La jurisprudence francophone des Cours suprêmes


recherche avancée

31/10/2023 | FRANCE | N°22DA00099

France | France, Cour administrative d'appel de Douai, 2ème chambre, 31 octobre 2023, 22DA00099


Vu la procédure suivante :

Procédure contentieuse antérieure :

La société civile professionnelle (SCP) " Brugie-Tacheau-Beghin-Beyaert ", M. F... B..., M. H... E..., Mme G... A... et M. D... C... ont demandé au tribunal administratif de Lille de condamner l'Etat à leur verser une somme totale de 8 310 036,50 euros, assortie des intérêts légaux et de la capitalisation des intérêts, en réparation des préjudices financiers que leur ont causés les différentes réformes affectant les conditions d'exercice de la profession réglementée d'huissiers de justice conduites

à compter de 2014.

Par un jugement n° 1901545 du 26 novembre 2021, le tribun...

Vu la procédure suivante :

Procédure contentieuse antérieure :

La société civile professionnelle (SCP) " Brugie-Tacheau-Beghin-Beyaert ", M. F... B..., M. H... E..., Mme G... A... et M. D... C... ont demandé au tribunal administratif de Lille de condamner l'Etat à leur verser une somme totale de 8 310 036,50 euros, assortie des intérêts légaux et de la capitalisation des intérêts, en réparation des préjudices financiers que leur ont causés les différentes réformes affectant les conditions d'exercice de la profession réglementée d'huissiers de justice conduites à compter de 2014.

Par un jugement n° 1901545 du 26 novembre 2021, le tribunal administratif de Lille a rejeté leur demande.

Procédure devant la cour :

Par une requête et des mémoires, enregistrés les 17 janvier 2022, 26 septembre 2022 et 16 décembre 2022, la SCP " Brugie-Tacheau-Beghin-Beyaert ", M. B..., M. E..., Mme A... et M. C..., représentés par Me Manuel Gros, demandent à la cour, dans le dernier état de leurs écritures :

1°) d'annuler ce jugement ;

2°) d'annuler la décision implicite du ministre de la justice rejetant leur demande préalable d'indemnisation ;

3°) de condamner l'Etat à leur verser une somme globale de 8 310 036,50 euros, assortie des intérêts de droit et de leur capitalisation à compter de leur demande préalable ;

4°) d'ordonner le cas échéant une expertise pour la détermination de leur préjudice indemnisable ;

5°) de mettre à la charge de l'Etat le paiement de la somme de 3 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Ils soutiennent que :

- la responsabilité de l'Etat est engagée pour rupture d'égalité devant les charges publiques du fait des lois et règlements ayant, à compter de 2014, profondément affecté les conditions d'exercice de la profession réglementée des huissiers de justice, en particulier le décret n° 2014-983 du 28 août 2014, la loi n° 2015-990 du 6 août 2015, le décret n° 2016-230 du 26 février 2016, l'arrêté du 26 février 2016, l'arrêté du 28 décembre 2017, la loi n° 2016-1827 du 23 décembre 2016 et la loi n° 2017-1836 du 30 décembre 2017 ; d'une part, ils subissent un préjudice spécial dès lors que ces réformes remettent en cause le droit de présentation dont ils bénéficiaient jusqu'alors, favorisent les études épicentrales et ont conduit à la perte de trois clients institutionnels qui étaient pour eux importants : l'URSSAF, le RSI et la CAF ; d'autre part, il existe un lien de causalité direct et certain entre ces préjudices et les réformes introduites ; en effet, l'extension de la compétence territoriale des offices d'huissiers de justice, portée par le décret n° 2014-983 du 28 août 2014, privilégie directement les offices centraux ; les mesures de la loi n° 2015-990 du 6 août 2015 ont directement emporté des pertes financières importantes pour leur office et notamment la résiliation d'une importante convention avec la CAF ; le décret n° 2016-230 du 26 février 2016 et l'arrêté du même jour ont amplifié ces pertes en diminuant les tarifs réglementés et en augmentant les taxes ; l'arrêté du 28 décembre 2017 a classé le département du Nord, dans lequel leur office est installé, comme zone d'installation libre ; l'extension des compétences des offices a immédiatement provoqué la rupture des contrats de leur office avec l'URSSAF, le RSI et la CAF ;

