Vu la procédure suivante :
Procédure contentieuse antérieure :
L'association Défense des milieux aquatiques a demandé au tribunal administratif de Bordeaux d'annuler la décision implicite de rejet de sa demande tendant à l'abrogation des articles 4, 5 et 7 de l'arrêté du 7 octobre 2014 du préfet de la région Nouvelle-Aquitaine portant règlementation des engins de pêche maritime professionnelle dans l'estuaire de la Gironde et à son embouchure et d'enjoindre au préfet de mettre un terme à la pêche commerciale au moyen de filets, quels que soient leur type et les espèces ciblées dans l'estuaire de la Gironde et à son embouchure et de solliciter le conseil national de la protection de la nature pour avis sur une dérogation à la protection dont bénéficie la lamproie marine.
Par un jugement n° 2100741 du 13 janvier 2022, le tribunal administratif de Bordeaux a annulé le refus implicite d'abroger les articles 4, 5 et 7 de l'arrêté du 7 octobre 2014 du préfet de la région Nouvelle-Aquitaine et a enjoint à la préfète de région Nouvelle-Aquitaine de prendre, dans le délai de six mois, les mesures règlementant la pêche professionnelle nécessaires pour s'assurer que cette activité ne porte pas atteinte aux objectifs de conservation de l'esturgeon, du saumon, de la grande alose, l'alose feinte et la lamproie marine au sein de l'estuaire et de l'embouchure de la Gironde.
Procédure devant la cour :
Par une requête et des mémoires, enregistrés le 17 mars 2022, 15 avril 2022 et le 9 août 2023, le ministre de l'agriculture et de la souveraineté alimentaire demande à la cour :
1°) d'annuler ce jugement du tribunal administratif de Bordeaux du 13 janvier 2022 ;
2°) de rejeter la demande de l'association Défense des milieux aquatiques.
Il soutient que :
- conformément à l'échéancier prévu dans le plan de gestion du parc naturel marin estuaire de la Gironde et mer des Pertuis, un projet " Analyse Risque Pêche Pertuis Gironde " a débuté en 2021 afin de réaliser les analyses des risques prévues au II bis de l'article L. 414-4 du code de l'environnement des différents sites Natura 2000 situés dans le périmètre du parc naturel marin ; dès lors que ces analyses n'ont pas encore été finalisées, aucun risque spécifique lié à la pêche sur la zone spéciale de conservation " Estuaire de la Gironde " n'est identifié à ce jour ;
- dans l'attente de ces analyses, des mesures générales de protection ont d'ores et déjà été mises en œuvre sur le fondement d'études et de programmes non spécifiques à la zone ;
- l'arrêté du 20 décembre 2004 relatif à la protection de l'espèce Acipenser Sturio (esturgeon), pose une interdiction de principe de destruction, altération ou dégradation de l'esturgeon européen jeune ou adulte et des plans nationaux d'actions sont intervenus en faveur de l'esturgeon européen en complément de cette réglementation ; le plan national d'actions approuvé le 24 septembre 2020 pour la période courant de 2020 à 2029 relève des améliorations significatives s'agissant des captures accidentelles par engins de pêche ; les causes du déclin de l'espèce en France sont reconnues comme étant multifactorielles ; de même, les pressions par pêche exercées sur l'esturgeon européen font l'objet d'améliorations par rapport à la situation décrite dans le plan national d'actions précédent ; le plan national d'actions 2020-2029 contredit l'existence d'un lien allégué par l'association Défense des milieux aquatiques, entre la baisse des prises d'esturgeons et une éventuelle diminution du nombre d'individus vivants ; dans ces conditions, il n'apparait pas établi que la pêche professionnelle au moyen de filets fixes et dérivants, telle qu'autorisée et encadrée par les articles 4, 5 et 7 de l'arrêté du 7 octobre 2014, porterait atteinte à l'objectif de conservation de l'esturgeon européen ;
- le plan de gestion des poissons migrateurs 2022-2027 met en œuvre des mesures de gestion adaptées à l'état de conservation et aux enjeux afférents à la pêche du saumon atlantique, de la grande alose, de l'alose feinte et de la lamproie marine, complémentaires aux règles d'encadrement des filets fixes et dérivants adoptées par l'arrêté du 7 octobre 2014 ; les perturbations occasionnées pour ces espèces, par la pêche au filet, font l'objet de réponses circonstanciées pour chacune d'elles ; dans ces conditions, c'est à tort que le tribunal a annulé pour un motif tiré de l'incidence de la pêche sur des espèces protégées, le refus d'abrogation des articles 4, 5 et 7 de l'arrêté du 7 octobre 2014 ;
- les autres moyens soulevés par l'association en première instance devront être écartés ; en effet, l'arrêté du 7 octobre 2014 ne méconnait pas les dispositions de l'article D. 922-9 du code rural et de la pêche maritime ; cet arrêté ne méconnait pas l'approche écosystémique des pêches ; il ne méconnait pas le principe de précaution ; il ne contrevient pas aux dispositions de l'article R. 411-13-1 du code de l'environnement.
