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06/12/2018 | FRANCE | N°16DA01457

France | France, Cour administrative d'appel de Douai, 3e chambre - formation à 3, 06 décembre 2018, 16DA01457


Vu la procédure suivante :

Procédure contentieuse antérieure :

M. A...F...a demandé au tribunal administratif d'Amiens de condamner l'Etat à lui verser la somme totale de 229 578,64 euros, augmentée des intérêts aux taux légal à compter de la première demande, avec capitalisation, en réparation des préjudices qu'il a subis à raison d'une exposition aux rayonnements ionisants dus aux essais nucléaires français en Polynésie.

Par un jugement n° 1200467 du 23 juin 2016, le tribunal administratif d'Amiens a condamné l'Etat à verser à M. F...la somme de 57 8

00 euros, augmentée des intérêts au taux légal à compter du 2 décembre 2011, ceux-ci é...

Vu la procédure suivante :

Procédure contentieuse antérieure :

M. A...F...a demandé au tribunal administratif d'Amiens de condamner l'Etat à lui verser la somme totale de 229 578,64 euros, augmentée des intérêts aux taux légal à compter de la première demande, avec capitalisation, en réparation des préjudices qu'il a subis à raison d'une exposition aux rayonnements ionisants dus aux essais nucléaires français en Polynésie.

Par un jugement n° 1200467 du 23 juin 2016, le tribunal administratif d'Amiens a condamné l'Etat à verser à M. F...la somme de 57 800 euros, augmentée des intérêts au taux légal à compter du 2 décembre 2011, ceux-ci étant capitalisés au 4 décembre 2015, a mis le montant des frais et honoraires d'expertise à la charge de l'Etat et a rejeté le surplus des conclusions de la demande.

Procédure devant la cour :

Par une requête enregistrée le 8 août 2016, le ministre de la défense demande à la cour :

1°) d'annuler le jugement du 23 juin 2016 du tribunal administratif d'Amiens ;

2°) de rejeter la demande de M. F...devant ce tribunal.

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Vu les autres pièces du dossier.

Vu :

- la loi n° 2010-2 du 5 janvier 2010 ;

- la loi n° 2017-256 du 28 février 2017 et notamment son article 113 ;

- le décret n° 2014-1049 du 15 septembre 2014 ;

- le code de justice administrative.

Les parties ont été régulièrement averties du jour de l'audience.

Ont été entendus au cours de l'audience publique :

- le rapport de M. Jean-Jacques Gauthé, premier conseiller,

- les conclusions de M. Jean-Philippe Arruebo-Mannier, rapporteur public,

- et les observations de Me E...D..., représentant M. A...F....

Considérant ce qui suit :

1. M. A...F..., né en 1949, a servi en qualité de militaire engagé à Mururoa, du 1er novembre 1967 au 19 avril 1969 en tant que cuisinier sur le bâtiment-base Moselle. Durant cette période, cinq essais nucléaires atmosphériques ont été effectués. Il a développé un cancer du rein à partir de 2008 et a déposé une demande d'indemnisation devant le comité d'indemnisation des victimes d'essais nucléaires (CIVEN), sur le fondement de la loi du 5 janvier 2010 relative à la reconnaissance et à l'indemnisation des victimes des essais nucléaires français. Le CIVEN a recommandé au ministre de la défense de rejeter cette demande au motif que le risque attribuable aux essais nucléaires dans la survenance de la maladie dont l'intéressé est atteint devait être considéré comme négligeable. Par une décision du 20 décembre 2011, le ministre de la défense, suivant cette recommandation, a rejeté la demande d'indemnisation. Par un jugement avant-dire droit du 15 mai 2014, le tribunal administratif d'Amiens a ordonné une expertise comportant un volet radiologique et un volet médical. A la suite du rapport d'expertise, par un jugement du 23 juin 2016 dont le ministre de la défense relève appel, ce tribunal a condamné l'Etat à verser à M. F...la somme de 57 800 euros en réparation du préjudice subi par celui-ci, augmentée des intérêts au taux légal à compter du 2 décembre 2011, ceux-ci étant capitalisés au 4 décembre 2015, a mis le montant des frais et honoraires d'expertise à la charge de l'Etat et a rejeté le surplus des conclusions de la demande.

