Vu la procédure suivante :
Procédure contentieuse antérieure :
Mme A... D... a demandé au tribunal administratif de Bordeaux d'ordonner une expertise médicale avant dire droit afin de déterminer l'existence d'une faute commise par le centre hospitalier de Libourne et l'étendue de ses préjudices, demande à laquelle il a été fait droit par un jugement du 27 décembre 2019.
Le rapport d'expertise a été déposé au greffe du tribunal administratif de Bordeaux le 2 mars 2021.
Mme D... a alors demandé au tribunal de condamner le centre hospitalier de Libourne à lui verser une indemnité de 2 302 134,50 euros, avec les intérêts au taux légal à compter du 24 septembre 2018 ou, à titre subsidiaire, de répartir cette réparation entre le centre hospitalier de Libourne et l'Office national d'indemnisation des accidents médicaux, des affections iatrogènes et des infections nosocomiales (ONIAM).
Dans la même instance, la caisse primaire d'assurance maladie (CPAM) de la Gironde a demandé la condamnation du centre hospitalier de Libourne à lui verser la somme de 106 691,34 euros correspondant aux prestations servies à son assurée sociale.
Par un jugement n° 1804175 du 4 janvier 2022, le tribunal administratif de Bordeaux a mis hors de cause l'ONIAM et a condamné le centre hospitalier de Libourne à verser à Mme D... la somme de 224 801,83 euros, avec intérêts au taux légal à compter du 24 septembre 2018, et à la CPAM de la Gironde la somme de 90 238,77 euros. Il a également mis les frais d'expertise à la charge de l'établissement hospitalier pour un montant de 3 981,93 euros.
Procédure devant la cour :
Par une requête, enregistrée le 3 mars 2022, le centre hospitalier de Libourne, représenté par la SELARL Abeille et associés, demande à la cour :
1°) de réformer le jugement du tribunal administratif de Bordeaux du 4 janvier 2022 en tant qu'il a retenu sa responsabilité pour un défaut d'information et un geste chirurgical fautif, qu'il a indemnisé l'assistance par une tierce personne, qu'il a évalué le déficit fonctionnel permanent à un taux supérieur à 15 % et qu'il a alloué une indemnité à la caisse ;
2°) de n'accueillir la demande de première instance que pour la perte de chance, évaluée à 50 %, d'obtenir un meilleur résultat et de réduire, en conséquence, les indemnités allouées à Mme D... ;
3°) de mettre à la charge de Mme D... la somme de 3 000 euros sur le fondement des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative et de rejeter les conclusions qu'elle présente sur le même fondement.
Il soutient que :
- Mme D... ne peut se prévaloir d'une perte de chance en raison d'un défaut d'information sur le risque de perforation de l'intestin grêle, l'expert ayant écarté ce manquement en relevant qu'elle avait été informée des risques de plaie biliaire, qui entraînent les mêmes conséquences au niveau de la prise en charge et ont la même fréquence ; que ce soit l'un ou l'autre organe, Mme D... aurait, sans aucun doute, accepté de subir l'opération ; elle ne démontre pas davantage avoir subi un préjudice d'impréparation du fait de ce défaut d'information, ni qu'elle aurait refusé de subir une telle intervention si elle avait connu le risque ; l'obligation d'information porte sur les conséquences effectives de la réalisation d'un risque sur son état de santé et non sur une liste de risques d'atteinte à des organes sains conduisant à des conséquences identiques ;
- selon l'expert, la perforation de l'intestin grêle n'est pas fautive, mais constitue un aléa thérapeutique dû à l'utilisation d'un bistouri électrique ; le fait que le risque soit rare n'exclut pas qu'il puisse être regardé comme inhérent à l'intervention ; Mme D... ne rapporte pas l'existence d'une faute ; les conclusions de l'expert pour retenir la qualification d'aléa thérapeutique sont particulièrement étayées ;
- la perte de chance d'obtenir un meilleur résultat suite à la prise en charge de la péritonite peut être évaluée à 50 % dès lors qu'il était difficile de diagnostiquer le début de la complication dans les suites immédiates de l'intervention ; ce taux est d'autant plus justifié que la suite de la prise en charge a été diligente, attentive et conforme aux données actuelles de la science ;
- la liquidation des préjudices doit se faire en appliquant ce taux de perte de chance et en excluant les demandes injustifiées et les postes non retenus par l'expert ;
- le taux de 30 % de déficit fonctionnel permanent, retenu par l'expert, est contestable ; d'une part le lien entre la fibromyalgie et le stress lié au défaut de prise en charge et à une reprise chirurgicale différée est purement hypothétique ; d'autre part, selon le sapiteur psychiatre, les troubles psychologiques sont davantage en lien avec la survenue de l'aléa thérapeutique qu'avec la prise en charge partiellement fautive ; l'incapacité permanente peut dès lors être fixée à 15 % en tenant compte des séquelles digestives et psychiatriques ;
- Mme D... ne peut solliciter une indemnisation au titre d'une perte de revenus professionnels ou d'une incidence professionnelle, dès lors que le sapiteur neurologue a rattaché l'état rachidien et rhumatologique à l'état antérieur, qui est à l'origine de la cessation d'activité professionnelle en 2009 ; le jugement devra être confirmé sur ce point ;
- le besoin d'assistance par une tierce personne a été évalué par l'expert à 4 heures par semaine, avant comme après la consolidation, après qu'il a écarté les prétentions de Mme D... ;
- les conclusions de la caisse doivent être rejetées dès lors qu'elle ne démontre pas le lien de causalité entre la créance et la faute alléguée.