Par un mémoire en défense, enregistré le 23 octobre 2023, l'association Défense des milieux aquatiques, représentée par Me Crecent, conclut au rejet de la requête et à ce qu'il soit enjoint au préfet de la région Nouvelle-Aquitaine de prendre des mesures réglementaires pour interdire les engins et filets de pêche susceptibles de capturer les espèces de poissons d'intérêt communautaire et d'adopter des mesures de déclaration et de surveillance.
Elle soutient que :
- les moyens soulevés par le ministre de l'agriculture et de la souveraineté alimentaire ne sont pas fondés ;
- l'arrêté du 7 octobre 2014 méconnait les dispositions de l'article L. 411-2 du code de l'environnement et de l'article 12.4 de la directive " Habitats " ;
- il méconnait l'approche écosystémique des pêches ;
- il méconnait le principe de précaution ;
- l'arrêté est entaché d'un vice de procédure dès lors que le conseil national de la protection de la nature n'a pas émis d'avis avant son édiction.
Par ordonnance du 30 octobre 2023, la clôture d'instruction a été fixée en dernier lieu au 29 décembre 2023 à 12h00.
Vu les autres pièces du dossier ;
Vu :
- le code rural et de la pêche maritime ;
- le code de justice administrative.
Les parties ont été régulièrement averties du jour de l'audience.
Ont été entendus au cours de l'audience publique :
- le rapport de Mme Pauline Reynaud,
- et les conclusions de Mme Nathalie Gay, rapporteure publique,
Considérant ce qui suit :
1. Le fleuve la Garonne, a été désigné zone spéciale de conservation ou " aire Natura 2000 " par arrêté de la ministre de la transition écologique en date du 5 avril 2016. Cette zone a été désignée pour la conservation et la protection de plusieurs espèces figurant à l'annexe II de la directive 92/43/CEE du Conseil du 21 mai 1992 concernant la conservation des habitats naturels ainsi que de la faune et de la flore sauvages, dite " directive Habitats ", dont l'esturgeon européen, le saumon atlantique, l'alose feinte, et plusieurs espèces de lamproie. Le 7 octobre 2014, le préfet de la région Nouvelle-Aquitaine a pris un arrêté portant réglementation des engins de pêche maritime professionnelle dans l'estuaire de la Gironde et à son embouchure. Le 28 novembre 2020, l'association Défense des milieux aquatiques a adressé au préfet de la région Nouvelle-Aquitaine une demande tendant à l'abrogation des articles 4, 5 et 7 de l'arrêté du 7 octobre 2014. L'association Défense des milieux aquatiques a demandé au tribunal administratif de Bordeaux d'annuler le refus implicite d'abroger les articles 4, 5 et 7 de cet arrêté. Le ministre de l'agriculture et de la souveraineté alimentaire relève appel du jugement n° 2100741 du 13 janvier 2022 par lequel le tribunal administratif de Bordeaux a annulé le refus implicite du préfet de la région Nouvelle-Aquitaine d'abroger les articles 4, 5 et 7 de l'arrêté du 7 octobre 2014 et enjoint à la préfète de la Gironde de prendre, dans le délai de six mois, les mesures règlementant la pêche professionnelle nécessaires pour s'assurer que cette activité ne porte pas atteinte aux objectifs de conservation de l'esturgeon, du saumon, de la grande alose, l'alose feinte et la lamproie marine au sein de l'estuaire et de l'embouchure de la Gironde.