2. Aux termes de l'article 1er de la loi du 5 janvier 2010 relative à la reconnaissance et à l'indemnisation des victimes des essais nucléaires français : " Toute personne souffrant d'une maladie radio-induite résultant d'une exposition à des rayonnements ionisants dus aux essais nucléaires français et inscrite sur une liste fixée par décret en Conseil d'Etat conformément aux travaux reconnus par la communauté scientifique internationale peut obtenir réparation intégrale de son préjudice dans les conditions prévues par la présente loi./ Si la personne est décédée, la demande de réparation peut être présentée par ses ayants droit ". Aux termes de l'article 2 de cette même loi : " La personne souffrant d'une pathologie radio-induite doit avoir résidé ou séjourné :/ 1° Soit entre le 13 février 1960 et le 31 décembre 1967 au Centre saharien des expérimentations militaires, ou entre le 7 novembre 1961 et le 31 décembre 1967 au Centre d'expérimentations militaires des oasis ou dans les zones périphériques à ces centres ;/ 2° Soit entre le 2 juillet 1966 et le 31 décembre 1998 en Polynésie française./ (...) ".

3. L'article 4 de cette même loi, dans sa rédaction antérieure à la loi du 28 février 2017, disposait : " I. - Les demandes individuelles d'indemnisation sont soumises au comité d'indemnisation des victimes des essais nucléaires (...) / V. - Ce comité examine si les conditions de l'indemnisation sont réunies. Lorsqu'elles le sont, l'intéressé bénéficie d'une présomption de causalité à moins qu'au regard de la nature de la maladie et des conditions de son exposition le risque attribuable aux essais nucléaires puisse être considéré comme négligeable. Le comité le justifie auprès de l'intéressé (...) ".

4. Aux termes de l'article 113 de la loi du 28 février 2017 de programmation relative à l'égalité réelle outre-mer et portant autres dispositions en matière sociale et économique, applicable aux instances en cours au lendemain de la publication de cette loi, comme en l'espèce : " I.- Au premier alinéa du V de l'article 4 de la loi n° 2010-2 du 5 janvier 2010 relative à la reconnaissance et à l'indemnisation des victimes des essais nucléaires français, les mots et la phrase : " à moins qu'au regard de la nature de la maladie et des conditions de son exposition le risque attribuable aux essais nucléaires puisse être considéré comme négligeable. Le comité le justifie auprès de l'intéressé. " sont supprimés./ II.- Lorsqu'une demande d'indemnisation fondée sur les dispositions du I de l'article 4 de la loi n° 2010-2 du 5 janvier 2010 relative à la reconnaissance et à l'indemnisation des victimes des essais nucléaires français a fait l'objet d'une décision de rejet par le ministre de la défense ou par le comité d'indemnisation des victimes des essais nucléaires avant l'entrée en vigueur de la présente loi, le comité d'indemnisation des victimes des essais nucléaires réexamine la demande s'il estime que l'entrée en vigueur de la présente loi est susceptible de justifier l'abrogation de la précédente décision. Il en informe l'intéressé ou ses ayants droit s'il est décédé qui confirment leur réclamation et, le cas échéant, l'actualisent. Dans les mêmes conditions, le demandeur ou ses ayants droit s'il est décédé peuvent également présenter une nouvelle demande d'indemnisation, dans un délai de douze mois à compter de l'entrée en vigueur de la présente loi./(...)".

5. Par lettre du 30 octobre 2018, la cour a communiqué aux parties le moyen relevé d'office tiré de ce que, saisie d'un recours de plein contentieux, elle entendait régler le litige sur le terrain des dispositions de l'article 113 de la loi du 28 février 2017 rappelées ci-dessus, lesquelles ont supprimé les dispositions du premier alinéa du V de l'article 4 de la loi du 5 janvier 2010, relatives à la condition tenant à l'existence d'un risque non négligeable à laquelle était subordonnée l'indemnisation des victimes des essais nucléaires.