Par deux mémoires en défense, enregistrés les 6 mai et 23 juin 2022, Mme D..., représentée par la SELARL Chudziak et associés, conclut, dans le dernier état de ses écritures, au rejet de la requête et demande, par la voie de l'appel incident :
1°) de condamner le centre hospitalier de Libourne à lui verser la somme de 2 132 663,50 euros ;
2°) à défaut, de le condamner à réparer les préjudices subis pour un montant de 2 105 663,50 euros à hauteur d'au minimum 70 %, et de mettre le restant à la charge de la solidarité nationale ;
3°) à titre infiniment subsidiaire, de mettre à la charge de la solidarité nationale la totalité du préjudice subi ;
4°) d'assortir ces sommes des intérêts au taux légal à compter de la date de consolidation pour les préjudices patrimoniaux subis avant cette date et à compter de la demande de première instance pour les autres ;
5°) de mettre à la charge du centre hospitalier de Libourne la somme de 3 000 euros sur le fondement de l'article L. 761-1 du code de justice administrative, ainsi que les dépens.
Elle fait valoir que :
- l'information sur le risque de perforation de l'intestin grêle ne lui a pas été donnée, alors qu'il s'agit d'un risque fréquent et grave ; son consentement à l'acte chirurgical a été vicié ; elle a ainsi perdu une chance d'éviter le dommage qui peut être évaluée à 50 % et a subi un préjudice d'impréparation qui peut être indemnisé à hauteur de 30 000 euros ;
- l'intestin grêle n'étant pas impliqué dans l'opération, il existe une présomption de faute du praticien ; aucune anomalie de cet organe n'est établie ; le seul fait que la perforation de cet organe soit une complication rare ne permet pas de dire qu'il s'agit d'un risque inhérent à l'intervention ne pouvant être maîtrisé ; ni l'expert, ni le centre hospitalier n'apportent d'éléments de nature à renverser la présomption de faute, qui conduit à mettre l'intégralité de la réparation du préjudice à la charge du centre hospitalier ;
- une reprise de l'opération aurait dû intervenir dès le 6 décembre, ce qui a conduit à une perte de chance d'éviter le dommage de 70 % ; si l'expert indique que les pièces médicales ne permettent pas de déterminer si une intervention était possible ce jour-là, les carences du dossier médical ne sauraient être opposées à la patiente ;
- s'agissant de l'évaluation du déficit fonctionnel permanent, le taux de 10 % retenu par l'expert pour les séquelles psychologiques apparaît sous-évalué, dès lors qu'il tient compte de perspectives d'évolution incertaines alors que son état est consolidé depuis le 30 août 2013, et qu'il repose sur une évaluation non conforme au barème d'évaluation médico-légale ; afin de tenir compte des troubles dans les conditions d'existence, la valeur du point de déficit fonctionnel permanent doit être augmentée ; la fibromyalgie a, selon l'expert, été révélée par l'accident, de sorte que les séquelles de cette nature sont imputables à l'accident à hauteur de 10 % ; les séquelles psychologiques résultent du retard de prise en charge de la complication ;
- que ce soit un accident médical fautif ou non fautif, la réparation doit être intégrale, notamment compte tenu de la double perte de chance résultant du défaut d'information et du retard de prise en charge de la complication ; les indemnités qui ne sont pas mises à la charge du centre hospitalier doivent être mises à la charge de l'ONIAM ;
- le taux du déficit fonctionnel permanent imputable à l'accident étant supérieur à 24 %, le critère d'intervention de la solidarité nationale est rempli ; il en va de même pour les critères relatifs à l'inaptitude définitive à exercer l'activité professionnelle pratiquée au moment des faits ou aux troubles particulièrement graves dans les conditions d'existence ;
- l'accident étant fautif, l'intégralité des préjudices doit être réparée ; s'il était regardé comme non fautif, 70 % des postes de préjudice doivent lui être imputés et, comme il convient de tenir compte également du taux de perte de chance résultant du défaut d'information, les préjudices doivent être également réparés en intégralité ;
- les frais divers, composés des frais d'expertise, de médecin-conseil, de constitution de dossier et de déplacements (comprenant les trajets et les péages) s'élèvent à 9 817,53 euros ;
- pour la période du 5 décembre 2012 au 30 août 2013, le besoin d'assistance par une tierce personne, incluant la garde d'enfants, représente 2 287 heures ; sur la base d'un coût de 25 euros par heure, l'indemnisation doit être fixée à 57 175 euros ; il n'y a pas lieu de lui opposer que son mari aurait pu participer aux tâches ménagères ou qu'elle ne justifie pas des dépenses réellement exposées ;
- pour la période du 30 août 2013 au 12 novembre 2018, date à laquelle son plus jeune enfant a atteint l'âge de 12 ans, son besoin d'assistance par une tierce personne représentait 17 898 heures ; sur la base d'un coût horaire de 25 euros, le préjudice représente 447 450 euros ; pour la période postérieure, durant laquelle il n'y a plus de nécessité de garde d'enfants, le préjudice doit être fixé à 144 480 euros pour la période échue au
12 novembre 2022 et à une rente capitalisée de 1 105 100 euros sur la base du barème de la Gazette du Palais 2020 pour la période future ;
- elle n'a pu reprendre son activité professionnelle du fait de l'accident médical, son état antérieur dû à ses problèmes de dos ne l'empêchant pas d'avoir une vie sociale ; d'ailleurs, avant l'accident, elle n'avait été placée qu'en arrêt de travail, depuis 2009, et non en inaptitude ; à titre subsidiaire, le déficit fonctionnel permanent causé par l'accident médical a contribué à son incapacité de travail à hauteur de 60 % ; son salaire net pour un temps partiel était de 849,85 euros ; en tenant compte de la rente d'accident du travail et de la pension d'invalidité qui lui sont versées et après actualisation du montant de son salaire, le préjudice peut être évalué à 246 508 euros ou, à titre subsidiaire, à 147 905 euros ;
- la somme de 50 000 euros peut lui être allouée au titre de l'incidence professionnelle, puisqu'elle n'a pas été en capacité de reprendre une activité professionnelle ;
- le déficit fonctionnel temporaire peut être évalué à 2 613 euros ;
- la somme de 20 000 euros peut lui être allouée au titre des souffrances endurées, cotées à 4 sur 7 ;
- le préjudice esthétique temporaire peut être réparé par le versement d'une somme de 2 000 euros ;
- le déficit fonctionnel permanent, qui a été sous-évalué par l'expert et qui doit tenir compte des troubles dans les conditions d'existence, peut donner lieu à une indemnité de 90 000 euros ;
- l'impossibilité de pratiquer régulièrement la marche comme auparavant constitue un préjudice d'agrément qui peut être réparé par une indemnité de 20 000 euros ;
- le préjudice esthétique permanent, coté à 1 sur 7, justifie une indemnité de 2 000 euros ;
- le préjudice sexuel retenu par l'expert doit être réparé par le versement d'une somme de 50 000 euros.
