Vu la procédure suivante :
Procédure contentieuse antérieure :
Mme E... D..., agissant en son nom propre et au nom de son fils mineur,
A... D..., a demandé au tribunal administratif de Bordeaux de condamner solidairement
le centre hospitalier de Bergerac et le centre hospitalier universitaire de Bordeaux à lui verser, une somme de 4 652 051,25 euros en réparation des préjudices subis par son fils et une somme
de 150 000 euros en réparation de son préjudice moral, sommes assorties des intérêts au taux légal et, à titre subsidiaire, de condamner l'Office national d'indemnisation des accidents médicaux, des affections iatrogènes et des infections nosocomiales à lui verser les mêmes sommes assorties des intérêts au taux légal.
Dans la même instance, la caisse primaire d'assurance maladie (CPAM) de la Charente Maritime a demandé au tribunal de condamner solidairement le centre hospitalier de Bergerac et son assureur à lui verser une somme provisionnelle de 120 817,08 euros au titre de ses débours, ainsi que la somme de 1 114 euros au titre de l'indemnité forfaitaire de gestion, assorties des intérêts au taux légal.
Par un jugement n° 1903019 du 18 juillet 2022, le tribunal :
* a condamné le centre hospitalier de Bergerac à verser à Mme D... une somme
de 412 365,98 euros en sa qualité de représentante légale de son fils, et une somme
de 70 000 euros au titre de son préjudice personnel, ainsi qu'une somme de 115 595, 52 euros au titre des frais d'assistance par tierce personne sous réserve de la déduction éventuelle des sommes perçues au titre de prestations compensant le handicap dans la mesure nécessaire pour éviter que le montant cumulé de l'indemnisation et des prestations excède le montant total des frais d'assistance par une tierce personne, chacune de ces sommes portant intérêts au taux légal à compter du 8 avril 2019 ;
* a condamné le centre hospitalier de Bergerac à verser à la caisse primaire d'assurance maladie de la Charente-Maritime la somme de 84 571,95 euros au titre de ses débours provisoires, outre une somme de 1 114 euros au titre de l'indemnité forfaitaire de gestion ;
* a mis à la charge définitive du centre hospitalier de Bergerac les frais des expertises ordonnées par le tribunal administratif de Bordeaux en référé le 20 février 2017 et par jugement avant dire droit le 13 avril 2021, taxés et liquidés aux sommes respectives de 7 632 euros
et de 5 880 euros par ordonnances du président du tribunal administratif de Bordeaux ;
* a rejeté le surplus des conclusions.
Procédure devant la cour :
I. Par une requête enregistrée le 16 septembre 2022 sous le n° 22BX02499 et des mémoires enregistrés le 24 août 2023 et le 28 juin 2024, Mme E... D..., représentée
par Me Journaud, demande à la cour :
1°) de réformer ce jugement en ce qu'il a fixé le taux de perte de chance à 70 % et en ce qui concerne l'évaluation des préjudices subis par son fils ;
2°) de condamner le centre hospitalier (CH) de Bergerac à lui verser des indemnités provisionnelles de 9 344 336,46 euros en sa qualité de représentante légale de son fils A... D..., ainsi que la somme de 70 000 euros au titre de son préjudice propre, assorties des intérêts au taux légal à compter du 3 juillet 2013 ;
4°) de mettre à la charge du centre hospitalier de Bergerac la somme
de 4 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Elle soutient que :
En ce qui concerne la responsabilité :
- le CH de Bergerac ne l'a pas informée de l'existence d'anomalies cardiaques et respiratoires chez son enfant, malgré la réalisation de plusieurs tests durant la grossesse qui auraient dû permettre un diagnostic précoce et une information adéquate ;
- durant la prise en charge à la maternité, malgré ses alertes auprès du personnel hospitalier sur l'état inquiétant de son fils (pleurs continus et difficultés respiratoires), aucun examen n'a été entrepris pour vérifier son état de santé avant qu'elle ne soit autorisée à regagner son domicile ;
- le 10 juillet 2013, A... s'est étouffé et a présenté des signes de cyanose ; lorsqu'il a été amené aux urgences, aucun pédiatre ne s'est déplacé pour l'examiner, et aucune évaluation médicale adéquate n'a été réalisée durant la nuit qui a suivi ;
- la décision de transférer A... au CHU de Bordeaux n'a été prise que 16 heures après ses premiers arrêts respiratoires ;
- tant le premier que le second collège d'experts ont conclu à des manquements du CH de Bergerac, en raison d'un retard dans la prise en charge pédiatrique et d'un défaut d'information concernant l'état de santé de A... à la sortie de la maternité, à l'origine des séquelles neurologiques et orthopédiques; les rapports critiques des professeurs Camboulives et Baron ne sont pas contradictoires et les experts y ont répondu au cours des opérations
d'expertise ; c'est ainsi à bon droit que le tribunal a retenu la responsabilité exclusive
du CH de Bergerac.
