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03/10/2024 | FRANCE | N°22BX01547

France | France, Cour administrative d'appel de BORDEAUX, 2ème chambre, 03 octobre 2024, 22BX01547


Vu la procédure suivante :



Procédure contentieuse antérieure :



Mme M... C... veuve F..., mère de M. J... F..., M. E... F..., son frère, agissant en son nom propre et en qualité de représentant légal de sa fille mineure A..., Mme L... C... épouse I..., sa tante, Mme N... H..., sa compagne, et Mme K... G..., sa belle-sœur, ont demandé au tribunal administratif de la Guyane, dans le dernier état de leurs écritures, de condamner solidairement le centre hospitalier de Cayenne Andrée Rosemon et " son assureur le Bureau européen d'assurance h

ospitalière ",

le docteur D..., praticien hospitalier, et l'Office national d'indemn...

Vu la procédure suivante :

Procédure contentieuse antérieure :

Mme M... C... veuve F..., mère de M. J... F..., M. E... F..., son frère, agissant en son nom propre et en qualité de représentant légal de sa fille mineure A..., Mme L... C... épouse I..., sa tante, Mme N... H..., sa compagne, et Mme K... G..., sa belle-sœur, ont demandé au tribunal administratif de la Guyane, dans le dernier état de leurs écritures, de condamner solidairement le centre hospitalier de Cayenne Andrée Rosemon et " son assureur le Bureau européen d'assurance hospitalière ",

le docteur D..., praticien hospitalier, et l'Office national d'indemnisation des accidents médicaux, des affections iatrogènes et des infections nosocomiales (ONIAM), à verser les sommes de 265 132,23 euros à la succession de M. J... F..., de 200 578 euros à

Mme C... veuve F..., de 51 089,14 euros à M. E... F... en son nom propre et

de 8 000 euros en sa qualité de représentant légal de sa fille mineure, de 50 000 euros ou subsidiairement 45 000 euros à Mme H..., de 8 000 euros à Mme I... et de 5 000 euros à Mme G....

Dans la même instance, la Caisse générale de sécurité sociale de la Guyane a demandé au tribunal de condamner le centre hospitalier Andrée Rosemon à lui verser la somme

de 63 459,36 euros.

Par un premier jugement n° 1700499 du 30 septembre 2021, le tribunal a rejeté les conclusions dirigées contre le docteur D... comme portées devant un ordre de juridiction incompétent pour en connaître, a regardé les conclusions dirigées contre le centre hospitalier Andrée Rosemon et son assureur comme dirigées exclusivement contre l'hôpital, a retenu une responsabilité de 65 % de ce dernier, l'a condamné à verser une somme de 17 219,80 euros à la Caisse générale de sécurité sociale de la Guyane au titre des frais d'hospitalisation, et a ordonné des suppléments d'instruction sur l'évaluation des préjudices de M. J... F... et sur les frais médicaux de la caisse.

Par un second jugement du 3 mars 2022, le tribunal a condamné le centre hospitalier Andrée Rosemon à verser une somme complémentaire de 24 028,78 euros à la Caisse générale de sécurité sociale de la Guyane, a rejeté les demandes relatives aux préjudices de M. J... F... entrés dans sa succession et aux préjudices personnels de ses proches, et a mis les frais d'expertise à la charge du centre hospitalier.

Procédure devant la cour :

Par une requête enregistrée le 3 juin 2022, Mme C... veuve F..., M. E... F... agissant en son nom propre et en qualité de représentant légal de sa fille mineure A..., Mme L... C... épouse I..., Mme N... H... et Mme K... G..., représentés par Me Sagne, demandent à la cour :

1°) de réformer ce jugement en ce qu'il a rejeté leurs demandes indemnitaires ;

2°) à titre principal de condamner solidairement le centre hospitalier Andrée Rosemon et " son assureur le Bureau européen d'assurance hospitalière ", ainsi que l'ONIAM, à verser les sommes de 265 132,23 euros à la succession de M. J... F..., de 200 578 euros

à Mme C... veuve F..., de 51 089,14 euros à M. E... F... en son nom propre

et 8 000 euros en sa qualité de représentant légal de sa fille mineure, de 50 000 euros ou subsidiairement 45 000 euros à Mme H..., de 8 000 euros à Mme C... épouse I... et

de 5 000 euros à Mme G..., ou à titre subsidiaire de surseoir à statuer dans l'attente de la naissance d'une décision implicite de rejet de la réclamation préalable reçue le 4 mai 2022 par le centre hospitalier et d'ordonner un complément d'expertise sur le taux de perte de chance de survie et le lien de causalité entre la faute et le décès ;

3°) de mettre à la charge à la charge solidaire du centre hospitalier, du Bureau européen d'assurance hospitalière et de l'ONIAM une somme de 15 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative, ainsi que les dépens et les frais d'expertise.