- la responsabilité de l'Etat est également engagée pour méconnaissance du principe de sécurité juridique et du respect des situations légalement acquises ; le législateur et le pouvoir réglementaire ont totalement bouleversé les conditions d'accès, d'installation, de tarifs, de monopole ou de compétence territoriale des huissiers de justice sans justification d'un intérêt général suffisant ; ils ont imposé le principe de libre installation et l'extension de la compétence territoriale, conduisant à une concurrence brutale et sans dispositif transitoire ; le législateur, en dépit d'une situation légalement acquise depuis les lois des 28 avril et 4 mai 1816, a dévalué la valeur du droit de présentation des huissiers de justice dans les zones d'installation libre, ce droit représentant un véritable droit de propriété ; il a permis aux organismes privés sociaux d'exécuter directement certains titres émis, portant ainsi une atteinte manifestement disproportionnée à l'ensemble des contrats en cours ;

- la responsabilité de l'Etat est également engagée à raison de la violation des stipulations de l'article 1er du protocole additionnel n° 1 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales portant sur le droit de propriété dont fait partie le droit de présentation ; les réformes introduites ont en effet fortement dévalué la valeur des offices d'huissier et l'attractivité de la profession ; les effets de ces réformes ne sont manifestement pas proportionnés aux objectifs d'intérêt général poursuivis ;

- la diminution du tarif réglementé a eu pour conséquence une perte de marge brute annuelle de 24 000 euros ; la perte du contrat avec l'URSSAF a eu pour conséquence une perte de marge brute annuelle de 158 965 euros ; la perte du contrat avec la CAF a eu pour conséquence une perte de marge brute annuelle de 12 535 euros ; compte tenu du nombre d'exercices restant à accomplir par chacun des associés à partir du 1er janvier 2018 pour arriver à une retraite à 70 ans, le préjudice total lié à la diminution du tarif réglementé et à la perte de ces deux clients s'établit donc à 4 363 875,75 euros ; la perte de valeur des parts sociales leur occasionne en outre un préjudice total de 1 905 000 euros ; la perte de marge brute en 2017 du fait du départ des URSSAF s'établit à 158 965 euros ; enfin, dès lors que la perte du contrat avec le RSI a pour conséquence une perte de marge brute annuelle de 91 855 euros et compte tenu du nombre d'exercices restant à accomplir par chacun des associés à partir du 1er janvier 2020 pour arriver à une retraite à 70 ans, le préjudice total lié à la perte de ce client s'établit donc à 1 882 225,75 euros ; il en résulte un préjudice total de 8 310 036,50 euros, à répartir entre chacun des associés à proportion de leurs parts dans la société ;

- les préjudices qu'ils ont subis ont encore été aggravés par l'état de déliquescence dans laquelle se trouve désormais la profession d'huissier de justice, l'abandon des grands principes du droit romain et du droit civil impérial, la création de la profession de commissaire de justice dans laquelle les anciens huissiers de justice n'ont manifestement pas les mêmes perspectives que les anciens commissaires-priseurs, l'excessive dévalorisation des parts sociales, la perte d'attractivité de la profession, le contexte de transformation de la profession d'huissier de justice effectuée sur fond d'une potentielle prise illégale d'intérêts et l'intervention des articles 3-II et 57-II du décret n° 2022-729 du 28 avril 2022 ; dans ces conditions, le ministre de la justice, pour n'avoir pas donné suite à la mise en demeure adressée par la cour au cours de l'instruction, doit être regardé comme ayant acquiescé aux faits et aux conclusions qu'ils ont présentés.

Par un mémoire en défense, enregistré le 9 décembre 2022, le ministre de la justice conclut au rejet de la requête d'appel.

Il fait valoir que la responsabilité de l'Etat n'est engagée sur aucun des fondements invoqués par les appelants et que les préjudices dont ils font état ne sont ni établis, ni en lien avec les faits générateurs qu'ils invoquent, ni ne présentent un caractère anormal et spécial.