Par un mémoire, enregistré le 1er juillet 2022, l'ONIAM, représenté par la SELARL Birot-Ravaut et associés, conclut au rejet de la requête et à ce que soient mis à la charge du centre hospitalier de Libourne la somme de 2 000 euros sur le fondement des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative, ainsi que les dépens, ou, à titre subsidiaire, à ce que l'indemnisation mise à sa charge soit limitée à hauteur de 30 %, à ce que les postes de préjudices liés aux frais divers, aux déficits fonctionnels temporaire et permanent, aux souffrances endurées, au préjudice esthétique permanent soient réduits à de plus justes proportions, au rejet du surplus des conclusions adverses et à la mise à la charge de toute partie succombante des dépens.
Il fait valoir que :
- le dommage est la conséquence d'une maladresse fautive lors de l'intervention, imputable au centre hospitalier ; la lésion d'un organe lors d'une intervention engage la responsabilité de ce dernier sauf s'il rapporte la preuve de l'existence d'une anomalie rendant l'atteinte inévitable, ou de la survenue d'un risque inhérent à l'intervention qui ne pouvait être maîtrisé ; en l'espèce, aucune des deux hypothèses n'est constituée ; pour retenir l'hypothèse de dispersion électrique lors de l'activation du bistouri, et non un mésusage du générateur électrique, un défaut de manipulation du bistouri électrique ou un défaut de matériel, l'expert ne s'est fondé que sur la fréquence de cette hypothèse ; l'ONIAM n'ayant pas été partie aux opérations d'expertise, il n'a pu faire valoir ses arguments sur l'affirmation d'un aléa thérapeutique ; ce raisonnement de l'expert, qui ne s'appuie sur aucune source et qui est déconnecté du cas de Mme D..., ne peut qu'être écarté ; l'extraction de la vésicule biliaire n'impliquait pas de perforation de l'intestin grêle et le raisonnement statistique ne peut être retenu pour qualifier cette perforation de risque inhérent à l'opération ; le centre hospitalier n'apporte pas la preuve qu'il s'agissait d'un risque non maîtrisable ;
- la maladresse fautive ayant causé la perforation intestinale est directement à l'origine du dommage, incluant les complications intestinales et psychologiques ; l'ONIAM ne peut donc qu'être mis hors de cause ;
- à supposer que la perforation de l'intestin grêle soit regardée comme un aléa thérapeutique, l'ensemble des complications présentées par Mme D... a pour origine le retard de prise en charge ; alors que les suites opératoires ont été anormalement douloureuses, le personnel hospitalier n'a pas réalisé d'examen complémentaire, qui lui aurait permis d'intervenir dès le 6 décembre ; alors que les examens réalisés dans la journée du 7 décembre justifiaient une nouvelle intervention, celle-ci n'a été réalisée qu'à 19h30 ; une rapide reprise chirurgicale aurait permis à Mme D... d'éviter 48 heures de souffrances et les séquelles subséquentes ; pourtant, malgré ce constat, l'expert retient un taux de perte de chance de 70 % ; les retards successifs doivent se cumuler et justifient l'engagement de la responsabilité du centre hospitalier pour la totalité du préjudice ; contrairement à ce que soutient ce dernier, le début de la complication n'était pas difficile à diagnostiquer puisque l'expert a souligné que l'équipe soignante n'a pas pris la mesure des douleurs, qui révélaient dès le lendemain de l'intervention, de manière évidente, la possibilité d'une complication ;
- à titre subsidiaire, la condition de gravité du dommage n'est pas remplie pour engager la solidarité nationale ; le taux de déficit fonctionnel permanent, qui a varié au cours des opérations d'expertise auxquelles l'ONIAM n'a pas participé, est contestable, dès lors d'une part que la fibromyalgie est une maladie autonome que Mme D..., du fait de son état antérieur, était à même de développer et, d'autre part, que l'intéressée présentait des difficultés psychologiques antérieurement à l'intervention, et les nouvelles séquelles ont pour origine les manquements commis par l'hôpital ; ainsi, le taux de déficit fonctionnel permanent strictement imputable à la perforation de l'intestin grêle ne saurait excéder 10 % ; à supposer que soient rajoutés les dommages psychiques, le seuil n'est toujours pas atteint ; les autres conditions ne sont pas davantage remplies ; la durée du déficit fonctionnel temporaire supérieur ou égal à 50 % n'atteint pas le seuil ; Mme D... étant en arrêt de travail avant même l'intervention, son inaptitude professionnelle n'est pas imputable à l'intervention, mais à son état antérieur lié à des douleurs rachidiennes ; les insuffisances et restrictions que Mme D... subit dans sa vie quotidienne sont également dues à son état antérieur ;
- à titre infiniment subsidiaire, l'indemnisation mise à sa charge ne saurait dépasser 30 %, l'expert ayant chiffré la perte de chance imputable au retard de prise en charge du centre hospitalier à 70 % ;
