le cadre de la plainte de la famille de la victime, réalisé au contradictoire du centre hospitalier de Château-Thierry, que l'indication opératoire du 8 septembre 2015 n'était pas justifiée dès lors que la patiente avait présenté au cours du mois de juin 2015 une occlusion intestinale causée par une bride ayant fait l'objet d'un traitement médical. Ainsi, la cœlioscopie à visée exploratrice réalisée le 8 septembre 2015, qui ne présentait pas d'intérêt du point de vue médical, constitue une faute de nature à engager la responsabilité du centre hospitalier de Château-Thierry.
8. Par ailleurs, il n'est pas contesté que la perforation du côlon de la patiente au moment de l'introduction du trocart utilisé pour la cœlioscopie constitue un accident médical non fautif compte tenu des risques de cette intervention. Cette perforation a eu pour effet de diffuser dans son abdomen des germes fécaux de type pseudomonas aeroginosa et morganella morganii et a conduit à une défaillance multiviscérale puis au décès I... H... le 11 septembre 2015.
9. Pour condamner le centre hospitalier de Château-Thierry et l'ONIAM à indemniser les préjudices des consorts D..., le tribunal administratif d'Amiens a considéré que l'indication erronée de l'hôpital, ainsi que les fautes, non contestées par le centre hospitalier, liées au retard de diagnostic postérieur à celle-ci, au retard dans la prise en charge de l'infection généralisée de la patiente et à la reprise chirurgicale exécutée en méconnaissance des règles de l'art ont d'une part fait perdre une chance importante à la défunte d'échapper à l'accident médical, cause du décès, et d'autre part grandement réduit ses chances de se soustraire à ses conséquences.
10. Toutefois, il ressort des rapports d'expertise que si I... H... n'avait pas subi l'intervention de coelioscopie, elle n'aurait pas été exposée au risque de perforation du tube digestif et ne serait pas décédée le 11 septembre 2015. Ainsi, en choisissant de recourir à une cœlioscopie qui ne présentait aucune utilité, le centre hospitalier de Château-Thierry a commis une faute qui présente un lien direct et certain avec le dommage subi par les consorts H.... Dès lors, le centre hospitalier est responsable de l'intégralité des préjudices indemnisables des consorts D... et l'ONIAM doit être mis hors de cause.
11. Il appartient à la cour, saisie de l'ensemble du litige par l'effet dévolutif de l'appel, de se prononcer sur l'évaluation des différents postes de préjudices dont se prévalent les consorts D....
En ce qui concerne l'indemnisation des préjudices :
12. En premier lieu, les préjudices évalués par les premiers juges ne sont contestés ni par les appelants ni par les intimés. Dans ces circonstances, il y a lieu d'allouer une indemnité de 1 000 euros au titre du préjudice esthétique temporaire I... H..., évalué à 4 sur une échelle de 7, compte tenu de l'aspect des lésions rougeâtres et nécrotiques de l'abdomen, ainsi qu'une somme de 15 000 euros venant indemniser les souffrances endurées par la victime à la suite de la perforation de son côlon. Par ailleurs, les consorts D... justifient le paiement d'une facture pour les obsèques de leur mère d'un montant de 5 268,42 euros.
13. En second lieu, les appelants demandent à la cour d'indemniser le préjudice de vie abrégée subi par leur mère et de majorer leur préjudice d'affection.