Par ordonnance du 12 décembre 2022, la date de clôture de l'instruction a été fixée au 27 janvier 2023 à 12 heures.

Vu les autres pièces du dossier.

Vu :

- la Constitution ;

- la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ;

- la loi du 28 avril 1816 sur les finances ;

- la loi n° 2015-990 du 6 août 2015 ;

- la loi n° 2016-1827 du 23 décembre 2016 ;

- la loi n° 2017-1836 du 30 décembre 2017 ;

- le décret n° 2014-983 du 28 août 2014 ;

- le décret n° 2016-230 du 26 février 2016 ;

- le décret n° 2016-1875 du 26 décembre 2016 ;

- l'arrêté du 26 février 2016 fixant les tarifs réglementés des huissiers de justice ;

- l'arrêté du 28 décembre 2017 pris en application de l'article 52 de la loi n° 2015-990 du 6 août 2015 pour la croissance, l'activité et l'égalité des chances économiques pour la profession d'huissier de justice ;

- le code de justice administrative.

Les parties ont été régulièrement averties du jour de l'audience.

Ont été entendus au cours de l'audience publique :

- le rapport de M. Guillaume Toutias, premier conseiller,

- les conclusions de Mme Caroline Regnier, rapporteure publique,

- et les observations de Me Audrey d'Halluin, représentant la SCP " Brugie-Tacheau-Beghin-Beyaert ", M. B..., M. E..., Mme A... et M. C....

Considérant ce qui suit :

1. La SCP " Brugie-Tacheau-Beghin-Beyaert " est titulaire d'un office d'huissiers de justice à Saint-Pol-Sur-Mer ainsi que d'un bureau secondaire situé à Bailleul, dans le département du Nord. Elle estime subir des préjudices financiers du fait des réformes conduites par les pouvoirs publics à compter de 2014 et ayant affecté les conditions d'exercice de la profession d'huissier de justice. Par un courrier du 11 décembre 2018, la SCP " Brugie-Tacheau-Beghin-Beyaert " et ses quatre associés ont demandé à l'Etat de les indemniser sur le fondement, à titre principal, de la rupture d'égalité devant les charges publiques et, à titre subsidiaire, de la méconnaissance des stipulations de l'article 1er du protocole additionnel n° 1 à la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales et de la méconnaissance du principe de sécurité juridique et du respect des situations légalement acquises. Le silence gardé par le ministre de la justice a fait naître une décision implicite de rejet. La SCP " Brugie-Tacheau-Beghin-Beyaert ", M. B..., M. E..., Mme A... et M. C... relèvent appel du jugement n° 1901545 du 26 novembre 2021 du tribunal administratif de Lille rejetant leur demande.

Sur l'acquiescement aux faits :

2. En vertu de l'article R. 612-3 du code de justice administrative, lorsqu'une des parties appelées à produire un mémoire dans le cadre de l'instruction n'a pas respecté le délai qui lui a été imparti à cet effet, le président de la formation de jugement du tribunal administratif ou de la cour administrative d'appel peut lui adresser une mise en demeure. Aux termes de l'article R. 612-6 du même code : " Si, malgré une mise en demeure, la partie défenderesse n'a produit aucun mémoire, elle est réputée avoir acquiescé aux faits exposés dans les mémoires du requérant ".

3. En l'espèce, si le ministre de la justice n'a pas observé le délai imparti par la cour dans la mise en demeure qu'elle lui a adressée le 22 août 2022 en application des dispositions précitées de l'article R. 612-3 du code de justice administrative, il a toutefois produit un mémoire, enregistré le 9 décembre 2022, avant que la cour ne statue. Dans ces conditions, contrairement à ce que soutiennent les appelants, le ministre de la justice ne peut être regardé comme ayant acquiescé aux faits exposés dans leur requête.