En ce qui concerne le taux de perte de chance :
- les deux collèges d'experts ne s'accordent pas sur le taux de perte de chance, le premier retenant un taux de 80 % tandis que le second a retenu un taux de 70 %, ce qui témoigne de la subjectivité et de l'approximation de leurs estimations ; en particulier, l'analyse des seconds experts est sommaire et n'est pas étayée par des études scientifiques solides, à l'exception d'une étude obsolète de 1990 ; le taux de mortalité associé à une coarctation de l'aorte se situe aujourd'hui autour de 4,6 % ; au regard de l'ensemble de manquements commis au cours de la prise en charge, l'intégralité des séquelles de A..., incluant l'amputation et les complications neurologiques, leur sont imputables ;
En ce qui concerne les préjudices :
- pour estimer les préjudices, les seconds experts se sont fondés sur un consensus auquel elle n'a jamais adhéré ;
- la consolidation de A... ne sera acquise qu'à l'âge adulte ; une évaluation médico-légale intermédiaire doit intervenir ;
- le déficit fonctionnel temporaire a été mal évalué par les premiers juges ; les dix jours d'hospitalisation pour la coarctation de l'aorte ne doivent pas être déduits, car cette maladie aurait pu être évitée en cas de prise en charge diligente ; une base forfaitaire mensuelle
de 1 200 euros peut être retenue pour liquider ce préjudice ; la somme provisionnelle
de 259 200 euros est demandée à ce titre ;
- selon les experts, le déficit fonctionnel permanent sera de 80 % au minimum ; le tribunal n'a pas justifié les bases de liquidation qu'il a retenues ; il y a lieu de lui allouer une somme de 560 000 euros à titre provisionnel ;
- les souffrances endurées par A..., qui doivent être évaluées à 6/7 au lieu de 5,5/7, en raison des douleurs liées à son hospitalisation au CH de Bergerac, au changement de la prothèse, aux malaises vagaux, crises d'épilepsie et interventions médicales nécessitées par son état de santé, justifient une somme provisionnelle de 45 000 euros ;
- le préjudice esthétique doit être réévalué à 6/7, eu égard à la gravité des atteintes physiques, en particulier les cicatrices opératoires et la perte d'un membre, justifiant une provision de 45 000 euros ;
- son fils est privé de loisirs et d'activités typiques de son âge ; le préjudice d'agrément, que le tribunal n'a pas examiné, doit être chiffré à titre provisionnel à la somme
de 150 000 euros ;
- la somme accordée au titre des préjudices d'établissement et scolaire de A... doit être portée à titre provisionnel à 3 000 000 euros ;
- la perte de chance de guérison est un préjudice autonome qui doit être indemnisé séparément à hauteur de 500 000 euros ;
- l'indemnisation au titre de l'assistance à tierce personne doit être portée à une somme de 165 136,46 euros pour la période du 3 juillet 2013 au 3 juillet 2021 ;
- la somme de 70 000 euros allouée par le tribunal à Mme D... au titre de son préjudice moral doit être confirmée à titre provisionnel ;
- le jugement doit être confirmé en ce qu'il a statué sur la prise en charge des frais médicaux et sur la prise en charge des frais d'expertise ;
Par des mémoires enregistrés le 3 novembre 2022 et le 16 janvier 2023, la caisse primaire d'assurance maladie (CPAM) de la Charente Maritime, représentée par Me Boutilier, demande à la cour, dans le dernier état de ses écritures :
1°) à titre principal, de réformer le jugement en ce qu'il a retenu un taux de perte de chance de 70 %, de condamner le CH de Bergerac, et en tout état de cause tout tiers responsable, à lui verser la somme provisionnelle de 120 817,08 euros au titre des débours exposés, augmentée des intérêts au taux légal, et de mettre à sa charge la somme de 1 162 euros correspondant à l'indemnité forfaitaire de gestion ;
2°) à titre subsidiaire, si la cour devait limiter la réparation des préjudices invoqués par la requérante à hauteur d'un taux de perte de chance, de condamner le CH de Bergerac, et en tout état de cause tout tiers responsable, à lui rembourser le montant de sa créance provisoire et à lui verser l'indemnité forfaitaire de gestion, en appliquant à ces sommes le taux de perte de chance retenu ;
3°) de mettre à la charge du CH de Bergerac, et en tout état de cause de tout tiers responsable, la somme de 1 500 euros au titre des frais exposés non compris dans les dépens, ainsi que les entiers dépens de l'instance.
Elle fait valoir que :
- les deux collèges d'experts ont eu une appréciation divergente quant au taux de perte de chance, or, le retard de 12 heures observé dans le transfert de A... vers un centre de cardiologie est à l'origine de l'intégralité de ses séquelles ;
- sa créance provisoire s'établit, selon le relevé provisoire de ses débours et l'attestation d'imputabilité, à la somme de 120 817,08 euros.
Par un mémoire en défense enregistré le 30 décembre 2022, le centre hospitalier de Bergerac, représenté par la SELARL Le Prado-Gilbert, demande à la cour, par la voie de l'appel incident :
1°) à titre principal, d'annuler le jugement attaqué et de rejeter les conclusions d'appel présentées par Mme D... et la CPAM de la Charente Maritime ;
2°) à titre subsidiaire, avant dire droit, d'ordonner une expertise aux fins d'évaluer les parts de responsabilité de chaque intervenant.
Il soutient que :
- les éléments versés à l'instruction ne permettent pas d'apprécier les différentes parts de responsabilité de chaque intervenant, de sorte qu'une nouvelle expertise s'impose ;
- ainsi qu'exposé dans sa requête d'appel principal enregistrée sous le n° 22BX02575, c'est à tort que le tribunal administratif a considéré qu'il avait commis une faute de nature à engager sa responsabilité en omettant d'accomplir toutes les diligences rendues nécessaires par l'état de santé de A... et qu'il a jugé qu'aucune faute ne pouvait être retenue à l'encontre du CHU de Bordeaux, alors que le SMUR a tardé à réaliser le transfert, que l'hôpital
de Haut-Lévêque n'a pas donné de consignes pour l'administration, dans l'attente, de prostaglandines, que l'indication chirurgicale était prématurée et que l'ischémie du pied droit n'a pas été prise en charge immédiatement ;
- compte tenu de la gravité de la pathologie cardiaque initiale de A..., Mme D... n'est pas fondée à soutenir que le taux de perte de chance devrait être fixé à 100 % ; il a établi dans le cadre de son appel principal que ce taux doit être fixé en deçà de 70 % ;
- le déficit fonctionnel temporaire doit être réparé sur la base d'un forfait de 13 euros par jour pour la période antérieure au 10 octobre 2013, avant application du taux de perte de chance, et sur la base d'un forfait de 15 euros par jour pour la période courant à compter
du 11 octobre 2013 ; les jours d'hospitalisation correspondant à une chirurgie non compliquée de la coarctation de l'aorte devront être déduits ;
- Mme D... n'est pas fondée à solliciter une majoration de l'indemnité due au titre du déficit fonctionnel permanent au motif que le taux de perte de chance devrait être fixé à 100 % ;
- aucune indemnité ne pouvait être accordée à Mme D... par le tribunal au titre du préjudice d'agrément en l'absence de consolidation de l'état de santé de A... ;
- aucune indemnité ne pouvait être allouée par le tribunal au titre du préjudice d'établissement et du préjudice scolaire en l'absence de consolidation de l'état de santé de A... ; à titre subsidiaire, les premiers juges ne l'ont pas insuffisamment évalué ;
- même en l'absence de tout handicap, A... aurait eu besoin de l'assistance d'une tierce personne jusqu'à l'âge de 4 ans, à l'instar de tous les enfants de cet âge, de sorte que c'est à tort que, sur cette période, le tribunal a indemnisé des besoins en aide humaine ; pour la période postérieure, il appartiendra à Mme D... en cause d'appel de produire les justificatifs de l'allocation d'éducation de l'enfant handicapé et de son complément éventuel, le montant de la prestation de compensation du handicap, et de justifier de la perception éventuelle de l'avantage fiscal prévu à l'article 199 sexdecies du code général des impôts, les montants de ces prestations et les crédits d'impôts devront être déduits de l'indemnisation allouée en réparation de ce chef de préjudice ;
- la demande de la CPAM de la Charente Maritime doit être rejetée pour les mêmes motifs que ceux justifiant le rejet de la requête de Mme D....
Par ordonnance du 27 mai 2024, la clôture d'instruction a été fixée au
28 juin 2024 à 12h00.
Par courriers du 4 octobre 2024, il a été demandé à Mme D... sur le fondement de l'article R. 613-1-1 du code de justice administrative, de produire des pièces en vue de compléter l'instruction.
Les pièces produites par Mme D... ont été enregistrées le 15 octobre 2024.
Les observations du centre hospitalier de Bergerac ont été enregistrées
le 29 octobre 2024.