14. D'une part, le droit à la réparation d'un dommage, quelle que soit sa nature, s'ouvre à la date à laquelle se produit le fait qui en est directement la cause. Si la victime du dommage décède avant d'avoir elle-même introduit une action en réparation, son droit, entré dans son patrimoine avant son décès, est transmis à ses héritiers. Le droit à réparation du préjudice résultant pour elle de la douleur morale qu'elle a éprouvée du fait de la conscience d'une espérance de vie réduite en raison d'une faute du service public hospitalier dans la mise en œuvre ou l'administration des soins qui lui ont été donnés, constitue un droit entré dans son patrimoine avant son décès qui peut être transmis à ses héritiers. Toutefois, il ne résulte de pas de l'instruction qu'Andrée H... ait eu conscience d'une espérance de vie réduite dans les suites de l'intervention du 8 septembre 2015. En outre, l'indemnisation des souffrances endurées tient compte, ainsi que le précise le Dr A..., expert, d'un état de stupeur et d'inquiétude après une hospitalisation annoncée en ambulatoire et de la prise de conscience par la victime d'une aggravation de ses troubles. Par suite, le poste de préjudice allégué ne peut pas faire l'objet d'une indemnisation.
15. D'autre part, le préjudice d'affection des trois enfants majeurs I... H..., qui ne vivaient pas avec elle au moment de l'accident médical, a été évalué par les premiers juges à la somme totale de 15 000 euros, soit 5 000 euros par enfant. En l'absence d'éléments particuliers produits par les appelants sur les liens les unissant à leur mère ou les conséquences de son décès, il y a lieu de confirmer la somme allouée en première instance.
16. Par suite, il y a lieu d'évaluer les préjudices des consorts D... à la somme totale de 36 268,42 euros (soit 1 000 euros + 15 000 euros + 5 268,42 euros + 15 000 euros) qui sera versée par le centre hospitalier de Château-Thierry.
17. Il résulte de tout ce qui précède que les consorts D... sont seulement fondés à soutenir que c'est à tort que, par le jugement attaqué, le tribunal administratif d'Amiens a limité l'indemnisation de leurs préjudices à la somme de 26 268,42 euros. L'ONIAM est fondé à soutenir que c'est à tort que, par le jugement attaqué, le tribunal administratif d'Amiens a mis à sa charge une partie des préjudices subis par les consorts D.... En revanche, les conclusions d'appel incident soulevées par le centre hospitalier de Château-Thierry doivent être rejetées.
Sur les frais liés au litige :
18. Il n'y a pas lieu, dans les circonstances de l'espèce, de mettre à la charge du centre hospitalier de Château-Thierry le versement de la somme que les consorts D... et l'ONIAM demandent au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
DÉCIDE :
Article 1er : L'ONIAM est mis hors de cause.
Article 2 : Les articles 1er et 2 du jugement du 30 mars 2023 du tribunal administratif d'Amiens sont annulés.
Article 3 : Le centre hospitalier de Château-Thierry est condamné à verser aux consorts D... une indemnité d'un montant total de 36 268,42 euros.
Article 4 : Le jugement du tribunal administratif d'Amiens du 30 mars 2023 est réformé en ce qu'il a de contraire au présent arrêt.
Article 5 : Le surplus des conclusions de la requête et les conclusions présentées par le centre hospitalier de Château-Thierry sont rejetés.
Article 6 : Le présent arrêt sera notifié à M. E... D..., à Mme C... D... épouse F..., à M. B... D..., au centre hospitalier de Château-Thierry et à Office national d'indemnisation des accidents médicaux, des affections iatrogènes et des infections nosocomiales.
Délibéré après l'audience publique du 9 juillet 2024 à laquelle siégeaient :
- M. Marc Baronnet, président-assesseur, assurant la présidence de la formation de jugement en application de l'article R. 222-26 du code de justice administrative,
- M. Guillaume Vandenberghe, premier conseiller,
- M. Guillaume Toutias, premier conseiller.
Rendu public par mise à disposition au greffe le 28 août 2024.
Le rapporteur,
Signé : G. VandenbergheLe président de la formation de jugement,
Signé : M. G...
La greffière,
Signé : A.S. Villette
La République mande et ordonne à la ministre du travail, de la santé et des solidarités en ce qui la concerne ou à tous commissaires de justice à ce requis en ce qui concerne les voies de droit commun contre les parties privées, de pourvoir à l'exécution du présent arrêt.
Pour expédition conforme,
Pour la greffière en chef,
par délégation,
La greffière
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N°23DA00981