Ils soutiennent que :

- le jugement doit être confirmé en ce qu'il a retenu la responsabilité du centre hospitalier de la Guyane pour un retard de prise en charge d'un syndrome des loges et fixé le taux de perte de chance à 65 % ;

- M. F... avait présenté une réclamation préalable en décembre 2016 ; contrairement à ce qu'a jugé le tribunal, ses ayants droit sont ainsi recevables à agir, avec ou sans recours préalable, y compris en cause d'appel après leur demande du 3 mai 2022 ;

En ce qui concerne les préjudices de M. J... F... :

- sur la base de 27 euros par jour de déficit total, le déficit fonctionnel temporaire peut être évalué au total à 100 028,25 euros entre le 5 octobre 2007 et " le 31 décembre 2021 " ;

- sur la base des besoins évalués respectivement par l'expert à 2 h, 1 h 30 et 1 h par jour durant les périodes de déficit fonctionnel temporaire de 75 %, 50 % et 25% et d'un tarif de 20 euros par heure, le préjudice d'assistance par une tierce personne s'élève au total à 103 860 euros ;

- eu égard aux nombreuses hospitalisations et interventions chirurgicales, l'indemnisation des souffrances endurées ne saurait être inférieure à 35 000 euros ;

- le préjudice esthétique, coté par l'expert à 4 sur 7 la première année puis à 3 sur 7, doit être évalué à 15 000 euros ;

- le préjudice de perte de chance de guérison, devenu perte de chance de survie, peut être fixé à 123 007,50 euros sur la base d'un déficit fonctionnel permanent de 75 % à l'âge de 33 ans ;

- les dépenses de santé non prises en charge par la sécurité sociale depuis 2007 se sont élevées à 11 000 euros, les frais divers, notamment d'adaptation du véhicule, à 20 000 euros ;

- au total, après application d'un taux de perte de chance de 65 %, il est demandé 265 132,23 euros au titre des préjudices de M. J... F..., dont il n'y pas lieu de retrancher les indemnités touchées de l'assureur du véhicule responsable de l'accident, dès lors qu'elles ont été obtenues sur un fondement distinct, celui de la loi du 5 juillet 1985 ;

En ce qui concerne les préjudices des proches :

- le préjudice d'affection causé aux proches par les souffrances de M. J... F... peut être fixé à 35 000 euros pour Mme C... veuve F..., 25 000 euros pour M. E... F..., 30 000 euros pour Mme H..., 8 000 euros pour Mme A... F... et 8 000 euros chacune pour Mme G... et Mme C... épouse I... ;

- le préjudice d'accompagnement peut être évalué à 20 000 euros pour Mme H..., à 15 000 euros pour Mme C... veuve F... et 9 000 euros pour M. E... F... ;

- les frais de déplacement et d'hébergement exposés durant dix ans par les proches pour rendre visite à M. J... F... se sont élevés à 24 000 euros ;

- Mme C... veuve F... a assuré le paiement des loyers de son fils à hauteur de 580 euros par mois et lui a versé une pension alimentaire de 600 euros par mois durant 9 ans, soit une perte de revenus totale de 127 440 euros ; elle a en outre acquitté les frais d'obsèques et de rapatriement du corps en Guyane pour un total de 11 138 euros ;

- les frais de déplacement pour le rapatriement du corps se sont élevés à 698,08 euros pour Mme C... veuve F..., 1 236,16 euros pour M. E... F..., 578,08 euros pour Mme A... F... et 1 042,08 euros pour Mme G... ; M. E... F... a exposé en outre 1 534,74 euros de frais d'hébergement du 15 mai au 18 juin 2021 ;

- Mme H... a exposé 578,08 euros de frais de déplacement pour se rendre aux obsèques en Guyane ;

- à titre subsidiaire, si la cour s'estimait insuffisamment informée, il conviendrait d'ordonner un complément d'expertise afin d'établir la perte de chance de survie en lien avec la perte de chance de guérison.