- la demande présentée par Mme D... à titre infiniment subsidiaire, de mettre l'intégralité de la réparation à la charge de l'ONIAM, celui-ci pouvant se retourner contre le centre hospitalier, doit être rejetée puisque cette possibilité d'action n'est ouverte qu'en phase amiable ;
- la demande au titre des frais de santé actuels doit être rejetée faute de justificatifs ;
- les frais d'expertise judiciaire ne peuvent être mis à la charge de l'ONIAM puisqu'il n'a pas été partie à l'expertise ordonnée par le tribunal ; les frais de médecin conseil doivent être plafonnés à 750 euros ; au demeurant, les factures ayant été adressées à l'assurance et Mme D... n'apportant pas la preuve qu'elles n'auraient pas été prises en charge, sa demande doit être rejetée ; les frais de constitution de dossier ne sont pas justifiés ; les frais de déplacement peuvent être indemnisés à hauteur de 529,55 euros, étant précisé que les frais de péage, non justifiés, doivent être écartés ;
- du fait de sa lombosciatique, Mme D... présentait avant l'intervention un déficit fonctionnel lié à ses douleurs du rachis, et sa demande au titre de l'assistance par une tierce personne doit dès lors être rejetée ; au demeurant, Mme D... ne produit pas de justificatifs des éventuelles aides perçues au titre de la prestation de compensation du handicap ou de l'aide personnalisée d'autonomie ;
- la demande au titre de l'assistance permanente d'une tierce personne doit être rejetée pour les mêmes motifs ;
- ayant arrêté son activité professionnelle en 2009 et présentant une pathologie rachidienne qui évolue pour son propre compte, Mme D... n'est pas fondée à solliciter une indemnisation pour la perte de gains professionnels futurs ; Mme D... n'apporte aucun justificatif à l'appui de son allégation selon laquelle l'accident médical l'aurait rendue inapte à tout emploi ; la demande au titre de l'incidence professionnelle doit être rejetée pour la même raison ;
- le déficit fonctionnel temporaire peut être évalué à 1 567,50 euros ;
- la somme de 6 121 euros peut réparer les souffrances endurées ;
- le préjudice esthétique, avant comme après évaluation, a été évalué à 1 sur 7 par l'expert, ce qui démontre l'absence d'altération majeure de l'apparence physique ; la demande pour le préjudice temporaire doit être rejetée, et le préjudice esthétique permanent peut être évalué à 955 euros ;
- le taux de déficit fonctionnel permanent, retenu par l'expert à 30%, doit être ramené, pour les raisons précédemment indiquées, à 20 % pour la partie directement imputable à la complication dont l'intéressée a été victime (soit 10 % pour les séquelles digestives, 5% pour la fibromyalgie et 5% pour les dommages psychiques) ; le préjudice peut être évalué à 32 545 euros ;
- Mme D... ne rapportant pas la preuve qu'elle exerçait une activité régulière spécifique sportive ou de loisirs, sa demande relative à un préjudice d'agrément ne peut qu'être rejetée ;
- l'expert n'a pas retenu de préjudice sexuel et l'époux de Mme D... ne peut, au demeurant, pas obtenir de réparation par la solidarité nationale ; à titre subsidiaire, le préjudice de l'intéressée, dont l'état antérieur avait nécessairement une incidence sur ce plan, peut être fixé à 2 000 euros.
Par un mémoire, enregistré le 21 février 2023, la CPAM de la Gironde, représentée par M. F..., conclut au rejet de la requête et des conclusions adverses, et à ce que soient mis à la charge du centre hospitalier de Libourne les sommes de 1 000 euros sur le fondement des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative et de 13 euros au titre des frais de plaidoirie, ainsi que les dépens.
Elle fait valoir que :
- la perforation de l'intestin grêle lors de l'intervention du 5 décembre 2012 est une faute de nature à engager la responsabilité du centre hospitalier, d'autant qu'elle est à l'origine de complications qui ont été prises en charge avec retard du fait d'une sous-estimation de l'état clinique de la patiente, de l'absence d'examens complémentaires et d'un défaut d'organisation du service dans la transmission des alertes et dans la continuité des soins ;
- du fait de cette faute, la CPAM a pris en charge des frais hospitaliers, médicaux, pharmaceutiques et de transport, a versé à Mme D... une pension d'invalidité, et devra prendre en charge des frais futurs ; le jugement peut être confirmé s'agissant des sommes allouées.
Vu les autres pièces du dossier.
Vu :
- le code de la santé publique ;
- le code de justice administrative.
Les parties ont été régulièrement averties du jour de l'audience.
Ont été entendus au cours de l'audience publique :
- le rapport de M. Olivier Cotte,
- les conclusions de Mme Charlotte Isoard, rapporteure publique,
- et les observations de Me Garrouste, représentant le centre hospitalier de Libourne, de Me Chudziak, représentant Mme D..., et de Me Vienot, représentant la CPAM de la Gironde.