Sur le bien-fondé du jugement attaqué :

En ce qui concerne le champ du litige et les conclusions à fin d'annulation :

4. La décision implicite du ministre de la justice née du silence de deux mois qu'il a gardé à la suite de la demande préalable d'indemnisation présentée par la SCP " Brugie-Tacheau-Beghin-Beyaert ", M. B..., M. E..., Mme A... et M. C... a eu pour seul effet de lier le contentieux à l'égard de ces derniers. Les intéressés, en formulant dans le cadre de la présente instance les conclusions susanalysées, doivent ainsi être regardés comme ayant donné à leur requête le caractère d'un recours de plein contentieux. Au regard de l'objet d'une telle demande, qui conduit le juge à se prononcer sur le droit des intéressés à percevoir la somme qu'ils réclament, les vices propres dont serait, le cas échéant, entachée la décision qui a lié le contentieux sont sans incidence sur la solution du litige. Dès lors, les conclusions à fin d'annulation de cette décision doivent être rejetées.

En ce qui concerne les conclusions à fin indemnitaire :

S'agissant de la responsabilité du fait des lois et des règlements :

5. La responsabilité de l'Etat du fait des lois et des règlements est susceptible d'être engagée sur le fondement de l'égalité des citoyens devant les charges publiques, pour assurer la réparation de préjudices nés de l'adoption d'une loi ou d'un règlement à la condition que cette loi ou ce règlement n'ait pas entendu exclure toute indemnisation et que le préjudice dont il est demandé réparation, revêtant un caractère grave et spécial, ne puisse, dès lors, être regardé comme une charge incombant normalement aux intéressés.

6. En l'espèce, la SCP " Brugie-Tacheau-Beghin-Beyaert " et ses quatre associés soutiennent que la responsabilité de l'Etat est engagée du fait des réformes législatives et réglementaires adoptées depuis 2014 et qui ont, selon eux, considérablement affecté les conditions d'exercice de la profession d'huissier de justice. Ainsi, le décret n° 2014-983 du 28 août 2014 a étendu la compétence territoriale des huissiers de justice situés dans un département comptant plusieurs tribunaux de grande instance à l'ensemble du département. La loi n° 2015-990 du 6 août 2015 et ses principaux textes d'application, notamment le décret n° 2016-230 du 26 février 2016, le décret n° 2016-1875 du 26 décembre 2016 et les arrêtés des 26 février 2016 et 28 décembre 2017, ont réformé les modalités de détermination des tarifs réglementés applicables à la profession et réduit ces tarifs de 2,5% en moyenne, ont introduit le principe de la liberté d'installation dans les zones où l'implantation d'offices apparaît utile pour renforcer la proximité ou l'offre de services et en particulier dans le département du Nord et ont à nouveau élargi la compétence territoriale des huissiers de justice en l'étendant désormais à l'ensemble du ressort de la cour d'appel dans laquelle ils sont implantés. Les lois n° 2016-1827 du 23 décembre 2016 et n° 2017-1836 du 30 décembre 2017 ont, quant à elles, permis aux organismes de recouvrement et aux organismes chargés de la gestion d'un régime obligatoire de sécurité sociale habilités à décerner une contrainte, notamment aux unions de recouvrement des cotisations de sécurité sociale et d'allocations familiales (URSSAF) et à ceux ayant repris le régime social des indépendants (RSI), d'exécuter directement les titres qu'ils émettent au moyen d'une opposition permettant d'attribuer des sommes, y compris celles qui ne seraient pas encore entrées dans le patrimoine du débiteur. Ces textes, dont aucun n'exclut explicitement ou implicitement toute indemnisation, leur ont causé, selon eux, des préjudices graves et spéciaux.

7. En premier lieu, les appelants soutiennent que les nouveaux tarifs réglementés issus du décret n° 2016-230 du 26 février 2016 et de l'arrêté du 26 février 2016 sont inférieurs aux tarifs précédents d'environ 2,5%, ce qui leur occasionne une perte de marge brute annuelle de 24 000 euros. Toutefois, les tarifs ainsi fixés s'appliquent à l'ensemble des prestations réalisées par tous les huissiers de justice dans le cadre de leur monopole légal. Ils avaient en outre, en vertu de l'article 12 du décret du 26 février 2016, uniquement un caractère transitoire et leur diminution a été limitée à 2,5%. Par ailleurs, cette mesure résulte du cadre commun adopté par la loi du 6 août 2015 pour la détermination des tarifs réglementés de l'ensemble des professions juridiques réglementées, lequel poursuit les objectifs d'intérêt général d'améliorer la lisibilité de ces tarifs, de renforcer l'égalité dans l'accès aux services juridiques assurés par ces professions et de rapprocher leurs tarifs des coûts réels des prestations tout en préservant une marge raisonnable. Dès lors, le préjudice invoqué par les appelants ne présente pas les caractères de spécialité et de gravité susceptibles d'engager la responsabilité sans faute de l'Etat et n'excède pas ceux que tout titulaire d'un office public et ministériel est tenu de supporter sans indemnité.