Par un mémoire en défense enregistré le 4 novembre 2022, l'ONIAM, représenté par la SELARL Birot, Ravaut et Associés, conclut à titre principal à sa mise hors de cause et à titre subsidiaire à un complément d'expertise afin de déterminer si le décès de M. F... était en lien avec l'infection, et demande à la cour de mettre à la charge du centre hospitalier Andrée Rosemon une somme de 2 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Il fait valoir que :

- le jugement du 30 septembre 2021 retenant que le dommage était imputable à une prise en charge fautive par le centre hospitalier est devenu définitif, de sorte que les consorts F... ne sont plus recevables à demander la condamnation de l'ONIAM ; ils ne sollicitent d'ailleurs pas la condamnation de l'ONIAM pour la part non prise en charge au titre de la perte de chance imputable au centre hospitalier ;

A titre subsidiaire, :

- si l'infection est apparue au cours de l'hospitalisation, il n'est pas établi qu'elle n'aurait pas préexisté du fait de l'accident de la circulation avec fracture ouverte, de sorte que son caractère nosocomial n'est pas établi ;

- si la cour suivait l'expert en qualifiant l'infection de nosocomiale, la condition d'un déficit fonctionnel permanent supérieur à 25 % n'est pas remplie en l'absence de consolidation de l'état de santé avant le décès, et aucune pièce n'est produite sur la cause du décès ;

- en toute hypothèse, les préjudices de M. F... n'étaient pas en lien avec une infection, mais avec la gravité du traumatisme initial et le retard de prise en charge imputable au centre hospitalier, comme l'a retenu le tribunal dans son jugement du 30 septembre 2021 ;

- la demande d'un complément d'expertise pour déterminer la perte de chance de survie et établir le lien de causalité entre la faute et le décès ne peut qu'être rejetée en l'absence de toute pièce médicale postérieure au rapport d'expertise ; subsidiairement, si la cour ordonnait une expertise, il conviendrait que l'expert puisse déterminer si le décès est en lien avec l'infection, avec un état antérieur ou avec les conséquences du retard de prise en charge par le centre hospitalier ;

- il ne peut qu'être mis hors de cause dès lors que le responsable de la survenue de l'infection est l'auteur de l'accident de la circulation, auquel il appartient d'indemniser la victime.

Par un mémoire en défense enregistré le 29 juin 2023, le centre hospitalier Andrée Rosemon et le Bureau européen d'assurance hospitalière, représentés par la SELARL Fabre et Associés, concluent à titre principal au rejet de la requête, et à titre subsidiaire à l'allocation des sommes de 5 850 euros à Mme H..., de 3 900 euros à Mme C... veuve F... et de 1 950 euros à M. E... F... et au rejet du surplus des demandes.

Ils font valoir que :

- le Bureau européen d'assurance hospitalière doit être mis hors de cause dès lors qu'il est un courtier d'assurance et non un assureur, et ne doit donc aucune garantie ;

- une éventuelle indemnisation ne saurait intervenir que dans la limite d'un taux de perte de chance de 65 % ;

- les requérants ne justifient pas davantage en appel qu'en première instance de l'indemnisation effectivement perçue par M. F... au titre de l'accident de la circulation ; le jugement ne peut donc qu'être confirmé en ce qu'il a rejeté les demandes présentées par les ayants droit de M. F... ;

- les demandes relatives aux préjudices propres des proches de M. F... ne peuvent qu'être rejetées dès lors que les circonstances du décès n'ont pas été précisées ; en outre, le tribunal a rejeté leurs demandes comme irrecevables en l'absence de réclamation préalable, et les requérants ne justifient toujours pas en appel d'une réclamation relative à leurs préjudices propres ;

A titre subsidiaire :

En ce qui concerne les préjudices de M. J... F... :

- si la cour entendait liquider les préjudices de M. F..., il conviendrait de déduire la somme de 67 813,13 euros correspondant à l'indemnisation proposée par GFA Caraïbes, et la condamnation devrait être prononcée au bénéfice de la succession, laquelle ne se limite pas à Mme C... veuve F... et M. E... F... ;

- après application du taux de perte de chance de 65 %, les préjudices de M. F... peuvent être évalués à 12 650,62 euros au titre du déficit fonctionnel temporaire jusqu'au décès, après déduction du taux de déficit et des périodes qui auraient été imputables à l'accident

initial, 28 766,40 euros au titre de l'assistance par une tierce personne sur la base de 12 euros par

heure, 9 750 euros au titre des souffrances endurées dès lors que le décès est survenu avant la consolidation de l'état de santé de M. F..., et 2 600 euros au titre du préjudice esthétique ; la perte de chance ne constitue pas un préjudice autonome, et dès lors qu'il n'est pas démontré que le décès serait en lien avec l'accident initial ou avec la prise en charge par le centre hospitalier Andrée Rosemon, la demande présentée au titre d'une perte de chance de survie ne peut qu'être rejetée ; en l'absence de tout justificatif, les demandes relatives à des dépenses de santé restées à charge et " notamment " aux frais d'adaptation du véhicule doivent également être rejetées ; après déduction de la somme de 67 813,13 euros, aucune indemnisation n'est due au titre des préjudices de M. F... ;