Considérant ce qui suit :
1. A la suite de plusieurs crises de coliques hépatiques d'origine lithiasique, Mme D..., alors âgée de 46 ans, a subi une cholécystectomie sous coelioscopie le 5 décembre 2012 au centre hospitalier de Libourne. Les suites opératoires immédiates ont été marquées par d'importantes douleurs abdominales et une tension élevée. Mme D... a été réopérée le 7 décembre 2012 pour une résection-anastomose grêlique par laparotomie en raison d'une péritonite par perforation intestinale survenue au décours de l'intervention initiale. Elle a ensuite été placée dans le service de réanimation en raison de la persistance de foyers infectieux intra-abdominaux et elle est restée hospitalisée jusqu'au 8 janvier 2013. Elle a effectué de nouveaux séjours hospitaliers en janvier et février 2013 en raison de douleurs abdominales résiduelles et douleurs spastiques, et conserve depuis notamment des troubles digestifs et un état anxiodépressif.
2. Mme D... a saisi le juge des référés du tribunal administratif de Bordeaux afin que soit réalisée une expertise médicale, ce qu'elle a obtenu par ordonnance du 10 mars 2014. L'expert a toutefois rendu un rapport de carence en raison de l'absence de réponse de Mme D... aux deux convocations qui lui avaient été adressées. Par deux ordonnances du 24 novembre 2014 et du 10 avril 2018, le juge des référés a refusé de faire droit à ses nouvelles demandes d'expertise. Mme D... a alors adressé au centre hospitalier de Libourne, le 25 mai 2018, une demande indemnitaire préalable qui a été implicitement rejetée. Elle a saisi le tribunal d'une demande tendant, à titre principal, à ce que soit ordonnée une expertise médicale et à ce que lui soit versée une provision de 20 000 euros et, à titre subsidiaire, à ce que le centre hospitalier de Libourne soit condamné à réparer les préjudices subis. Par un jugement avant dire droit du 27 décembre 2019, le tribunal a ordonné une nouvelle expertise et a rejeté la demande de provision. Le rapport, établi par le Dr C..., chirurgien spécialisé en chirurgie viscérale et digestive, avec le concours de deux sapiteurs, le professeur E..., neurochirurgien, et le Dr B..., neuropsychiatre, a été déposé le 2 mars 2021. Au vu des conclusions expertales, Mme D... a demandé au tribunal, à titre principal, de condamner le centre hospitalier de Libourne à lui verser une indemnité de 2 302 134,50 euros ou, à titre subsidiaire, de répartir cette réparation entre le centre hospitalier de Libourne et l'Office national d'indemnisation des accidents médicaux, des affections iatrogènes et des infections nosocomiales. Par un jugement du 4 janvier 2022, le tribunal a mis hors de cause l'ONIAM et a condamné le centre hospitalier de Libourne à verser à Mme D... la somme de 224 801,83 euros, avec intérêts au taux légal à compter du 24 septembre 2018, et à la CPAM de la Gironde la somme de 90 238,77 euros. Il a également mis les frais d'expertise à la charge de l'établissement hospitalier pour un montant de 3 981,93 euros. Par la présente requête, le centre hospitalier de Libourne, qui ne conteste pas un retard de prise en charge de la complication, demande la réformation du jugement en tant qu'il a retenu sa responsabilité pour un défaut d'information et un geste chirurgical fautif, qu'il a indemnisé l'assistance par une tierce personne, qu'il a évalué le déficit fonctionnel permanent à un taux supérieur à 15 % et qu'il l'a condamné à verser une indemnité à la CPAM de la Gironde. Mme D... demande, par la voie de l'appel incident, la condamnation du centre hospitalier de Libourne à lui verser la somme de 2 132 663,50 euros ou, à défaut, à réparer les préjudices subis pour un montant de 2 105 663,50 euros à hauteur d'au minimum 70 % et de mettre le restant à la charge de la solidarité nationale ou, à titre infiniment subsidiaire, de mettre à la charge de la solidarité nationale la totalité du préjudice subi.
Sur la responsabilité du centre hospitalier :
3. Aux termes de l'article L. 1142-1 du code de la santé publique : " I. - Hors le cas où leur responsabilité est encourue en raison d'un défaut d'un produit de santé, les professionnels de santé mentionnés à la quatrième partie du présent code, ainsi que tout établissement, service ou organisme dans lesquels sont réalisés des actes individuels de prévention, de diagnostic ou de soins ne sont responsables des conséquences dommageables d'actes de prévention, de diagnostic ou de soins qu'en cas de faute. / (...) / II. - Lorsque la responsabilité d'un professionnel, d'un établissement, service ou organisme mentionné au I ou d'un producteur de produits n'est pas engagée, un accident médical, une affection iatrogène ou une infection nosocomiale ouvre droit à la réparation des préjudices du patient, (...) lorsqu'ils sont directement imputables à des actes de prévention, de diagnostic ou de soins et qu'ils ont eu pour le patient des conséquences anormales au regard de son état de santé comme de l'évolution prévisible de celui-ci et présentent un caractère de gravité, fixé par décret, apprécié au regard de la perte de capacités fonctionnelles et des conséquences sur la vie privée et professionnelle mesurées en tenant notamment compte du taux d'atteinte permanente à l'intégrité physique ou psychique, de la durée de l'arrêt temporaire des activités professionnelles ou de celle du déficit fonctionnel temporaire. / Ouvre droit à réparation des préjudices au titre de la solidarité nationale un taux d'atteinte permanente à l'intégrité physique ou psychique supérieur à un pourcentage d'un barème spécifique fixé par décret ; ce pourcentage, au plus égal à 25 %, est déterminé par ledit décret ".