8. En deuxième lieu, les appelants font valoir qu'ils ont perdu, en l'espace de deux ans seulement, leurs trois plus importants clients institutionnels : la caisse aux allocations familiales (CAF), l'URSSAF et le RSI. Ils soutiennent que le départ de ces clients est la conséquence directe, d'une part, de l'extension de la compétence territoriale des huissiers de justice par le décret n° 2014-983 du 28 août 2014 puis la loi du 6 août 2015 et son décret d'application n° 2016-1875 du 26 décembre 2016 puisqu'elle a conduit à mettre en concurrence des offices qui ne l'étaient pas auparavant et, d'autre part, des lois n° 2016-1827 du 23 décembre 2016 et n° 2017-1836 du 30 décembre 2017 puisqu'elles ont doté les organismes de recouvrement et les organismes chargés de la gestion d'un régime obligatoire de sécurité sociale de nouveaux outils pour exécuter directement les titres qu'ils émettent, sans recourir aux procédures d'exécution de droit commun et, par suite, aux services des huissiers de justice. Ces départs de la CAF, des URSSAF et du RSI leur occasionneraient ainsi des pertes de marge brutes annuelles, respectivement, de 12 535 euros, 158 965 euros et 91 855 euros.

9. Toutefois, contrairement à ce que soutiennent les appelants, la profession d'huissier de justice, avant même l'entrée en vigueur de ces mesures, présentait, en dépit de son caractère réglementé, les caractères d'une profession libérale, dont l'exercice s'inscrit dans un cadre non dénué de toute concurrence. Il résulte d'ailleurs de l'instruction que les conventions conclues entre la SCP " Brugie-Tacheau-Beghin-Beyaert " et les clients institutionnels auxquels elle se réfère prévoyaient des clauses de résiliation. Il s'ensuit que, malgré l'ancienneté des relations qu'elle entretenait avec ces clients, la société n'est pas fondée à soutenir qu'elle les aurait nécessairement conservés pendant toute la durée d'exercice de ses quatre associés et que leurs départs sont directement et certainement en lien avec les dispositions litigieuses.

10. Par ailleurs, si l'élargissement de la compétence territoriale des huissiers de justice a certes renforcé la concurrence qui est inhérente à l'exercice de son activité, la SCP " Brugie-Tacheau-Beghin-Beyaert " n'établit pas être nécessairement désavantagée par rapport aux offices établis au centre de la région Hauts-de-France. Il résulte au contraire de l'instruction que, si l'URSSAF a procédé à une réorganisation du réseau de ses interlocuteurs à la suite de ces mesures, des offices situés en dehors du cœur urbanisé de la région ont été retenus, notamment à Boulogne-sur-Mer. Également, alors qu'il résulte de l'instruction qu'un de ses clients, la société " Neuilly Contentieux ", lui a proposé en novembre 2022 d'intervenir sur l'ensemble de son territoire de compétence, la SCP ne démontre pas qu'elle ne pourrait pas elle-aussi effectivement bénéficier de ces nouvelles perspectives de développement et que les frais fixes inhérents à cet élargissement de compétence, notamment en matière de déplacement, ne pourraient pas être couverts par les revenus que ces nouvelles missions sont susceptibles de lui procurer. Les réformes que les appelants contestent se sont en outre accompagnées d'un assouplissement des conditions d'implantation dès lors qu'outre la possibilité d'ouvrir des bureaux secondaires qu'ils avaient déjà, il leur est désormais possible de changer le siège de leur office sur simple déclaration. Ils conservent également la faculté de diversifier leurs activités dans le champ concurrentiel, sans qu'ils soient contraints pour cela par aucune limitation territoriale.