En ce qui concerne les préjudices des proches :

- l'existence d'un préjudice d'affection n'est pas démontrée pour Mme K... G..., Mme A... F... et Mme L... C... épouse I..., en l'absence de preuve des liens qu'elles entretenaient avec le défunt, qui résidait en métropole alors qu'elles-mêmes résidaient en Guyane ;

- compte tenu de la durée des soins, le préjudice d'affection de ses proches qui l'ont soutenu lors de son parcours médical peut être admis, après application du taux de perte de chance de 65 %, à hauteur de 3 900 euros chacune pour Mme H... et Mme C... veuve F... et de 1 950 euros pour M. E... F... ;

- dès lors qu'il n'est pas démontré ni même allégué que le décès serait en lien avec une surinfection du pied ou une insuffisance rénale, aucune indemnisation ne saurait être allouée au titre du préjudice d'accompagnement ; subsidiairement, une somme de 1 950 euros pourrait être allouée à Mme H... après application du taux de perte de chance ;

- les demandes relatives aux frais de déplacement en métropole en mai 2021 ne peuvent être admises en l'absence de démonstration d'un lien entre le décès et la prise en charge à l'hôpital, et il en va de même pour les frais d'obsèques ;

- il n'est pas établi que le secours apporté par Mme C... veuve F... à son fils aurait été en lien avec le handicap, et les pièces produites ne justifient pas de la somme alléguée

de 127 440 euros.

Vu les autres pièces du dossier.

Vu :

- le code de la santé publique ;

- le code de justice administrative.

Les parties ont été régulièrement averties du jour de l'audience.

Ont été entendus au cours de l'audience publique :

- le rapport de Mme B...,

- les conclusions de Mme Isoard, rapporteure publique,

- et les observations de Me Tordjman, représentant le centre hospitalier Andrée Rosemon et le Bureau européen d'assurance hospitalière.

Considérant ce qui suit :

1. Le 5 octobre 2007, M. J... F..., alors âgé de 19 ans, qui circulait à motocyclette à Cayenne, a été heurté par une automobile et a présenté un polytraumatisme avec perte de connaissance. Il a été transporté par les pompiers au centre hospitalier Andrée Rosemon où il a été admis à 18 heures 35. Un traumatisme crânien, une fracture fermée bifocale du fémur gauche, une fracture ouverte de la diaphyse du tibia gauche et une plaie profonde à la jambe droite, ainsi que des salves de tachycardie ventriculaire, ont été diagnostiqués. M. F...

a été pris en charge dans l'unité de soins cardiologiques à 21 heures 50, puis transféré

le 6 octobre dans le service d'orthopédie, mais la prise en charge chirurgicale n'a été réalisée que le 7 octobre. Lors de l'intervention, qui a duré 7 heures, une instabilité hémodynamique a nécessité un apport massif de sang. Au réveil, le patient a présenté une rhabdomyolyse avec insuffisance rénale, des troubles de l'hémostase et une ischémie aigüe, laquelle a nécessité une fasciotomie de loge antéro-externe de la jambe gauche. Il a été transféré dans le service de réanimation, où son séjour d'une durée d'un mois a été notamment marqué par des infections des deux jambes, nécessitant de nouvelles interventions le 30 octobre, le 4 novembre et

le 7 novembre. Le 12 novembre, alors qu'une reprise pour une " toilette radicale " de la jambe droite était programmée, la famille a refusé la poursuite des soins au centre hospitalier Andrée Rosemon. M. F... a été transféré en métropole et admis le 15 novembre 2007 au centre hospitalier universitaire Ambroise Paré, où il a subi de multiples interventions aux deux jambes entre le 16 novembre 2007 et le 3 décembre 2019, date à laquelle le gros orteil du pied droit a été amputé en raison de l'état septique qui avait déjà nécessité l'amputation du deuxième orteil

le 12 février 2014.