Mme D... a produit un mémoire le 15 octobre 2024, soit postérieurement à la clôture de l'instruction.
Par lettre du 30 octobre 2024, les parties ont été informées, en application de l'article R. 611-7 du code de justice administrative, de ce que l'arrêt était susceptible d'être fondé sur un moyen relevé d'office, tiré de ce que les prétentions indemnitaires que Mme D... présente devant le juge d'appel en sa qualité de représentante légale de son fils ne peuvent excéder, en l'absence d'éléments nouveaux postérieurs à la décision des premiers juges, le montant total de l'indemnité chiffrée en première instance.
II. Par une requête enregistrée le 29 septembre 2022 sous le n° 22BX02575 et des mémoires enregistrés le 30 décembre 2022 et le 20 novembre 2023, le centre hospitalier de Bergerac, représenté par la SEALRL Le Prado-Gilbert, demande à la cour :
1°) à titre principal, d'annuler le jugement du 18 juillet 2022 et de rejeter les demandes présentées par Mme D... ;
2°) à titre subsidiaire, avant dire droit, d'ordonner une expertise aux fins d'évaluer les parts de responsabilité de chaque intervenant.
Il soutient que :
En ce qui concerne la responsabilité :
- c'est à tort que le tribunal a considéré qu'une faute avait été commise à l'occasion de la prise en charge de A... ; le diagnostic de coarctation de l'aorte est difficile à établir en période néonatale, 50 % des coarctations néonatales échappent au diagnostic au moment de la sortie de la maternité ; de plus, alors que les pédiatres de garde sont soumis à des astreintes limitées et qu'ils interviennent uniquement en cas de signes graves ; aucun signe objectif de gravité justifiant un transfert immédiat n'était apparu au cours de la prise en charge de A..., le 10 juillet 2013 ;
- c'est également à tort que le tribunal a écarté la responsabilité du CHU de Bordeaux ; alors que le SMUR de cet établissement a été sollicité pour un transfert le 11 juillet à 10 heures, la transfert n'a été réalisé qu'à 16 heures ; aucun traitement à base de prostaglandines n'a été administré à l'enfant pendant le transfert, bien que cette intervention aurait été de nature à stabiliser son état et réduire les conséquences dommageables de la coarctation de l'aorte ; à son arrivée, A... était en état de choc cardiogénique avec faiblesse des pouls, hépatomégalie, et signes de bas débit systémique alors que l'état neurologique état normal au départ du CH de Bergerac ; une chirurgie réparatrice été décidée moins de 48 heures après l'admission, alors que A... était instable et sous drogues vasoactives et qu'un report aurait permis une meilleure stabilisation ; le CHU de Bordeaux a pris en charge avec un retard de sept heures l'ischémie du pied droit, alors qu'une revascularisation dans les quatre à six heures suivant l'ischémie est cruciale pour éviter une nécrose irréversible, et les experts n'ont pas examiné cet élément dans leur rapport ;
En ce qui concerne le taux de perte de chance :
- si le second collège d'experts a imputé 70 % des séquelles neurologiques et 45 % des séquelles orthopédiques au retard diagnostique du centre hospitalier de Bergerac, ils ne font toutefois état d'aucune donnée sur les complications liées la coarctation de l'aorte en l'absence de tout retard de diagnostic ;
- les fautes commises par le CHU de Bordeaux ont contribué aux séquelles de A... ; en particulier, la gestion tardive de l'ischémie est en lien direct avec l'amputation de la jambe et, en ce qui concerne les séquelles neurologiques, les experts n'ont pas tenu compte de la circonstance que A... a présenté un nouvel état de choc à partir du 16 juillet 2013 et des convulsions
le 23 juillet 2013, ni de l'éventuelle contribution de la thrombolyse réalisée au CHU de Bordeaux ;
- les valeurs du NIRS (20 %) à l'arrivée à Bordeaux, utilisées par les experts pour justifier le taux de 70 %, ne sont pas fiables ;
- il pourrait par ailleurs exister un état antérieur du fait du lien de consanguinité entre les parents de A... ;
- il est sollicité, à titre subsidiaire, l'application d'un taux de perte de chance de 60 % au maximum.
En ce qui concerne les préjudices :
- les éléments versés à l'instruction ne permettent pas d'apprécier les différentes parts de responsabilité de chaque intervenant, de sorte qu'une nouvelle expertise s'impose afin qu'il puisse être discuté de l'existence d'un éventuel état antérieur, des risques associés à la chirurgie de réparation de la coarctation de l'aorte et post-opératoires et de l'impact du second état de choc et de la thrombolyse sur les séquelles neurologiques de A... ; il est en outre nécessaire de disposer d'une évaluation neuropsychologique actualisée par un spécialiste neuropédiatre ;
- même en l'absence de tout handicap, A... aurait eu besoin de l'assistance d'une tierce personne jusqu'à l'âge de 4 ans, à l'instar de tous les enfants de cet âge, de sorte que c'est à tort que, sur cette période, le tribunal a indemnisé des besoins en aide humaine ; pour la période postérieure, il appartiendra à Mme D... en cause d'appel de produire les justificatifs de l'allocation d'éducation de l'enfant handicapé et de son complément éventuel, le montant de la prestation de compensation du handicap, et de justifier de la perception éventuelle de l'avantage fiscal prévu à l'article 199 sexdecies du code général des impôts, les montants de ces prestations et les crédits d'impôts correspondants devront être déduits de l'indemnisation allouée en réparation de ce chef de préjudice ;
- le déficit fonctionnel temporaire doit être réparé sur la base d'un forfait de 13 euros par jour pour la période antérieure au 10 octobre 2013, avant application du taux de perte de chance, et sur la base d'un forfait de 15 euros par jour pour la période courant à compter
du 11 octobre 2013 ;
- aucune indemnité ne pouvait être allouée par le tribunal au titre du préjudice d'établissement et du préjudice scolaire en l'absence de consolidation de l'état de santé de A... ;
- l'indemnité allouée à Mme D... au titre de son préjudice moral est excessive et ne saurait être supérieure à 25 000 euros avant application du taux de perte de chance ;
- le tribunal a commis une erreur de calcul dans l'addition des différentes indemnités dues à Mme D..., en sa qualité de représentante légale de son fils en indemnisant doublement le déficit fonctionnel permanent ; la somme de ces indemnités s'élevait à 272 365,98 euros et non pas à 412 365,98 euros.