11. Quant à la possibilité ouverte par les lois n° 2016-1827 du 23 décembre 2016 et n° 2017-1836 du 30 décembre 2017 aux organismes de recouvrement et aux organismes chargés de la gestion d'un régime obligatoire de sécurité sociale d'exécuter directement les titres qu'ils émettent au moyen d'une nouvelle opposition, il ressort de ces dispositions, éclairées par les travaux parlementaires, qu'elles poursuivent l'objectif d'intérêt général de renforcer le taux de recouvrement effectif des créances sociales, ce que l'usage des procédures d'exécution de droit commun n'a pas permis. Il ressort en outre des éléments financiers et comptables produits par la SCP " Brugie-Tacheau-Beghin-Beyaert " que le chiffre d'affaires des trois clients institutionnels auxquels elle se réfère ne représente jamais qu'autour de 15% de son chiffre d'affaires total.

12. Dans ces conditions, le préjudice résultant du départ de la CAF, de l'URSSAF et du RSI ne peut être regardé ni comme étant en lien direct et certain avec les dispositions législatives et réglementaires contestées par les appelants, ni comme présentant un degré de gravité suffisant ou excédant les aléas normaux d'exploitation inhérents à l'exercice de la profession considérée et ceux que celle-ci est tenue de supporter sans indemnité.

13. En troisième lieu, les appelants soutiennent que les réformes conduites depuis 2014 ont diminué la clientèle, le chiffre d'affaires, la compétitivité et l'attractivité de leur office d'huissiers de justice et que, de ce fait, ils subissent une dévalorisation de leurs parts sociales qu'ils estiment à la somme totale de 1 905 000 euros. Toutefois, aucun des textes contestés par les appelants ne les prive des privilèges professionnels dont jouissent les huissiers de justice et notamment du droit de présentation qu'ils tiennent des dispositions de l'article 91 de la loi du 28 avril 1816. Ainsi qu'il a été dit au point 9, le renforcement de la concurrence inhérente à l'exercice de la profession d'huissier de justice ne peut pas, en l'espèce, être regardé comme étant directement et certainement en lien avec la perte des clients institutionnels évoquée par les appelants. Ces derniers n'établissent pas davantage, au-delà des trois clients institutionnels en question, un bouleversement de la structure de leur clientèle. Ainsi qu'il a également déjà été dit au point 10, les textes contestés, qui poursuivent l'objectif d'intérêt général de renforcer l'offre sur le territoire et de faciliter l'entrée de jeunes professionnels, sont susceptibles d'ouvrir, pour l'office des appelants, des perspectives nouvelles de développement, de diversification ou de réorganisation. Il ne résulte pas de l'instruction que les résultats financiers et comptables en demi-teinte de l'office des appelants au cours des dernières années, alors au demeurant que celui-ci est passé de 5 à 4 associés à compter de 2017, aient perturbé son fonctionnement ou qu'ils compromettent son existence. Si deux des associés ont signifié leur volonté de céder leurs parts et ont publié une annonce sur le site de la chambre nationale des huissiers de justice, ils ne justifient d'aucune autre démarche en vue de trouver un repreneur. Dès lors, la dévalorisation des parts sociales invoquée par les appelants n'est pas établie non plus que son lien avec les réformes contestées et, le cas échéant, son caractère grave ou excédant les aléas normaux d'exploitation inhérents à l'exercice de la profession considérée et ceux que celle-ci est tenue de supporter sans indemnité.

14. Il résulte de ce qui précède qu'appréciés globalement, les préjudices invoqués par la SCP " Brugie-Tacheau-Beghin-Beyaert ", M. B..., M. E..., Mme A... et M. C... soit n'apparaissent pas établis, soit ne présentent pas de caractère de gravité ou de spécialité, excédant les sujétions susceptibles de leur être imposés, dans l'intérêt général, au titre de l'exercice de leur profession réglementée. Il suit de là qu'ils ne sont pas fondés à rechercher la responsabilité sans faute de l'Etat, du fait des lois et des règlements mentionnés au point 6, pour rupture d'égalité devant les charges publiques.