6. Il résulte des dispositions précitées que le législateur a entendu que, dès lors qu'un demandeur satisfait aux conditions de temps, de lieu et de pathologie prévues par l'article 2 de la loi du 5 janvier 2010 modifiée, il bénéficie de la présomption de causalité entre l'exposition aux rayonnements ionisants dus aux essais nucléaires français et la survenance de sa maladie. Cette présomption ne peut être renversée que si l'administration établit que la pathologie de l'intéressé résulte exclusivement d'une cause étrangère à l'exposition aux rayonnements ionisants dus aux essais nucléaires, en particulier parce qu'il n'a subi aucune exposition à de tels rayonnements.

7. Ainsi qu'il est dit au point 1, M. F...a séjourné, en qualité de militaire engagé à Mururoa, du 1er novembre 1967 au 19 avril 1969 en tant que quartier-maître cuisinier sur le bâtiment-base Moselle, soit dans l'une des zones et pendant une période définie à l'article 2 de la loi du 5 janvier 2010. Il a développé un cancer du rein, maladie inscrite sur la liste mentionnée à l'article 1er de cette même loi et annexée au décret du 15 septembre 2014. Cette pathologie est, par suite, présumée imputable aux essais nucléaires réalisés en Polynésie française.

8. Le ministre fait valoir que M. F...a bénéficié d'une surveillance dosimétrique individuelle entre avril 1968 et janvier 1969 dont les résultats ont fait apparaitre une dose totale nulle, que conformément à la méthodologie du CIVEN, une dose de 1,8 millisievert lui a toutefois été forfaitairement attribuée et que la dosimétrie collective d'ambiance mise en place à bord du bâtiment-base Moselle a révélé un résultat de contamination nul.

9. Il résulte de l'instruction que M.F..., compte tenu de ses fonctions de cuisinier, a utilisé très fréquemment l'eau des bouilleurs de bord, alimentés par l'eau du lagon. notamment pour laver, sans gants, les ustensiles. Le ministre admet lui-même que les bouilleurs ne permettaient pas d'éliminer entièrement la radioactivité de l'eau. M. F...n'a toutefois bénéficié, d'aucun examen spécifique tenant compte de ses conditions concrètes d'exposition au risque et permettant de corroborer les résultats de la surveillance dosimétrique par une mesure d'une éventuelle contamination par ingestion d'eau ou par les voies respiratoires, tel une anthropospectrogammamétrie ou une analyse toxicologique des urines. Par ailleurs, l'expertise radiologique de Mme C...B...et M. H...G..., respectivement épidémiologiste et pharmacien radiologiste à l'Institut de radioprotection et de sureté nucléaire, concluent que M. F... est susceptible d'avoir été exposé à des rayons ionisants, à une dose qu'il n'est pas possible d'évaluer. L'expertise médicale du professeur Paule conclut que la relation de cause à effet entre l'exposition aux retombées radioactives et la survenue d'un cancer du rein trente-neuf ans après l'exposition ne peut être exclue, en dépit de la présence d'un facteur de risque de ce cancer provenant de l'hypertension artérielle associée à des pathologies cardiovasculaires importantes. Compte tenu de l'ensemble de ces éléments et eu égard à la suppression de la notion de risque non négligeable par l'article 113 de la loi du 28 février 2017, le ministre, qui n'a pas répondu au moyen d'ordre public relatif à l'application de ces dispositions, n'apporte pas d'éléments suffisants de nature à établir que le cancer dont a été victime M. F...résulterait exclusivement d'une cause étrangère à l'exposition aux rayonnements ionisants due aux essais nucléaires. Il s'ensuit que sa décision du 20 décembre 2011 par laquelle il a refusé d'indemniser M. F...pour les préjudices subis en tant que victime des essais nucléaires français doit être annulée.