Par un mémoire enregistré le 25 juillet 2023, le centre hospitalier universitaire de Bordeaux, représenté par Me Chiffert, demande à la cour de rejeter la requête du centre hospitalier de Bergerac et de mettre à sa charge la somme de 5 000 euros au titre de
l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Il soutient que :
- la symptomatologie de l'enfant justifiait dès son admission au sein du service des urgences du CH de Bergerac le déplacement du pédiatre, lequel ne s'est pourtant pas déplacé durant toute la nuit malgré la dégradation de l'état de A... ; l'heure exacte de prise en charge n'a jamais été précisée ;
- le transfert de A... au sein du CHU a été conforme aux règles de l'art, malgré les délais et les contraintes propres à ce type de transfert secondaire ; aucune pièce versée à l'instruction n'établit la réalité de manœuvres de réanimation pendant le trajet, au contraire l'enfant présentait un état stable ;
- l'absence de traitement par Prostine durant le transfert ne caractérise pas un manquement, car ce type de traitement nécessite une surveillance immédiate sur place, incompatible avec un transport ;
- le CHU ne disposant que d'une seule unité de transport pédiatrique, mobilisée en priorité pour les urgences de type néonatal, le transfert qualifié de " secondaire " par le CHU de Bergerac n'était pas prioritaire, et il existe un délai incompressible lié à la nécessité de préparer l'unité médicalisée hospitalière pédiatrique néonatologique ; A... étant par ailleurs déjà pris en charge au sein du service de pédiatrie du CH de Bergerac, il ne saurait lui être reproché de ne pas avoir appelé ce service pour s'enquérir de l'état de santé de l'enfant ;
- la chirurgie de la coarctation de l'aorte était indispensable et urgente, les experts ayant d'ailleurs souligné que toute attente aurait augmenté les risques pour l'enfant ;
- la mise en place d'un cathéter fémoral droit, qui a entraîné une ischémie de la jambe et une amputation, constitue selon les experts un accident médical non fautif ; ce choix s'est imposé en raison de l'état hémodynamique instable de A... et de l'impossibilité d'utiliser l'artère radiale ;
- l'expertise sollicitée par le CH de Bergerac est dépourvue d'utilité ; le CH de Bergerac a bénéficié de deux expertises indépendantes et rigoureuses, rendues par des équipes d'experts compétentes et spécialisées, qui ont confirmé sa responsabilité exclusive dans la survenance du dommage corporel subi par A....
Par des mémoires enregistrés les 24 août 2023 et 28 juin 2024, Mme E... D..., agissant en son nom propre et au nom de son fils mineur, A... D..., représentée
par Me Journaud, demande à la cour, par la voie de l'appel incident :
1°) de réformer ce jugement en ce qu'il a fixé le taux de perte de chance à 70 % et en ce qui concerne l'évaluation des préjudices subis par son fils ;
2°) de condamner le centre hospitalier (CH) de Bergerac à lui verser des indemnités provisionnelles de 9 344 336,46 euros en sa qualité de représentante légale de son fils A..., ainsi que la somme de 70 000 euros au titre de son préjudice propre, assorties des intérêts au taux légal à compter du 3 juillet 2013 ;
3°) de mettre à la charge du centre hospitalier de Bergerac la somme de 5 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Elle soutient que :
- En ce qui concerne la responsabilité :
- le CH de Bergerac ne l'a pas informée de l'existence d'anomalies cardiaques et respiratoires chez son enfant, malgré la réalisation de plusieurs tests durant la grossesse qui auraient dû permettre un diagnostic précoce et une information adéquate ;
- après l'accouchement, malgré ses alertes auprès du personnel hospitalier sur l'état inquiétant de son fils (pleurs continus et difficultés respiratoires), aucun examen n'a été entrepris pour vérifier son état de santé avant qu'elle ne soit autorisée à regagner son domicile ;
- le 10 juillet 2013, A... s'est étouffé et a présenté des signes de cyanose ; lorsqu'il a été amené aux urgences, aucun pédiatre ne s'est déplacé pour l'examiner, et aucune évaluation médicale adéquate n'a été réalisée durant la nuit qui a suivi ;
- la décision de transférer A... au CHU de Bordeaux n'a été prise que 16 heures après ses premiers arrêts respiratoires ;
- tant le premier que le second collège d'experts ont conclu à des manquements du CH de Bergerac, en raison d'un retard dans la prise en charge pédiatrique et d'un défaut d'information concernant l'état de santé de A... à la sortie de la maternité, à l'origine des séquelles neurologiques et orthopédiques de A... ; les rapports critiques des professeurs Camboulives et Baron ne sont pas contradictoires et les experts y ont répondu au cours des opérations d'expertise ; c'est ainsi à bon droit que le tribunal a retenu la responsabilité exclusive du CH de Bergerac.
En ce qui concerne le taux de perte de chance :
- les deux collèges d'experts ne s'accordent pas sur le taux de perte de chance, le premier retenant un taux de 80 % tandis que le second a retenu un taux du 70 %, ce qui témoigne de la subjectivité et de l'approximation de leurs estimations ; en particulier, l'analyse des seconds experts est sommaire et n'est pas étayée par des études scientifiques solides, à l'exception d'une étude obsolète de 1990 ; le taux de mortalité associé à un coarctation de l'aorte se situe aujourd'hui autour de 4,6 % ; au regard de l'ensemble de manquements commis au cours de la prise en charge, l'intégralité des séquelles de A..., incluant l'amputation et les complications neurologiques, leur sont imputables ;
En ce qui concerne les préjudices :
- pour estimer les préjudices, les seconds experts se sont fondés sur un consensus auquel elle n'a jamais adhéré ;
- la consolidation de A... ne sera acquise qu'à l'âge adulte ; une évaluation
médico-légale intermédiaire doit intervenir ;
- le déficit fonctionnel temporaire a été mal évalué par les premiers juges ; les dix
jours d'hospitalisation pour la coarctation de l'aorte ne doivent pas être déduits, car cette maladie aurait pu être évitée en cas de prise en charge diligente ; une base forfaitaire mensuelle
de 1 200 euros peut être retenue pour liquider ce préjudice ; la somme provisionnelle
de 259 200 euros pourra être allouée à ce titre ;
- selon les experts, le déficit fonctionnel permanent sera de 80 % au minium ; le tribunal n'a pas justifié les bases de liquidation qu'il a retenues ; la cour pourra lui allouer une somme
de 560 000 euros à titre provisionnel ;
- les souffrances endurées de A... doivent être évaluées à 6/7 au lieu de 5,5/7, en raison des douleurs liées à son hospitalisation au CH de Bergerac, au changement de la prothèse, de malaises vagaux, de crises d'épilepsie et d'interventions médicales nécessitées par son état de santé ; une somme provisionnelle de 45 000 euros pourra lui être allouée ;
- le préjudice esthétique doit être évalué à 6/7, eu égard à la gravité des atteintes physiques, en particulier les cicatrices opératoires et la perte d'un membre ; une somme
de 45 000 euros pourra être accordée à titre provisionnel ;
- son fils est privé de loisirs et d'activités typiques de son âge ; le préjudice d'agrément pourra être porté à la somme provisionnelle de 150 000 euros ; le tribunal ne l'a pas examiné ;
- la somme accordée au titre du préjudice d'établissement et scolaire de A... doit être portée à la somme provisionnelle de 3 000 000 euros ;
- la perte de chance de guérison est un préjudice autonome qui doit être indemnisé séparément à hauteur de 500 000 euros ;
- l'indemnisation au titre de l'assistance à tierce personne doit être portée à une somme de 165 136,46 euros pour la période du 3 juillet 2013 au 3 juillet 2021 et une somme provisionnelle supplémentaire d'un montant de 120 000 euros pourra lui être accordée ;
- le préjudice moral subi par Mme D... pourra être porté à une somme provisionnelle de 70 000 euros ;
- le jugement sera confirmé en ce qu'il a statué sur la prise en charge des frais médicaux et sur la prise en charge des frais d'expertise.