2. Après avoir présenté une réclamation préalable au centre hospitalier Andrée Rosemon, M. F... a saisi le tribunal administratif de la Guyane d'une demande d'expertise et de condamnation de cet établissement, de " son assureur le Bureau européen d'assurance hospitalière " et du docteur D..., praticien hospitalier, à l'indemniser de ses préjudices, en invoquant une prise en charge fautive. Il a parallèlement saisi le juge des référés d'une demande d'expertise, à laquelle il a été fait droit par une ordonnance du 10 mars 2020. L'expertise a été réalisée le 26 novembre 2020, au contradictoire du centre hospitalier Andrée Rosemon et de l'ONIAM. Selon les experts, un chirurgien orthopédiste assisté de deux sapiteurs, la plaie de la jambe droite et la fracture ouverte de la jambe gauche nécessitaient un traitement en urgence, ce qui était possible dès le 5 octobre 2007 à partir de 23 heures, compte tenu de la stabilité hémodynamique et de la normalité des examens cardiologiques. Les experts ont estimé que le passage en service d'orthopédie le 6 octobre était inadapté, et que le retard de prise en charge, qu'ils ont estimé à 34 heures, n'était pas conforme aux règles de l'art. Ils ont évalué à 75 % la perte de chance d'éviter les complications secondaires (rhabdomyolyse, insuffisance rénale, syndrome de loge, surinfection) en lien avec ce retard, en précisant que les complications de pseudarthrose fémorale puis jambière avaient eu des déterminants multiples, que les complications septiques dans les suites de la pseudarthrose ne pouvaient pas être mises en lien direct et certain avec les manquements de la prise en charge initiale, et que les infections chroniques du pied droit semblaient être la conséquence du syndrome de loge, donc en lien avec ces manquements.

3. M. F... est décédé le 22 mai 2021, et l'instance a été reprise par sa mère et l'un de ses frères en qualité d'ayants droit, auxquels se sont joints en leurs noms propres sa compagne, sa tante, sa belle-sœur et sa nièce, et les conclusions ont en outre été dirigées contre l'ONIAM. Par un premier jugement du 30 septembre 2021, le tribunal a rejeté les conclusions dirigées contre le docteur D... comme portées devant un ordre de juridiction incompétent pour en connaître, a regardé les conclusions dirigées contre l'hôpital et son assureur comme dirigées contre le seul établissement hospitalier, a retenu la responsabilité pour faute du centre hospitalier du fait du retard de prise en charge chirurgicale, et a fixé à 65 % le taux de perte de chance d'échapper à l'ensemble des complications. Il a condamné le centre hospitalier à verser une somme de 17 219,80 euros à la Caisse générale de sécurité sociale de Guyane au titre des frais d'hospitalisation, et ordonné des suppléments d'instruction portant sur la justification, d'une part, des sommes versées à M. F... en réparation des préjudices consécutifs à l'accident de circulation du 5 octobre 2007, et d'autre part, de l'imputabilité des frais médicaux dont se prévalait la caisse.

4. Par un second jugement du 3 mars 2022, le tribunal a rejeté les conclusions relatives aux préjudices de M. F... entrés dans sa succession au motif que le document produit, une proposition d'indemnisation de la compagnie GFA Caraïbes du 2 juin 2014, n'établissait pas les montants définitivement perçus, a rejeté pour irrecevabilité les demandes relatives aux préjudices personnels des proches au motif qu'il n'avait pas été justifié du dépôt d'une réclamation préalable, a condamné le centre hospitalier Andrée Rosemon à verser une somme complémentaire de 24 028,78 euros à la Caisse générale de sécurité sociale de Guyane, et a mis les frais d'expertise à la charge de l'hôpital. Mme C... veuve F... et autres relèvent appel de ce jugement en ce qu'il a rejeté leurs demandes indemnitaires, et demandent à la cour de condamner solidairement le centre hospitalier de Cayenne et " son assureur le Bureau européen d'assurance hospitalière ", ainsi que l'ONIAM, à leur verser les sommes réclamées, ou à titre subsidiaire d'ordonner un complément d'expertise.

5. Le jugement du 30 septembre 2021, qui a retenu la responsabilité pour faute du centre hospitalier Andrée Rosemon comme étant à l'origine d'une perte de chance de 65 % d'éviter les dommages subis par la victime et a requalifié les conclusions de Mme C... veuve F... et autres tendant à la condamnation du centre hospitalier Andrée Rosemon et de son assureur comme dirigées contre le seul centre hospitalier, n'est pas critiqué sur ces points, et pas davantage en ce qu'il a rejeté à bon droit les conclusions dirigées contre le chirurgien comme présentées devant une juridiction incompétente pour en connaître.