Sur le bien-fondé du jugement :
2. Il résulte des termes de l'article 12 de la directive 92/43/CEE " Habitats " qu'il incombe à l'Etat de prendre les mesures de conservation nécessaires pour faire en sorte que les captures ou mises à mort involontaires n'aient pas une incidence négative importante sur les espèces protégées, au regard de l'objectif consistant à assurer leur maintien ou leur rétablissement dans un état de conservation favorable. Ainsi qu'il résulte de la jurisprudence de la Cour de justice de l'Union européenne, l'article 12 de la directive " Habitats " doit être interprété à la lumière du principe de précaution mentionné au paragraphe 2 de l'article 191 du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne pour apprécier la conformité aux objectifs qu'il définit des mesures adoptées. Il appartient également à l'Etat, lorsqu'il prend des mesures qui ne découlent pas des prescriptions inconditionnelles résultant du droit de l'Union européenne mais supposent l'exercice d'un pouvoir d'appréciation, de veiller au respect du principe de précaution garanti par l'article 5 de la Charte de l'environnement.
3. Dans ce cadre, il appartient aux autorités compétentes, en particulier lorsqu'elles sont saisies d'une demande de renforcement des mesures de protection existantes, de rechercher s'il existe des éléments circonstanciés de nature à accréditer l'hypothèse d'un risque de dommage grave et irréversible pour l'environnement, qui justifierait, en dépit des incertitudes subsistant quant à sa réalité et à sa portée en l'état des connaissances scientifiques, l'application du principe de précaution. Si cette condition est remplie, il leur incombe de veiller à ce que des procédures d'évaluation du risque identifié soient mises en œuvre par les autorités publiques ou sous leur contrôle et de vérifier que des mesures de précaution soient prises.
4. Lorsqu'il est saisi d'un recours contestant le caractère suffisant de mesures de protection, il appartient au juge de l'excès de pouvoir d'apprécier ce caractère de manière globale au regard des exigences rappelées aux points qui précèdent.
En ce qui concerne l'esturgeon européen :
5. Aux termes de l'article 1er de l'arrêté du 20 décembre 2004 relatif à la protection de l'espèce Acipenser sturio (esturgeon) : " Sont interdits sur tout le territoire national et en tout temps la destruction, l'altération ou la dégradation du milieu particulier des animaux provenant du territoire national, de l'espèce Acipenser sturio (esturgeon européen) jeunes ou adultes, la destruction ou l'enlèvement des œufs, la destruction, la mutilation, la capture, l'enlèvement, la perturbation intentionnelle ou la naturalisation d'individus de ces espèces, qu'ils soient vivants ou morts, ainsi que leur transport, leur utilisation, leur mise en vente, leur vente ou leur achat ".
6. Il ressort des pièces du dossier que l'esturgeon d'Europe, Acipenser Sturio, espèce protégée en France depuis 1982, est classé " en danger critique d'extinction " sur la liste rouge des espèces protégées dressée par l'Union internationale pour la conservation de la nature (UICN). Son état de conservation continental et marin est jugé " défavorable-mauvais " par le Muséum National d'Histoire Naturelle. La dernière population mondiale de l'espèce est issue du bassin Gironde-Garonne-Dordogne, et l'estuaire de la Gironde, classé en zone Natura 2000 notamment en raison de la présence de cette espèce, constitue le site de migrations des juvéniles et le passage annuel des géniteurs qui vont pondre sur les frayères de la Garonne et de la Dordogne. La France a ainsi mis en place un premier plan national d'actions 2010-2015 pour l'esturgeon européen. Le second plan national d'actions 2020-2029 mentionne que les effectifs d'esturgeon d'Europe sont au plus bas et que le déclin de l'espèce est rapide.
7. Le plan national d'actions 2011-2015 indique qu'eu égard à la fréquentation par cette espèce des eaux côtières où cohabitent de nombreuses autres espèces d'intérêt halieutique et commercial, et où sont présentes les flottilles de pêche, les mortalités occasionnées par les pêches accidentelles constitueraient l'une des principales menaces de disparition pour l'esturgeon. Ce plan précise que " même peu nombreuses dans l'absolu, les prises ne sont pas négligeables si elles sont rapportées au très faible nombre d'individus qui composent actuellement l'ultime population et à la durée du cycle de l'esturgeon européen ". Ce plan recommande notamment de renforcer le programme de conservation in situ dans le but de réduire de manière significative les mortalités par pêche, induites par les captures accidentelles, et de protéger et d'améliorer la qualité et la continuité des habitats essentiels de l'esturgeon européen en fleuve et en estuaire. Il ressort d'une étude de juillet 2019 sur l'atteinte au bon état écologique réalisée avec le concours de l'Ifremer que ce bon état écologique n'est pas atteint s'agissant de l'esturgeon.