Par ordonnance du 28 mai 2024, la clôture d'instruction a été fixée
au 28 juin 2024 à 12h00.
Un mémoire et des pièces, présentés par Mme D... ont été enregistrés
le 22 octobre 2024, soit postérieurement à la clôture de l'instruction.
Par lettre du 30 octobre 2024, les parties ont été informées, en application de
l'article R. 611-7 du code de justice administrative, de ce que l'arrêt était susceptible d'être fondé sur un moyen relevé d'office, tiré de ce que les prétentions indemnitaires que Mme D... présente devant le juge d'appel en sa qualité de représentante légale de son fils ne peuvent excéder, en l'absence d'éléments nouveaux postérieurs à la décision des premiers juges,
le montant total de l'indemnité chiffrée en première instance.
Une réponse à ce moyen d'ordre public présentée par Mme D... a été enregistrée
le 5 novembre 2024.
Vu les autres pièces du dossier.
Vu :
- le code de la santé publique ;
- le code de la sécurité sociale ;
- l'arrêté du 18 décembre 2023 relatif aux montants minimal et maximal de l'indemnité forfaitaire de gestion prévue aux articles L. 376-1 et L. 454-1 du code de la sécurité sociale ;
- le code de justice administrative.
Les parties ont été régulièrement averties du jour de l'audience.
Ont été entendus au cours de l'audience publique :
- le rapport de M. B...,
- les conclusions de Mme Isoard, rapporteure publique,
- et les observations de Me Journaud, représentant Mme E... D..., de
Me Demailly, représentant le CH de Bergerac et de Me Chéreau, représentant le CHU de Bordeaux.
Considérant ce qui suit :
1. Le 3 juillet 2013, Mme E... D... a donné naissance à son fils A... au CH de Bergerac. Dès le 8 juillet, A... a présenté des signes de cyanose et des difficultés respiratoires, en raison desquels sa mère l'a conduit au service des urgences du CH de Bergerac
le 10 juillet suivant vers 23 heures. Devant la dégradation de son état, A... a été transféré
le 11 juillet à l'Hôpital Haut-Lévêque relevant du CHU de Bordeaux, où a été diagnostiquée une coarctation sévère de l'aorte, nécessitant une chirurgie d'urgence le 13 juillet. A... a souffert
de complications graves, notamment une thrombose artérielle qui a nécessité l'amputation
de sa jambe droite. Il a ensuite été hospitalisé en réanimation et néonatologie
jusqu'au 10 octobre 2013. En raison de séquelles neurologiques et orthopédiques, A... a continué à nécessiter un suivi pluridisciplinaire.
2. A la demande de Mme D..., le juge des référés du tribunal administratif de Bordeaux a ordonné une première expertise le 20 février 2017, confiée au Dr F... et
au Pr G..., dont le rapport a été déposé le 4 juin 2018. Sa demande indemnitaire préalable du 8 avril 2019 ayant été implicitement rejetée, Mme D... a saisi ce tribunal le 19 juin 2019 d'une demande tendant à la condamnation du CH de Bergerac ou, à titre subsidiaire, de l'ONIAM, à lui verser des indemnités en réparation des préjudices subis à raison de la prise en charge du 10 juillet 2013. Par un jugement avant dire droit du 13 avril 2021, le tribunal a ordonné une seconde expertise étendue au contradictoire du CHU de Bordeaux, laquelle a été confiée au Dr H... et au Dr C..., qui ont rendu leur rapport le 20 novembre 2021. Sous le n° 22BX02499, Mme D... relève appel du jugement du 18 juillet 2022 par lequel le tribunal a seulement condamné le CH de Bergerac à lui verser une somme de 412 365,98 euros en sa qualité de représentante légale de son fils, une somme de 115 595, 52 euros au titre des frais d'assistance par tierce personne, sous réserve de déductions des prestations perçues à ce titre, ainsi qu'une somme de 70 000 euros en réparation de son préjudice personnel. La CPAM de la Charente-Maritime relève appel du même jugement en tant que le tribunal a retenu un taux de perte de chance de 70%. Par un appel incident, le CH de Bergerac demande l'annulation de ce jugement et, subsidiairement, conteste ce taux de perte de chance et demande à la cour de réduire les sommes allouées à Mme D.... Sous le n° 22BX02575, le CH de Bergerac relève appel du jugement du 18 juillet 2022 par des conclusions qui tendent aux mêmes fins que celles présentées à l'appui de son appel incident enregistré sous le n° 22BX02499. Par la voie de l'appel incident, Mme D... réitère ses conclusions d'appel principal présentées dans la requête n° 22BX02499.
Sur la jonction :
3. Les requêtes n° 22BX02499 et n° 22BX0575 sont dirigées contre le même jugement. Il y a lieu de les joindre pour statuer par un seul arrêt.
Sur la régularité du jugement attaqué :
4. Ainsi que le soutient Mme D..., les premiers juges ont omis de statuer sur la demande d'indemnisation provisionnelle présentée au titre du préjudice d'agrément. Le jugement attaqué doit être annulé dans cette mesure et il y a lieu par suite de statuer sur cette demande par la voie de l'évocation, et sur le surplus par l'effet dévolutif de l'appel.
Sur la responsabilité :
5. Aux termes de l'article L. 1142-1 du code de la santé publique : " I. - Hors le cas où leur responsabilité est encourue en raison d'un défaut d'un produit de santé, les professionnels de santé mentionnés à la quatrième partie du présent code, ainsi que tout établissement, service ou organisme dans lesquels sont réalisés des actes individuels de prévention, de diagnostic ou de soins ne sont responsables des conséquences dommageables d'actes de prévention, de diagnostic ou de soins qu'en cas de faute (...) ".