S'agissant de la responsabilité du fait de la méconnaissance de l'article 1er du protocole additionnel n° 1 à la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales :

15. D'une part, la responsabilité de l'Etat du fait des lois et règlements peut également être engagée en raison des obligations qui sont les siennes pour assurer le respect des conventions internationales par les autorités publiques, pour réparer l'ensemble des préjudices qui résultent de l'intervention d'une loi ou d'un règlement adopté en méconnaissance des engagements internationaux de la France.

16. D'autre part, aux termes de l'article 1er du premier protocole additionnel à la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales : " Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. / Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d'utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international. Les dispositions précédentes ne portent pas atteinte au droit que possèdent les Etats de mettre en vigueur les lois qu'ils jugent nécessaires pour réglementer l'usage des biens conformément à l'intérêt général ou pour assurer le paiement des impôts ou d'autres contributions ou amende ". Le droit de présentation attaché aux offices publics et ministériels constitue un bien au sens de ces stipulations.

17. Ainsi qu'il a été rappelé au point 13, d'une part, aucun des textes contestés par les appelants ne les prive des privilèges professionnels dont jouissent les huissiers de justice et notamment du droit de présentation qu'ils tiennent des dispositions de l'article 91 de la loi du 28 avril 1816 et, d'autre part, il ne résulte pas de l'instruction que ces textes soient, en l'espèce, directement et certainement à l'origine d'une dévaluation de la valeur des parts de chacun des associés de la SCP " Brugie-Tacheau-Beghin-Beyaert ", ni que celle-ci soit disproportionnée au regard des objectifs d'intérêt général poursuivis, tenant notamment à l'amélioration de l'offre d'huissiers de justice sur le territoire, des conditions d'installation pour les jeunes professionnels et de l'égalité dans l'accès aux services juridiques assurés par cette profession.

18. Il résulte de ce qui précède que la SCP " Brugie-Tacheau-Beghin-Beyaert ", M. B..., M. E..., Mme A... et M. C... ne sont pas fondés à soutenir que les lois et règlements mentionnés au point 6 portent atteinte à leur droit de propriété et, par suite, à rechercher la responsabilité de l'Etat du fait d'une méconnaissance de l'article 1er du protocole additionnel n° 1 à la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales.

S'agissant de la responsabilité du fait de la méconnaissance des principes de sécurité juridique et du respect des situations légalement acquises :

19. Aux termes de l'article 16 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen du 26 août 1789, à laquelle le préambule de la Constitution renvoie : " Toute société dans laquelle la garantie des droits n'est pas assurée, ni la séparation des pouvoirs déterminée, n'a point de Constitution ". Il est à tout moment loisible au législateur, statuant dans le domaine de sa compétence, de modifier des textes antérieurs ou d'abroger ceux-ci en leur substituant, le cas échéant, d'autres dispositions. Ce faisant, il ne saurait toutefois priver de garanties légales des exigences constitutionnelles. En particulier, il ne saurait, sans motif d'intérêt général suffisant, ni porter atteinte aux situations légalement acquises, ni remettre en cause les effets qui pouvaient légitimement être attendus de situations nées sous l'empire de textes antérieurs.

20. Ainsi qu'il a été rappelé aux points 7 à 13, aucun des textes contestés par les appelants ne les prive des privilèges professionnels dont jouissent les huissiers de justice et notamment du droit de présentation qu'ils tiennent des dispositions de l'article 91 de la loi du 28 avril 1816. La concurrence est inhérente à l'exercice de la profession. L'extension des compétences territoriales des huissiers de justice, pour les activités relevant de leur monopole légal, a été non seulement progressive mais aussi limitée au seul ressort de la cour d'appel dans lequel ils sont implantés. La liberté d'installation a seulement été ouverte dans les zones dans lesquelles la création de nouveaux offices paraît utile pour améliorer l'offre de service, sachant que ces zones sont déterminées par arrêté ministériel, après avis de l'autorité de la concurrence et sous le contrôle du juge administratif. La détermination de nouveaux tarifs réglementés, dans un cadre désormais commun à l'ensemble des professions juridiques réglementées, a été précédée d'une période transitoire de deux années. Aucune de ces dispositions ne porte une atteinte directe et excessive à des situations contractuelles en cours. En outre, il ne résulte pas de l'instruction que les textes litigieux soient, en l'espèce, directement et certainement à l'origine d'une dévaluation de la valeur des parts de chacun des associés de la SCP " Brugie-Tacheau-Beghin-Beyaert ", ni que celle-ci, à la supposer établie, serait disproportionnée au regard des objectifs d'intérêt général poursuivis.