8. Si l'article 1er de l'arrêté du 20 décembre 2004 interdit la capture de l'esturgeon européen et si le plan national d'actions prévoit de poursuivre les actions de sensibilisation et d'information des pêcheurs sur la nécessité de déclarer et de relâcher les spécimens pêchés accidentellement, conformément à l'article 3 de l'arrêté du 20 décembre 2004, il n'apparaît toutefois pas que ces mesures de précaution suffiraient à assurer le bon état de conservation de cette espèce, alors que l'arrêté attaqué autorise, d'une part, la pêche aux filets dérivants d'une longueur maximale de 300 mètres ou 800 mètres, selon la taille des maillages des navires, d'autre part, la pose de filets fixes d'une longueur maximale de 500 mètres, enfin, dans la zone de pêche maritime située entre la limite transversale de la mer de l'estuaire de la Gironde et une ligne joignant la pointe de la Coubre et la pointe de la Négade, pour une pêche ciblée sur le maigre, des filets dérivants d'une longueur maximale de 2 500 mètres par navire. Par suite, les mesures prévues par les articles 4, 5 et 7 de l'arrêté du 7 octobre 2014 portant règlementation des engins de pêche maritime professionnelle dans l'estuaire de la Gironde et à son embouchure ne permettent pas de s'assurer de l'absence de risque de dommage grave et irréversible pour l'avenir de cette espèce. L'association Défense des milieux aquatiques est donc fondée à soutenir qu'eu égard à ce risque d'atteinte grave et irréversible ainsi portée à l'esturgeon, l'arrêté méconnait le principe de précaution.
9. Il résulte de ce qui précède, sans qu'il soit besoin d'examiner les autres moyens, que le ministre de l'agriculture et de la souveraineté alimentaire n'est pas fondé à se plaindre que, par le jugement attaqué, le tribunal administratif de Bordeaux a annulé la décision par laquelle le préfet de la région Nouvelle-Aquitaine a implicitement refusé d'abroger les articles 4, 5 et 7 de l'arrêté du 7 octobre 2014.
Sur les conclusions à fin d'injonction présentées par l'association Défense des milieux aquatiques :
10. L'exécution du présent arrêt d'annulation du refus d'abroger les articles 4, 5 et 7 de l'arrêté du préfet de la Gironde du 7 octobre 2014, réglementant l'exercice de la pêche en eau douce en Gironde, n'appelle aucune mesure d'exécution supplémentaire que celles ordonnées par le tribunal administratif de Bordeaux. Par suite, les conclusions présentées à fin d'injonction et d'astreinte par l'association appelante ne peuvent être accueillies.
DECIDE :
Article 1er : La requête du ministre de l'agriculture et de la souveraineté alimentaire est rejetée.
Article 2 : Les conclusions à fin d'injonction présentées par l'association Défense des milieux aquatiques sont rejetées.
Article 3 : Le présent arrêt sera notifié au ministre de l'agriculture et de la souveraineté alimentaire et à l'association Défense des milieux aquatiques.
Délibéré après l'audience du 28 mai 2024 à laquelle siégeaient :
Mme Evelyne Balzamo, présidente,
Mme Bénédicte Martin, présidente-assesseure,
Mme Pauline Reynaud, première conseillère,
Rendu public par mise à disposition au greffe le 18 juin 2024.
La rapporteure,
Pauline ReynaudLa présidente,
Evelyne BalzamoLe greffier,
Christophe Pelletier
La République mande et ordonne au ministre de l'agriculture et de la souveraineté alimentaire en ce qui le concerne, et à tous commissaires de justice à ce requis, en ce qui concerne les voies de droit commun contre les parties privées, de pourvoir à l'exécution du présent arrêt.
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N° 22BX00903