6. Il résulte de l'instruction, notamment des rapports d'expertise que A..., bien qu'atteint d'une hypotrophie fœtale, présentait une bonne vitalité à la naissance, avec un score d'Apgar normal et un premier examen pédiatrique satisfaisant. Un souffle systolique d'une valeur de 2 sur une échelle de 6 a néanmoins été détecté lors de l'examen pédiatrique de sortie
du 7 juillet 2013, justifiant la prescription par le pédiatre d'une échocardiographie à réaliser sans urgence à la fin du premier mois de vie. Si les experts s'accordent pour estimer qu'à ce stade la réalisation d'une échocardiographie différée plutôt qu'immédiate était justifiée en raison de l'absence de signes cliniques alarmants, les pouls fémoraux étant notamment correctement perçus, signe d'une hémodynamique normale, les premiers experts ont relevé que l'information délivrée à la mère sur la nécessité de consulter en urgence en cas de symptômes respiratoires ou alimentaires anormaux (cyanose, difficultés à boire) n'avait pas été suffisante. Le 8 juillet 2013, A... a subi un premier épisode de gêne respiratoire et, le 10 juillet, des signes de détresse respiratoire plus marqués, incluant cyanose et difficulté à s'alimenter ont été constatés à deux reprises par la mère de l'enfant, qui l'a conduit vers 23h20 au service des urgences du CH de Bergerac. Il peut être tenu pour établi, au vu des rapports d'expertise, que lors de son admission au sein de ce service, l'enfant, alors décrit comme calme et éveillé, n'était pas encore en état de choc cardiogénique complet mais que, de l'avis du second collège d'experts, cet état était en train de s'installer. Il résulte également des expertises que le pédiatre de garde, contacté à 00h30 et 1h30 par un interne, lequel lui a rapporté une polypnée, une cyanose et une désaturation, ne s'est pas déplacé mais a donné des consignes téléphoniques, notamment la mise sous oxygène, une surveillance cardio-respiratoire et la réalisation d'un bilan biologique, renouvelé à 7 h00, avec mise en place d'une voie veineuse pour suppléer les difficultés d'alimentation. Si, à l'inverse des premiers experts, les seconds n'ont pas précisé que le diagnostic de cardiopathie aurait dû être évoqué dès ce stade, ils s'accordent néanmoins sur le fait que la connaissance du souffle cardiaque, la survenue de trois malaises, l'existence d'une accélération nette et persistante du rythme respiratoire et la difficulté importante d'alimentation formaient un tableau clinique qui aurait dû conduire le pédiatre d'astreinte à se déplacer sans délai et à organiser un transfert immédiat par une équipe SMUR pour une hospitalisation dans un service spécialisé. Alors que A... n'a été transféré au CHU de Bordeaux que le lendemain à 15h30, dans un état de choc cardiogénique complet, soit un retard évalué à douze heures par les premiers experts, c'est à bon droit que les premiers juges ont retenu que le CH de Bergerac avait commis une faute à l'occasion de la prise en charge de A..., le 10 juillet 2013, engageant sa responsabilité.
7. Si, d'une part, le CH de Bergerac critique la tardiveté et les conditions du transfert de l'enfant, en faisant valoir qu'aucun traitement à base de prostaglandines (Prostine), de nature à freiner l'évolution de la coarctation de l'aorte, ne lui a été administré durant celui-ci, les seconds experts n'ont relevé aucun manquement fautif à l'occasion de ce transfert et, alors qu'aucun des éléments versés à l'instruction ne permet d'affirmer que l'absence de prostaglandines pendant le transport aurait directement contribué à l'aggravation de l'état de A..., ils ont également précisé qu'un tel traitement aurait dû en toute hypothèse être débuté avant même le transfert. En outre, il résulte de l'instruction que l'établissement avait été saisi d'une demande de transfert de type " secondaire ", sans réactualisation de l'indice de gravité de l'état de l'enfant par le CH de Bergerac justifiant une reclassification en " primo-secondaire ", laquelle aurait permis de donner la priorité au transfert. D'autre part, si le CH de Bergerac fait valoir que l'intervention chirurgicale de réparation de la coarctation de l'aorte du 13 juillet 2013 comportait des risques dès lors que l'enfant était encore dépendant de drogues vasoactives et qu'un report de l'opération aurait permis une meilleure stabilisation, cette allégation est infirmée par les conclusions des seconds experts, qui ont souligné son impérieuse nécessité, toute attente supplémentaire risquant de conduire à une issue fatale, ainsi que l'étroitesse de la fenêtre d'intervention sur le plan temporel. Enfin, ainsi que l'ont relevé les premiers juges, il résulte de la seconde expertise que la thrombose fémorale apparue au décours de cette intervention, à l'origine de l'ischémie de jambe de A..., n'a pas fait l'objet d'un diagnostic tardif, et que cette complication est exclusivement liée à l'état de choc cardiogénique sévère dans lequel se trouvait l'enfant à son admission au CHU de Bordeaux, lequel, ainsi qu'il a été précédemment exposé, est imputable aux manquements fautifs relevés à l'encontre du CH de Bergerac. Dans ces circonstances, c'est à juste titre que le tribunal a mis hors de cause le CHU de Bordeaux.
Sur le taux de perte de chance :
8. Dans le cas où la faute commise lors de la prise en charge ou du traitement d'un patient dans un établissement public hospitalier a compromis ses chances d'obtenir une amélioration de son état de santé ou d'échapper à son aggravation, le préjudice résultant directement de la faute commise par l'établissement et qui doit être intégralement réparé n'est pas le dommage corporel constaté, mais la perte de chance d'éviter que ce dommage soit advenu. La réparation qui incombe à l'hôpital doit alors être évaluée à une fraction du dommage corporel déterminée en fonction de l'ampleur de la chance perdue
9. Il résulte de l'instruction, notamment du second rapport d'expertise, que la coarctation de l'aorte constitue une pathologie cardiaque rare mais grave, comportant des risques intrinsèques de complications, y compris en cas de prise en charge rapide et qui présente, lorsqu'elle se manifeste dans les premiers jours de la vie, un taux de mortalité de 25 %, ainsi qu'une morbidité " non négligeable ", notamment sur le plan orthopédique. Ces experts ont estimé que 30 % des séquelles orthopédiques et neurologiques de A... devaient être rattachées à la pathologie cardiaque elle-même et que 70 % d'entre elles étaient imputables au retard de prise en charge, dont il résulte de l'instruction qu'il a permis la progression de l'état de choc cardiogénique, décrit comme " délétère pour la perfusion cérébrale " ainsi que l'exposition prolongée de l'enfant à une défaillance multiviscérale, de nature à accroître les risques de complications ischémiques. Si Mme D... critique les éléments de littérature médicale sur lesquels s'appuient les experts, qui remontent à 1990, elle ne démontre pas, en produisant un article qui traite des cardiopathies congénitales dans leur ensemble et non de la coarctation de l'aorte en particulier, qu'ils seraient obsolètes en l'état des connaissances scientifiques. En outre, les complications ultérieures à l'intervention du 13 juillet 2013, notamment l'état de choc hémodynamique du 16 juillet 2013 consécutif à la thrombolyse pour le traitement de la thrombose artérielle fémorale, apparue à la suite de la pose du cathéter artériel fémoral, ainsi que leurs conséquences sur le plan orthopédique et celles, alléguées, sur le plan neurologique sont, en tout état de cause, en lien direct avec l'état de précarité dans lequel se trouvait l'enfant au jour de son admission au CHU de Bordeaux et, par suite, avec le retard de prise en charge relevé à l'encontre du CH de Bergerac. Ce dernier ne saurait ainsi soutenir que la dégradation de l'état de A... à partir du 14 juillet 2013 devait conduire le tribunal à limiter le taux de perte de chance proposé par le second collège d'experts, alors au demeurant qu'aucune faute n'a été retenue à l'encontre du CHU de Bordeaux. Enfin, pour estimer ce taux, les experts ont exclu tout état antérieur et ont notamment considéré que le lien de consanguinité entre Mme D... et son compagnon, issus de cousins germains, n'avait eu aucune incidence sur la survenue de la pathologie cardiaque de A.... Dans ces circonstances, sans qu'il y ait lieu d'ordonner une nouvelle expertise, c'est à juste titre que les premiers juges ont fixé un taux de perte de chance
de 70 %.