Sur la recevabilité des demandes présentées au titre des préjudices des proches de M. F... :

6. Aux termes de l'article R. 421-1 du code de justice administrative : " La juridiction ne peut être saisie que par voie de recours formé contre une décision, et ce, dans les deux mois à partir de la notification ou de la publication de la décision attaquée. / Lorsque la requête tend au paiement d'une somme d'argent, elle n'est recevable qu'après l'intervention de la décision prise par l'administration sur une demande préalablement formée devant elle. / (...). " Aucune fin de non-recevoir tirée du défaut de décision préalable ne peut être opposée à un requérant ayant introduit devant le juge administratif un contentieux indemnitaire à une date où il n'avait présenté aucune demande en ce sens devant l'administration lorsqu'il a formé, postérieurement à son recours juridictionnel, une demande auprès de l'administration sur laquelle le silence gardé par celle-ci a fait naître une décision implicite de rejet avant que le juge de première instance ne statue.

7. La réclamation préalable du 27 décembre 2016 présentée par M. F... était relative à ses seuls préjudices. C'est ainsi à bon droit que le tribunal a rejeté pour irrecevabilité les demandes relatives aux préjudices de ses proches, au motif que ces derniers n'avaient pas justifié du dépôt d'une réclamation auprès de l'administration. La circonstance que Mme C... veuve F... et M. E... F... figurent parmi les ayants droit de leur défunt fils et frère, ce qui n'est pas le cas des autres requérants, est sans incidence sur l'irrecevabilité de leurs demandes relatives à leurs préjudices propres. Enfin, si les requérants font référence à une réclamation que le centre hospitalier aurait reçue le 4 mai 2022, ce que ce dernier ne confirme pas, une telle démarche, postérieure au jugement du 3 mars 2022, est sans incidence sur la régularité de celui-ci, et la procédure ne saurait être régularisée pour la première fois en appel sur ces préjudices distincts de ceux qui faisaient l'objet de la demande de M. F.... Les demandes relatives aux préjudices des proches ne peuvent donc qu'être rejetées.

Sur les conclusions dirigées contre le Bureau européen d'assurance hospitalière :

8. Le Bureau européen d'assurance hospitalière étant un courtier en assurances, les conclusions dirigées à son encontre, alors qu'il n'est pas tenu d'obligations d'assurance à l'égard du centre hospitalier, ne peuvent qu'être rejetées.

Sur l'indemnisation due par le centre hospitalier à la succession de M. F... :

9. Mme C... veuve F... et autres produisent pour la première fois en appel le procès-verbal de transaction sur offre définitive de la compagnie GFA Caraïbes, signé les 21 et 28 août 2014 par l'assureur et par M. F..., fixant à 93 983,54 euros l'indemnité revenant à la victime au titre de l'accident du 5 octobre 2007, en la détaillant par chef de préjudice. La circonstance que cette indemnité a été allouée sur un fondement juridique distinct de celui de la responsabilité du centre hospitalier est sans incidence sur l'obligation pour le juge de veiller à ce que sa décision n'ait pas pour effet de procurer à la victime une réparation supérieure au montant total du préjudice subi.

En ce qui concerne les préjudices patrimoniaux :

S'agissant des " frais divers " et des dépenses de santé restées à charge :

10. Les demandes globales de 20 000 euros au titre de " frais divers " incluant des frais d'adaptation du véhicule et de 11 000 euros depuis 2007 au titre de dépenses de santé non prises en charge par la sécurité sociale ne sont assorties d'aucun justificatif. Elles ne peuvent donc qu'être rejetées.

S'agissant de l'assistance par une tierce personne :

11. Les experts ont estimé les besoins d'assistance par une tierce personne respectivement à 2 heures par jour, 1 heure 30 par jour et 1 heure par jour durant les périodes de déficit fonctionnel temporaire à 75 %, 50 % et 25 %. Ils ont évalué le déficit fonctionnel à 25 % à partir du 23 août 2015, " toujours en cours " le 26 novembre 2020, date de l'expertise, alors que l'état de santé de M. F... n'était pas consolidé. Il y a lieu de retenir un déficit fonctionnel de 25 % entre l'expertise et l'hospitalisation de M. F..., une semaine avant son décès survenu le 22 mai 2021, pour un coma consécutif à un " malaise " selon sa compagne. Il résulte de l'instruction, notamment de l'expertise, que le déficit fonctionnel temporaire a été de 25 % durant 4 091 jours, de 50 % durant 188 jours et de 75 % durant 80 jours. Dès lors que le besoin d'assistance n'était pas spécialisé et qu'il n'est pas justifié du recours à un prestataire de services, le coût du besoin d'assistance défini par les experts peut être évalué à 68 000 euros, sur la base du coût horaire moyen du salaire minimum au cours des périodes en cause, assorti des charges sociales, et d'une année de 412 jours afin de tenir compte des majorations de rémunération dues les dimanches et jours fériés et des congés payés. La réparation du préjudice incombe à l'hôpital à hauteur de 65 %, soit 44 200 euros. Le cumul de cette somme et de celle de 15 593,13 euros versée par la compagnie GFA Caraïbes au titre de l'assistance par une tierce personne étant inférieur au préjudice de 68 000 euros, la succession de M. F... a droit