En ce qui concerne la perforation de l'intestin grêle :
4. Il résulte de l'instruction, et notamment du rapport d'expertise, que la péritonite constatée le 7 décembre 2012 était due à une perforation de l'intestin grêle survenue lors de la cholécystectomie sous coelioscopie pratiquée deux jours auparavant. Au vu du compte-rendu opératoire, qui décrit une intervention normale et sans incident, l'expert a écarté toute faute dans l'acte chirurgical. Selon lui, la plaie intestinale est consécutive à une brûlure occasionnée par l'utilisation du bistouri électrique, risque identifié par la littérature scientifique et ayant donné lieu à une recommandation de la Haute autorité de santé. La perforation s'étant réalisée postérieurement à l'intervention, l'expert écarte les hypothèses de mésusage du générateur électrique, de défaut de manipulation du bistouri ou de défaut du matériel qui provoquent des lésions constatées au cours de l'opération, et retient l'hypothèse de diffusion électrique, qui représente deux tiers des cas au moins de brûlures et qui constitue un risque non maîtrisable et non prévisible spécifique à la technique de la coelioscopie. Si l'ONIAM conteste les conclusions de cette expertise en faisant valoir que l'intestin se situe à distance du champ opératoire et que le raisonnement fondé sur la fréquence du risque ne peut suffire à établir l'existence d'un accident médical non fautif et d'un risque inhérent à l'opération, les seules circonstances qu'un dommage survienne à l'occasion de la réalisation d'une coelioscopie ou qu'il concerne un organe non visé par le geste chirurgical ne caractérisent pas, par elles-mêmes et à elles seules, l'existence d'une faute médicale. En l'absence de tout élément révélant une maladresse du chirurgien, aucune faute peropératoire ne peut être reprochée au centre hospitalier de Libourne.
En ce qui concerne le défaut d'information :
5. L'article L. 1111-2 du code de la santé publique dispose que : " Toute personne a le droit d'être informée sur son état de santé. Cette information porte sur les différentes investigations, traitements ou actions de prévention qui sont proposés, leur utilité, leur urgence éventuelle, leurs conséquences, les risques fréquents ou graves normalement prévisibles qu'ils comportent ainsi que sur les autres solutions possibles et sur les conséquences prévisibles en cas de refus ". Il résulte de ces dispositions que doivent être portés à la connaissance du patient, préalablement au recueil de son consentement à l'accomplissement d'un acte médical, les risques connus de cet acte qui, soit présentent une fréquence statistique significative, quelle que soit leur gravité, soit revêtent le caractère de risques graves, quelle que soit leur fréquence.
6. En cas de manquement à cette obligation d'information, si l'acte de diagnostic ou de soin entraîne pour le patient, y compris s'il a été réalisé conformément aux règles de l'art, un dommage en lien avec la réalisation du risque qui n'a pas été porté à sa connaissance, la faute commise en ne procédant pas à cette information engage la responsabilité de l'établissement de santé à son égard, pour sa perte de chance de se soustraire à ce risque en renonçant à l'opération. Il n'en va autrement que s'il résulte de l'instruction, compte tenu de ce qu'était l'état de santé du patient et son évolution prévisible en l'absence de réalisation de l'acte, des alternatives thérapeutiques qui pouvaient lui être proposées ainsi que de tous autres éléments de nature à révéler le choix qu'il aurait fait, qu'informé de la nature et de l'importance de ce risque, il aurait consenti à l'acte en question.
7. Il résulte de l'instruction que si Mme D... a été informée, au cours de la consultation préopératoire, des risques de plaies biliaires et d'hématomes qui pouvaient conduire à une nouvelle intervention par laparotomie, elle n'a en revanche pas été avertie du risque de perforation de l'intestin grêle lié à l'usage d'un bistouri électrique. La circonstance, retenue par l'expert, selon laquelle ce risque aurait la même fréquence et les mêmes conséquences que celui dont elle a été informée, n'est pas de nature à écarter le défaut d'information, dès lors que le risque qui s'est réalisé présentait le caractère de risque grave. Toutefois, eu égard à l'importance des douleurs abdominales que Mme D... ressentait avant l'opération et qui l'ont conduite à différer une intervention chirurgicale destinée à résoudre ses problèmes de dos, et au fait que le risque qui s'est réalisé a nécessité le même type d'intervention par laparotomie que celui dont elle avait été informée et qu'elle avait accepté, l'intéressée ne peut être regardée comme ayant perdu, du fait de ce défaut d'information, une chance de se soustraire à la réalisation du dommage.
En ce qui concerne le retard de prise en charge de la complication :
8. Il résulte de l'instruction, et notamment du rapport d'expertise, que Mme D... s'est plainte très rapidement après l'intervention, de violentes douleurs abdominales, l'infirmière ayant noté à 18h " douleurs abdo +++, crie, se tord dans son lit " puis évalué, au cours de la nuit, la douleur selon l'échelle visuelle analogique à 10/10. Le lendemain, l'infirmière note encore " dit être douloureuse +++ ", puis " plainte +++ " et, dans la soirée " plus qu'algique, voire hystérique, hurle, ne se calme pas ". Alors que, selon l'expertise, la cholécystectomie est en principe une intervention banale peu douloureuse autorisant la sortie en général le jour de l'intervention, sous antalgiques simples (type paracétamol) et que seuls 10 % des patients sont gardés en hospitalisation de nuit pour des suites plus douloureuses en raison des gaz de la coelioscopie, les doléances de Mme D... auraient dû alerter l'équipe soignante et justifier la prescription d'examens complémentaires afin de réaliser un diagnostic de la complication. Le retard de diagnostic qui a conduit à une nouvelle intervention seulement le 7 décembre 2012 à 19h30 est ainsi constitutif d'une faute de nature à engager la responsabilité du centre hospitalier de Libourne.
9. Dans le cas où la faute commise lors de la prise en charge ou le traitement d'un patient dans un établissement public hospitalier a compromis ses chances d'obtenir une amélioration de son état de santé ou d'échapper à son aggravation, le préjudice résultant directement de la faute commise par l'établissement et qui doit être intégralement réparé n'est pas le dommage corporel constaté, mais la perte de chance d'éviter que ce dommage soit advenu. La réparation qui incombe à l'hôpital doit alors être évaluée à une fraction du dommage corporel déterminée en fonction de l'ampleur de la chance perdue.