Sur les préjudices :
10. Il résulte des rapports d'expertise que l'état de santé de l'enfant A... n'est pas consolidé, et que compte tenu de son évolution et de sa maturation neuropsychologique, la consolidation interviendra à sa majorité. Les experts ont par ailleurs conclu à la nécessité d'une évaluation médico-légale intermédiaire afin d'apprécier l'évolution de l'état de santé de l'enfant et d'actualiser ses besoins, celle-ci devant être " impérativement réalisée " dans la douzième année de l'enfant. Cette circonstance ne fait toutefois pas obstacle à ce que soit mise à la charge du CH de Bergerac, à titre provisionnel, la réparation de l'ensemble des conséquences déjà acquises et non sérieusement contestables. Il appartiendra à A... ou à sa représentante légale, s'il s'y croient fondés et sans qu'il y ait lieu d'ores et déjà d'ordonner une nouvelle expertise, de revenir devant le juge pour la fixation définitive des préjudices.
En ce qui concerne l'assistance par une tierce personne :
11. Lorsque le juge administratif indemnise la victime d'un dommage corporel du préjudice résultant pour elle de la nécessité de recourir à l'aide d'une tierce personne dans les actes de la vie quotidienne, il détermine d'abord l'étendue de ces besoins d'aide et les dépenses nécessaires pour y pourvoir. Il doit à cette fin se fonder sur un taux horaire déterminé, au vu des pièces du dossier, par référence, soit au montant des salaires des personnes à employer augmentés des cotisations sociales dues par l'employeur, soit aux tarifs des organismes offrant de telles prestations, en permettant le recours à l'aide professionnelle d'une tierce personne d'un niveau de qualification adéquat et sans être lié par les débours effectifs dont la victime peut justifier. Il n'appartient notamment pas au juge, pour déterminer cette indemnisation, de tenir compte de la circonstance que l'aide a été ou pourrait être apportée par un membre de la famille ou un proche de la victime.
12. En vertu des principes qui régissent l'indemnisation par une personne publique des victimes d'un dommage dont elle doit répondre, il appartient ensuite au juge de déduire du montant de l'indemnité allouée à la victime au titre de l'assistance par tierce personne les prestations ayant pour objet la prise en charge de tels frais. Cette déduction n'a toutefois pas lieu d'être lorsque'une disposition particulière permet à l'organisme qui a versé la prestation d'en réclamer le remboursement si le bénéficiaire revient à meilleure fortune.
13. Les règles rappelées ci-dessus ne trouvent à s'appliquer que dans la mesure requise pour éviter une double indemnisation de la victime. Par suite, lorsque la personne publique responsable n'est tenue de réparer qu'une fraction du dommage corporel, notamment parce que la faute qui lui est imputable n'a entraîné qu'une perte de chance d'éviter ce dommage, la déduction ne se justifie, le cas échéant, que dans la mesure nécessaire pour éviter que le montant cumulé de l'indemnisation et des prestations excède le montant total des frais d'assistance par une tierce personne.
S'agissant de la période courant du 10 juillet 2013 au 3 juillet 2021 :
14. Les conclusions expertales actualisées des docteurs H... et C... ont retenu un besoin d'assistance par une tierce personne non spécialisée de 2 heures par jour
de la naissance jusqu'à l'âge de 2 ans, de 3,5 heures par jour de 2 à 5 ans, puis 5 heures par jour de 6 à 8 ans. Contrairement à ce que soutient le CH de Bergerac, une telle assistance correspond strictement au surcroît de surveillance requis par l'état séquellaire de A... au regard de celle que nécessite l'assistance habituelle apportée à tout enfant en bas âge. Les besoins en assistance doivent être évalués au coût horaire moyen du salaire minimum brut augmenté des charges sociales au cours de chaque période en cause, soit 13,33 euros pour la période comprise entre
le 10 juillet 2013, date de l'accident médical fautif, et le 3 juillet 2015, 13,58 euros pour celle comprise entre le 4 juillet 2015 et le 3 juillet 2018 et 14,09 euros pour celle comprise entre le 4 juillet 2018 et le 3 juillet 2021. Cette évaluation doit en outre s'effectuer sur la base d'une année de 412 jours afin de tenir compte des majorations de rémunération dues les dimanches et jours fériés et des congés payés.
15. Compte tenu des bases de liquidation ci-dessus exposées, le montant total des frais d'assistance par une tierce personne au domicile familial du 10 juillet 2013 au 3 juillet 2021 peut être évalué à la somme de 164 925,77 euros. Il résulte néanmoins des pièces produites en appel en réponse à une mesure d'instruction que Mme D... a perçu, sur la période en cause, des prestations dont l'objet est la prise en charge de ces frais, en particulier l'allocation d'éducation de l'enfant handicapé (AEEH) et son complément de catégorie 4. Si les pièces apportées par Mme D... ne permettent pas de déterminer leur montant avec exactitude, il en ressort que
celui-ci ne sera pas supérieur à 96 000 euros. Ainsi, le montant cumulé de ces prestations et de la part indemnisable du préjudice par le CH, qui s'élève à 115 595,52 euros compte tenu du taux de perte de chance, excède pour partie le montant total des frais d'assistance par une tierce personne. Dans ces circonstances, la part non sérieusement contestable de la créance de Mme D... sur le CH de Bergerac peut être fixée à la somme de 65 000 euros, que celui-ci lui versera à titre provisionnel.
S'agissant de la période postérieure au 3 juillet 2021 :
16. Si dans ses écritures, Mme D... a indiqué qu'elle sollicitera une provision complémentaire d'un montant de 120 000 euros à valoir sur le préjudice de son fils, elle n'en a finalement pas fait la demande.
En ce qui concerne le déficit fonctionnel temporaire :
17. L'indemnisation du déficit fonctionnel temporaire doit être établie, contrairement à ce que réclament les parties, sur une base forfaitaire de 20 euros par jour.