à 44 200 euros.

En ce qui concerne les préjudices extra-patrimoniaux :

12. Les experts ont estimé que l'hospitalisation du 5 octobre 2007 au 21 août 2008 était entièrement imputable aux lésions initiales, et il ne résulte pas de l'instruction que l'hospitalisation précédant le décès aurait été en lien avec les complications qui engagent la responsabilité de l'hôpital. Il y a donc seulement lieu de retenir un déficit fonctionnel total durant les périodes d'hospitalisation en lien avec les manquements du centre hospitalier détaillées par l'expertise, d'une durée totale de 278 jours, ainsi que les périodes de déficit fonctionnel partiel de 25 % durant 4 091 jours, 50 % durant 188 jours et 75 % durant 80 jours mentionnées au point précédent. Sur la base de 20 euros par jour de déficit total, le préjudice peut être évalué

à 29 095 euros. Alors que la réparation incombe en principe à l'hôpital à hauteur

de 18 911,75 euros (29 095 x 65 %), la compagnie GFA Caraïbes a versé 10 730 euros

à M. F... au titre du préjudice fonctionnel temporaire. Le centre hospitalier Andrée Rosemon doit donc seulement être condamné au versement de la somme de 18 365 euros (29 095 - 10 730) restée à la charge de la victime.

13. Il résulte de l'instruction que le retard de prise en charge chirurgicale imputable au centre hospitalier Andrée Rosemon a été à l'origine d'un séjour d'un mois en service de réanimation, d'une insuffisance rénale anurique de même durée nécessitant une hémodialyse, d'un syndrome de loge avec des surinfections massives, de multiples interventions, d'une pseudarthrose et d'une infection chronique du pied droit imposant l'amputation de deux orteils. Ces complications ont nécessité de nombreuses hospitalisations, ainsi que des antibiothérapies et des soins douloureux qui perduraient à la date de l'expertise, plus de treize ans après la faute. Les experts ont coté les souffrances endurées à 6 sur 7. Il sera fait une juste appréciation de ce préjudice en l'évaluant à 30 000 euros, soit 19 500 euros après application du taux de 65 %. Le centre hospitalier doit être condamné à verser cette somme, dont le cumul avec celle de 7 500 euros versée par la compagnie GFA Caraïbes est inférieur au préjudice de 30 000 euros.

14. Les experts ont coté le préjudice esthétique à 4 sur 7 la première année puis 3 sur 7 pour la période ultérieure, laquelle a duré plus de treize ans jusqu'au décès. Il y a lieu d'évaluer ce préjudice à une somme globale de 8 000 euros, soit 5 200 euros après application du taux de 65 %. Le centre hospitalier doit être condamné à verser cette somme, dont le cumul avec celle

de 2 500 euros versée par la compagnie GFA Caraïbes est inférieur au préjudice de 8 000 euros.

15. La perte de chance pour M. F... d'échapper aux séquelles dont il est resté atteint est prise en compte par le taux de responsabilité de 65 % du centre hospitalier Andrée Rosemon. Dès lors que le décès est survenu avant la consolidation de l'état de santé, aucun déficit fonctionnel permanent n'a pu être évalué, et M. F... n'a subi qu'un déficit fonctionnel temporaire, indemnisé au point 12. La demande relative à un préjudice qualifié de " perte de chance de survie ", déterminé par les requérants sur la base d'un déficit fonctionnel permanent de 75 % à l'âge du décès, ne correspond à aucun préjudice subi par la victime, et ne peut donc qu'être rejetée.

16. Il résulte de ce qui précède que le centre hospitalier Andrée Rosemon doit être condamné à verser une indemnité de 87 265 euros à la succession de M. F....