10. Selon l'expertise, le diagnostic de la complication dès le lendemain de l'intervention, soit le 6 décembre 2012, aurait permis une nouvelle opération sur une péritonite moins avancée avec de grandes chances d'éviter une intervention lourde par laparotomie. Les séquelles auraient ainsi été moindres. Dans les circonstances de l'espèce, il est possible de retenir une chance perdue par Mme D... d'échapper à l'aggravation de son état de santé à hauteur de 70 %.
Sur l'engagement de la solidarité nationale :
11. D'une part, en vertu du II de l'article L. 1142-1 du code de la santé publique, l'ONIAM doit assurer, au titre de la solidarité nationale, la réparation des dommages résultant directement d'actes de prévention, de diagnostic ou de soins à la double condition qu'ils présentent un caractère d'anormalité au regard de l'état de santé du patient comme de l'évolution prévisible de cet état et que leur gravité excède le seuil défini à l'article D. 1142-1 du même code. La condition d'anormalité du dommage doit toujours être regardée comme remplie lorsque l'acte médical a entraîné des conséquences notablement plus graves que celles auxquelles le patient était exposé de manière suffisamment probable en l'absence de traitement. Lorsque les conséquences de l'acte médical ne sont pas notablement plus graves que celles auxquelles le patient était exposé par sa pathologie en l'absence de traitement, elles ne peuvent être regardées comme anormales sauf si, dans les conditions où l'acte a été accompli, la survenance du dommage présentait une probabilité faible. Ainsi, elles ne peuvent être regardées comme anormales au regard de l'état du patient lorsque la gravité de cet état a conduit à pratiquer un acte comportant des risques élevés dont la réalisation est à l'origine du dommage.
12. D'autre part, aux termes de l'article D. 1142-1 du code de la santé publique : " Le pourcentage mentionné au dernier alinéa de l'article L. 1142-1 est fixé à 24 %. / Présente également le caractère de gravité mentionné au II de l'article L. 1142-1 un accident médical, une affection iatrogène ou une infection nosocomiale ayant entraîné, pendant une durée au moins égale à six mois consécutifs ou à six mois non consécutifs sur une période de douze mois, un arrêt temporaire des activités professionnelles ou des gênes temporaires constitutives d'un déficit fonctionnel temporaire supérieur ou égal à un taux de 50 %. / A titre exceptionnel, le caractère de gravité peut être reconnu : / 1° Lorsque la victime est déclarée définitivement inapte à exercer l'activité professionnelle qu'elle exerçait avant la survenue de l'accident médical, de l'affection iatrogène ou de l'infection nosocomiale ; / 2° Ou lorsque l'accident médical, l'affection iatrogène ou l'infection nosocomiale occasionne des troubles particulièrement graves, y compris d'ordre économique, dans ses conditions d'existence. "
13. Si les dispositions du II de l'article L. 1142-1 du code de la santé publique citées au point précédent font obstacle à ce que l'ONIAM supporte au titre de la solidarité nationale la charge de réparations incombant aux personnes responsables d'un dommage en vertu du I du même article, elles n'excluent toute indemnisation par l'office que si le dommage est entièrement la conséquence directe d'un fait engageant leur responsabilité. Dans l'hypothèse où un accident médical non fautif est à l'origine de conséquences dommageables mais où une faute commise par une personne mentionnée au I de l'article L. 1142-1 a fait perdre à la victime une chance d'échapper à l'accident ou de se soustraire à ses conséquences, le préjudice en lien direct avec cette faute est la perte de chance d'éviter le dommage corporel advenu et non le dommage corporel lui-même, lequel demeure tout entier en lien direct avec l'accident non fautif. Par suite, un tel accident ouvre droit à réparation au titre de la solidarité nationale si ses conséquences remplissent les conditions posées au II de l'article L. 1142-1 et présentent notamment le caractère de gravité requis, l'indemnité due par l'ONIAM étant seulement réduite du montant de l'indemnité mise, le cas échéant, à la charge du responsable de la perte de chance, égale à une fraction du dommage corporel correspondant à l'ampleur de la chance perdue.
14. Il résulte de ce qui a été dit au point 4 que la perforation intestinale résultant d'une brûlure occasionnée par l'usage du bistouri électrique peut être qualifiée d'accident médical non fautif. Selon l'expertise, le déficit fonctionnel permanent que conserve Mme D... peut être évalué à 30 %, composé à parts égales de séquelles digestives, de séquelles psychiatriques et des conséquences d'une fibromyalgie. Toutefois, il n'est pas établi que la fibromyalgie soit en lien direct avec la perforation intestinale, d'autant que Mme D... souffrait déjà auparavant de douleurs lombaires avec irradiations sciatiques, causées par des discopathies dégénératives qui l'ont amenée à cesser son activité professionnelle en 2009. L'expert a inclus, dans cette composante, des conséquences sur l'état digestif et sur l'état psychologique, qu'il a évaluées distinctement par ailleurs, ainsi que l'apparition d'une hypertension, dont la proximité temporelle avec l'accident médical ne saurait suffire à caractériser un lien direct avec celui-ci. En retenant les séquelles digestives évaluées à 10 % et les séquelles psychologiques évaluées également à 10 %, le déficit fonctionnel permanent qui peut être regardé comme imputable à l'aléa thérapeutique ne dépasse pas le taux de 24 % permettant de caractériser la condition de gravité nécessaire à l'engagement de la solidarité nationale. Par ailleurs, les périodes de déficit fonctionnel temporaire supérieur ou égal à 50 % représentaient moins de trois mois, et Mme D... avait cessé de travailler trois ans avant l'intervention chirurgicale et n'a pas été déclarée inapte à l'exercice d'une activité professionnelle qu'elle aurait exercée au moment des faits. S'il lui a été reconnu un état d'invalidité réduisant des 2/3 au moins sa capacité de travail à compter d'août 2014 et si un taux d'incapacité compris entre 50 et 80 % lui a été reconnu par la maison départementale des personnes handicapées en janvier 2014, lui permettant de percevoir l'allocation aux adultes handicapés, cet état est en lien avec ses douleurs rachidiennes qui l'avaient amenée à arrêter de travailler et non avec l'intervention du 5 décembre 2012. Il ne résulte pas enfin de l'instruction que l'accident médical qu'elle a subi aurait occasionné des troubles d'une importance telle qu'ils puissent être qualifiés de troubles particulièrement graves dans les conditions d'existence. Dans ces conditions, la condition de gravité prévue par les dispositions précitées de l'article D. 1142-1 du code de la santé publique, nécessaire à l'engagement de la solidarité nationale, n'est pas remplie, et l'ONIAM doit être mis hors de cause.