21. Il résulte de ce qui précède que la SCP " Brugie-Tacheau-Beghin-Beyaert ", M. B..., M. E..., Mme A... et M. C... ne sont pas fondés à soutenir que les lois et règlements mentionnés au point 6 méconnaissent les principes de sécurité juridique et du respect des situations légalement acquises et, par suite, à rechercher la responsabilité de l'Etat de ce fait.

22. Il résulte de tout ce qui précède que la SCP " Brugie-Tacheau-Beghin-Beyaert ", M. B..., M. E..., Mme A... et M. C... ne sont pas fondés à soutenir que c'est à tort que, par le jugement attaqué, le tribunal administratif de Lille a rejeté leurs conclusions à fin indemnitaire et, par voie de conséquence, celles relatives aux intérêts légaux et à la capitalisation des intérêts. Leurs conclusions dans le même sens présentées en appel et celles tendant à l'annulation du jugement doivent, dès lors, de la même manière être rejetées, sans qu'il soit besoin d'ordonner l'expertise qu'ils demandent subsidiairement.

Sur les frais liés à l'instance :

23. Les dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative font obstacle à ce que soit mis à la charge de l'Etat, qui n'est pas la partie perdante dans la présente instance, le paiement de la somme que les appelants demandent au titre des frais exposés et non compris dans les dépens.

DÉCIDE :

Article 1er : La requête de la SCP " Brugie-Tacheau-Beghin-Beyaert ", M. B..., M. E..., Mme A... et M. C... est rejetée.

Article 2 : Le présent arrêt sera notifié à la société civile professionnelle " Brugie-Tacheau-Beghin-Beyaert ", à M. F... B..., à M. H... E..., à Mme G... A..., à M. D... C... et au garde des sceaux, ministre de la justice.

Délibéré après l'audience publique du 10 octobre 2023 à laquelle siégeaient :

- M. Thierry Sorin, président de chambre,

- M. Marc Baronnet, président-assesseur,

- M. Guillaume Toutias, premier conseiller.

Rendu public par mise à disposition au greffe le 31 octobre 2023.

Le rapporteur,

Signé : G. ToutiasLe président de chambre,

Signé : T. Sorin

La greffière,

Signé : A.S. Villette

La République mande et ordonne au garde des sceaux, ministre de la justice, en ce qui le concerne ou à tous commissaires de justice à ce requis en ce qui concerne les voies de droit commun contre les parties privées, de pourvoir à l'exécution du présent arrêt.

Pour expédition conforme,

La greffière

Anne-Sophie Villette

2

N°22DA00099


Synthèse
Tribunal : Cour administrative d'appel de Douai
Formation : 2ème chambre
Numéro d'arrêt : 22DA00099
Date de la décision : 31/10/2023
Type d'affaire : Administrative
Type de recours : Plein contentieux

Composition du Tribunal
Président : M. Sorin
Rapporteur ?: M. Guillaume Toutias
Rapporteur public ?: Mme Regnier
Avocat(s) : SCP GROS - HICTER - D'HALLUIN ET ASSOCIÉS

Origine de la décision
Date de l'import : 05/11/2023
Fonds documentaire ?: Legifrance
Identifiant URN:LEX : urn:lex;fr;cour.administrative.appel.douai;arret;2023-10-31;22da00099 ?
Association des cours judiciaires suprmes francophones
Organisation internationale de la francophonie
Juricaf est un projet de l'AHJUCAF, l'association des Cours suprêmes judiciaires francophones. Il est soutenu par l'Organisation Internationale de la Francophonie. Juricaf est un projet de l'AHJUCAF, l'association des Cours suprêmes judiciaires francophones. Il est soutenu par l'Organisation Internationale de la Francophonie.
Logo iall 2012 website award