10. Toutefois, eu égard à la date de la décision litigieuse et à l'office du juge tel que défini aux points 4 à 6, il n'appartient pas à la cour de statuer sur les conclusions indemnitaires présentées par M.F.... Il appartient seulement au juge de renvoyer sa demande devant le CIVEN afin que celui-ci formule une proposition d'indemnisation. Il y a lieu, dès lors, d'annuler le jugement du 23 juin 2016 du tribunal administratif d'Amiens, d'enjoindre à la ministre des armées de transmettre au CIVEN la demande de M. F...dans un délai de quinze jours à compter de la notification de l'arrêt et d'enjoindre au CIVEN de réexaminer cette demande dans un délai de six mois à compter de sa réception. Dans les circonstances de l'espèce, il n'y a pas lieu d'assortir ces injonctions d'une astreinte.

11. Il résulte de tout ce qui précède que le ministre de la défense est seulement fondé à soutenir que c'est à tort que, par le jugement du 23 juin 2016, le tribunal administratif d'Amiens a statué sur la demande indemnitaire présentée par M.F....

Sur les frais d'expertise :

12. Il y a lieu, dans les circonstances de l'espèce, de mettre à la charge de l'Etat les frais et honoraires de l'expertise confiée au professeur Paule, taxés et liquidés à la somme de 1 094,17 euros par ordonnance du président du tribunal administratif d'Amiens du 21 janvier 2016 ainsi que les frais et honoraires de l'expertise confiée à Mme C...B...et M. I... G....

Sur les conclusions présentées au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative :

13. Il y a lieu, dans les circonstances de l'espèce, de mettre à la charge de l'Etat le versement à M. F...d'une somme de 1 500 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

DÉCIDE :

Article 1er : Le jugement du tribunal administratif d'Amiens du 23 juin 2016 est annulé.

Article 2 : La décision du ministre de la défense du 20 décembre 2011 est annulée.

Article 3 : Il est enjoint à la ministre des armées de transmettre au CIVEN, dans un délai de quinze jours à compter de la notification de l'arrêt, la demande indemnitaire de M. F...et au CIVEN de réexaminer ladite demande dans un délai de six mois à compter de sa réception.

Article 4 : Les frais et honoraires d'expertise du professeur Paule d'un montant total de 1 094,17 euros sont mis à la charge définitive de l'Etat.

Article 5 : Les frais et honoraires d'expertise de Mme C...B...sont mis à la charge de l'Etat.

Article 6 : Les frais et honoraires d'expertise de M. I...G...sont mis à la charge de l'Etat.

Article 7 : L'Etat versera à M. F...la somme de 1 500 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Article 8 : Le présent arrêt sera notifié à la ministre des armées et à M. A...F....

Copie sera adressée, pour information, au comité d'indemnisation des victimes des essais nucléaires.

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N°16DA01457

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N°"Numéro"


Synthèse
Tribunal : Cour administrative d'appel de Douai
Formation : 3e chambre - formation à 3
Numéro d'arrêt : 16DA01457
Date de la décision : 06/12/2018
Type d'affaire : Administrative
Type de recours : Plein contentieux

Analyses

Responsabilité de la puissance publique - Faits susceptibles ou non d'ouvrir une action en responsabilité - Responsabilité régie par des textes spéciaux.

Responsabilité de la puissance publique - Responsabilité en raison des différentes activités des services publics - Service de l'armée.


Composition du Tribunal
Président : Mme Petit
Rapporteur ?: M. Jean-Jacques Gauthé
Rapporteur public ?: M. Arruebo-Mannier
Avocat(s) : TEISSONNIERE TOPALOFF LAFFORGUE

Origine de la décision
Date de l'import : 25/12/2018
Fonds documentaire ?: Legifrance
Identifiant URN:LEX : urn:lex;fr;cour.administrative.appel.douai;arret;2018-12-06;16da01457 ?
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