18. Les premiers experts ont retenu un déficit fonctionnel temporaire total de trois mois et une semaine de la naissance de l'enfant, le 3 juillet 2013, jusqu'à sa sortie du service de néonatologie, le 10 octobre 2013. Il convient toutefois d'en exclure la prise en charge néonatale de A... du 3 au 7 juillet 2013, qui est sans lien avec le retard de prise en charge fautif du 10 juillet 2013, ainsi que la période d'hospitalisation de dix jours consécutive à la chirurgie réparatrice de la coarctation de l'aorte, débutée le 13 juillet 2013, que l'enfant aurait en tout état de cause subie même en cas de diagnostic précoce, dès lors que le traitement de cette pathologie, qui n'aurait pas pu être évité eu égard à son origine congénitale, est exclusivement chirurgical. Par ailleurs, les seconds experts ont procédé à une estimation actualisée du taux de déficit fonctionnel temporaire du 11 octobre 2013 jusqu'à la date de consolidation prévisible à la majorité de l'enfant et l'ont fixé à 80 %. Dans ces conditions, une somme de 90 000 euros, non sérieusement contestable, pourra être allouée à Mme D... à titre provisionnel, compte tenu du taux de perte de chance.
En ce qui concerne le préjudice esthétique temporaire :
19. Le premier collège d'experts a évalué le préjudice esthétique temporaire à 6 sur une échelle de 7, en lien avec les lésions corporelles subies en conséquence du manquement fautif du CH de Bergerac, en particulier l'amputation du membre inférieur droit et la présence de multiples cicatrices opératoires. La somme que le CH de Bergerac a été condamné à verser à Mme D... au titre de ce chef de préjudice doit être portée à 10 000 euros, somme qui sera allouée à titre provisionnel.
En ce qui concerne les souffrances endurées :
20. Les souffrances endurées ont été évaluées à 5,5 sur une échelle de 7 par les seconds experts. L'indemnisation accordée par le tribunal, à hauteur de 13 000 euros après application du taux de perte de chance, résulte d'une juste appréciation de ce chef de préjudice. Cette somme doit allouée à titre provisionnel.
En ce qui concerne le préjudice de scolarité :
21. A..., qui a été déscolarisé jusqu'au mois de septembre 2022, est contraint du fait de ses séquelles neurologiques de suivre une scolarité adaptée à ses handicaps hors du circuit classique de l'éducation nationale. La créance non sérieusement contestable résultant de ce préjudice peut être évaluée à la somme globale de 10 000 euros, après application du taux de perte de chance. Elle sera versée par le CH à titre provisionnel.
En ce qui concerne la perte de chance de guérison :
22. Contrairement à ce qui est soutenu par Mme D..., le préjudice lié à la perte d'une chance de guérison ne constitue pas un préjudice autonome, indemnisable en tant que tel.
En ce qui concerne lé déficit fonctionnel permanent, le préjudice esthétique permanent, le préjudice d'établissement et le préjudice d'agrément :
23. Ainsi qu'il a été exposé au point 10, il appartiendra à A... D... ou à sa représentante légale de demander, s'ils s'y croient fondés, l'indemnisation des préjudices temporaires qui continueraient à courir après le présent arrêt et, une fois la consolidation acquise, des préjudices permanents, qui ne sauraient être réparés à ce stade compte tenu de l'absence de consolidation.
En ce qui concerne le préjudice moral subi directement par Mme D... :
24. Dans les circonstances de l'espèce, le tribunal n'a pas fait une évaluation excessive du préjudice moral et des troubles dans les conditions d'existence subis par Mme D... en lui allouant à ce titre une indemnité de 70 000 euros, à titre définitif.
25. Il résulte de tout ce qui précède que la somme que le CH de Bergerac a été condamné à verser à Mme D... en tant que représentante légale de son fils doit être ramenée à une indemnité provisionnelle de 188 000 euros, à valoir sur la réparation de ses préjudices définitifs, et que le jugement doit être réformé en ce sens.
Sur les conclusions de la CPAM de la Charente-Maritime :
26. En premier lieu, compte tenu de la confirmation du taux de perte de chance retenu par les premiers juges, et de l'absence de débours actualisés produits par la caisse depuis la clôture de l'instruction prononcée en première instance, il y a lieu de confirmer la somme
de 84 571,95 euros mise à la charge de CH de Bergerac au titre des sommes que la caisse
a exposées pour le compte de son assuré.
27. En second lieu, dès lors que la CPAM de la Charente-Maritime n'obtient pas en cause d'appel une majoration des sommes qui lui sont dues au titre de son action en indemnisation de ses débours, elle n'est pas fondée à solliciter le rehaussement du montant de l'indemnité forfaitaire de gestion qui lui a été accordée par les premiers juges.
Sur les intérêts :
28. Mme D... ne saurait demander les intérêts à compter du 3 juillet 2013, date de naissance de son fils. Les sommes allouées à Mme D... en réparation des préjudices subis par son fils ainsi que de son préjudice moral propre seront assorties des intérêts au taux légal à compter du 8 avril 2019, date de réception par le CH de Bergerac de sa demande indemnitaire.
Sur les frais exposés par les parties à l'occasion du litige :
29. Dans les circonstances de l'espèce, il n'y a pas lieu de faire droit aux conclusions des parties au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
30. La présente instance n'ayant donné lieu à aucuns dépens, les conclusions présentées à ce titre par la CPAM de la Charente-Maritime doivent être rejetées.
DÉCIDE :
Article 1er : Le jugement du 18 juillet 2022 est annulé en tant qu'il a omis de statuer sur la demande présentée par Mme D... au titre du préjudice d'agrément.
Article 2 : La somme que le CH de Bergerac a été condamné à verser à Mme D... en sa qualité de représentante légale de son fils est ramenée à une indemnité provisionnelle de 188 000 euros, à valoir sur la réparation des préjudices définitifs. Cette somme sera assortie des intérêts au taux légal à compter du 8 avril 2019.
Article 3 : Le surplus du jugement du tribunal administratif de Bordeaux n°1903019
du 18 juillet 2022 est réformé en ce qu'il a de contraire au présent arrêt.
Article 4 : Le surplus des conclusions des parties est rejeté.
Article 5 : Le présent arrêt sera notifié à Mme E... D..., au centre hospitalier de Bergerac, au centre hospitalier universitaire de Bordeaux et à la caisse primaire d'assurance maladie de la Charente-Maritime.
Délibéré après l'audience du 12 novembre 2024 à laquelle siégeaient :
Mme Catherine Girault, présidente,
Mme Anne Meyer, présidente-assesseure,
M. Antoine Rives, premier conseiller.
Rendu public par mise à disposition au greffe le 5 décembre 2024.
Le rapporteur,
Antoine B... La présidente,
Catherine Girault
Le greffier,
Fabrice Benoit
La République mande et ordonne à la ministre de la santé et de l'accès aux soins en ce qui la concerne, et à tous commissaires de justice à ce requis, en ce qui concerne les voies de droit commun contre les parties privées, de pourvoir à l'exécution de la présente décision.
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Nos 22BX02499, 22BX02575