Sur les conclusions dirigées contre l'ONIAM :

17. Si les dispositions du II de l'article L. 1142-1 du code de la santé publique font obstacle à ce que l'ONIAM supporte au titre de la solidarité nationale la charge de réparations incombant aux personnes responsables d'un dommage en vertu du I du même article, elles n'excluent toute indemnisation par l'office que si le dommage est entièrement la conséquence directe d'un fait engageant leur responsabilité.

18. Au regard des conditions distinctes dans lesquelles peuvent être engagées d'une part la responsabilité pour faute d'un centre hospitalier, au titre du I de l'article L.1142-1 du code de la santé publique, d'autre part, le cas échéant à titre complémentaire, la solidarité nationale lorsque les conditions d'une prise en charge par l'ONIAM sont remplies au regard du II du même article, aucune condamnation solidaire ne peut être prononcée entre un établissement hospitalier et l'ONIAM. Les héritiers de M. F... ayant demandé le versement de sommes correspondant à 65 % de leur chiffrage des préjudices, en prenant en compte le taux de perte de chance, ils doivent être regardés comme remplis de leurs droits par le présent arrêt, qui condamne le centre hospitalier à raison de la faute ayant fait perdre à M. F... 65 % de chance d'échapper aux complications, à l'origine de ses préjudices. Par suite les conclusions tendant à une condamnation de l'ONIAM, solidairement avec le centre hospitalier, à réparer les mêmes préjudices, ne peuvent qu'être rejetées.

19. Il résulte de tout ce qui précède, sans qu'il soit besoin d'ordonner un complément d'expertise, que le centre hospitalier Andrée Rosemon doit seulement être condamné à verser une indemnité de 87 265 euros à la succession de M. J... F....

Sur les frais exposés par les parties à l'occasion du litige :

20. Les frais d'expertise ayant été mis à la charge du centre hospitalier par le jugement du 3 mars 2022, , ce qui n'est pas contesté, la demande de Mme C... veuve F... et autres relative aux dépens est sans objet.

21. Dans les circonstances de l'espèce, il y a lieu de mettre à la charge du centre hospitalier Andrée Rosemon une somme de 1 500 euros au titre des frais exposés par Mme C... veuve F... et autres à l'occasion du présent litige, et de rejeter la demande présentée par l'ONIAM au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

DÉCIDE :

Article 1er : Le centre hospitalier Andrée Rosemon est condamné à verser une indemnité

de 87 265 euros à la succession de M. J... F....

Article 2 : Le jugement du tribunal administratif de la Guyane n° 1700499 du 3 mars 2022 est réformé en ce qu'il a de contraire au présent arrêt.

Article 3 : Le centre hospitalier Andrée Rosemon versera à Mme C... veuve F... et autres une somme globale de 1 500 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Article 4 : Le surplus des conclusions de la requête de Mme C... veuve F... et autres et les conclusions présentées par l'ONIAM au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative sont rejetés.

Article 5 : Le présent arrêt sera notifié à Mme M... C... veuve F..., représentante unique pour l'ensemble des requérants, au centre hospitalier de Cayenne Andrée Rosemon, au Bureau européen d'assurance hospitalière, à l'Office national d'indemnisation des accidents médicaux, des affections iatrogènes et des infections nosocomiales et à la Caisse générale de sécurité sociale de Guyane.

Délibéré après l'audience du 10 septembre 2024 à laquelle siégeaient :

Mme Catherine Girault, présidente,

Mme Anne Meyer, présidente-assesseure,

M. Antoine Rives, premier conseiller.

Rendu public par mise à disposition au greffe le 3 octobre 2024.

La rapporteure,

Anne B...

La présidente,

Catherine GiraultLa greffière,

Virginie Guillout

La République mande et ordonne à la ministre de la santé et de l'accès aux soins en ce qui la concerne, et à tous commissaires de justice à ce requis, en ce qui concerne les voies de droit commun contre les parties privées, de pourvoir à l'exécution de la présente décision.

2

N° 22BX01547


Synthèse
Tribunal : Cour administrative d'appel de BORDEAUX
Formation : 2ème chambre
Numéro d'arrêt : 22BX01547
Date de la décision : 03/10/2024
Type de recours : Plein contentieux

Composition du Tribunal
Président : Mme GIRAULT
Rapporteur ?: Mme Anne MEYER
Rapporteur public ?: Mme ISOARD
Avocat(s) : SELARL BIROT - RAVAUT ET ASSOCIES

Origine de la décision
Date de l'import : 13/10/2024
Fonds documentaire ?: Legifrance
Identifiant URN:LEX : urn:lex;fr;cour.administrative.appel;arret;2024-10-03;22bx01547 ?
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