Sur les préjudices :
15. Il résulte de l'instruction, et notamment du rapport d'expertise, que la date de consolidation de l'état de santé de Mme D... peut être fixée au 30 août 2013, date à laquelle a été constatée par un scanner une cicatrisation physique des lésions viscérales et l'installation dans la durée des séquelles fonctionnelles digestives.
En ce qui concerne les préjudices avant consolidation :
S'agissant de l'assistance par une tierce personne :
16. D'une part, Mme D... a nécessité l'assistance d'une tierce personne pour les actes de la vie courante, besoin qui a été évalué par l'expert à quatre heures par semaine. Si l'intéressée demande que cette évaluation soit portée à 28 heures par semaine pour tenir compte des tâches ménagères et des courses, ces tâches sont déjà comprises dans les actes de la vie courante. Pour la période comprise entre le 8 janvier 2013, date de sa sortie du centre hospitalier, et le 30 août 2013, date de la consolidation de son état de santé, le préjudice subi peut être évalué, sur la base du salaire minimum brut augmenté des charges sociales au cours de la période en cause (13,20 euros), et d'une année de 395 jours afin de tenir compte des congés payés, sans qu'il soit nécessaire que les aides soient programmées les fins de semaine ou les jours fériés, à 1 914 euros. La part imputable au centre hospitalier de Libourne, compte tenu du taux de perte de chance de 70 %, peut être évaluée à 1 340 euros.
17. D'autre part, si le montant de l'indemnité destinée à réparer le préjudice tenant, pour la victime d'un dommage corporel, à la nécessité de recourir pour elle-même à l'aide d'une tierce personne doit être déterminé en fonction de ses besoins et des dépenses nécessaires pour y pourvoir, il n'en va pas de même pour la détermination du préjudice patrimonial invoqué par la victime et résultant de ce qu'elle a dû recourir à une telle aide pour s'occuper d'une autre personne, lequel préjudice doit être évalué à hauteur des dépenses effectivement supportées par la victime à ce titre.
18. Il résulte de ce qui a été dit au point précédent que le préjudice patrimonial subi par la victime du fait de la nécessité de recourir à l'aide d'une tierce personne pour s'occuper d'un proche ne peut être réparé qu'au vu des dépenses réellement exposées. En l'occurrence, Mme D... n'établit pas avoir supporté des dépenses de garde d'enfants. Par suite, sa demande à ce titre doit être rejetée.
S'agissant du déficit fonctionnel temporaire :
19. Mme D... a subi un déficit temporaire total durant ses périodes d'hospitalisation, soit du 4 décembre 2012 au 8 janvier 2013, puis du 18 au 20 janvier 2013 et le 23 janvier 2013, soit, en tenant compte des trois jours d'hospitalisation qu'elle aurait subis pour une cholécystectomie sans complication, 36 jours. Selon l'expert, elle a également subi un déficit fonctionnel à hauteur de 50 % durant la période du 9 janvier au 21 février 2013, soit 39 jours en tenant compte des journées d'hospitalisation, et de 25 % pour la période du 22 février au 29 août 2013, soit 189 jours. Sur la base de 20 euros par jour d'incapacité totale, le préjudice peut être fixé à 2 055 euros, et la part imputable au centre hospitalier de Libourne, compte tenu du taux de perte de chance, à 1 439 euros.
S'agissant des souffrances :
20. Les souffrances endurées par Mme D... ont été cotées à 4 sur une échelle de 7 par l'expert, en raison de la péritonite évoluant durant 48 heures, de la reprise chirurgicale par laparotomie, des suites difficiles en réanimation sur les plans abdominal et respiratoire et des séquelles douloureuses l'obligeant à revenir aux urgences en janvier 2013 à trois reprises, ainsi que des conséquences psychologiques. Eu égard notamment à l'intensité de la douleur avant la reprise chirurgicale évaluée à 10/10 selon l'échelle visuelle analogique, le tribunal n'a pas fait une insuffisante appréciation en évaluant ce préjudice à 12 000 euros et a pu le mettre intégralement à la charge du centre hospitalier, ces souffrances étant le résultat du retard de diagnostic de la péritonite.
S'agissant du préjudice esthétique temporaire :
21. Eu égard à la cicatrice de laparotomie de 12 centimètres de long et à la durée de 9 mois avant consolidation, le préjudice esthétique temporaire, évalué à 1 sur une échelle de 7 par l'expert, peut être fixé à 1 000 euros et mis intégralement à la charge du centre hospitalier dès lors que le recours à cette technique d'intervention résulte du retard de diagnostic.
S'agissant du préjudice d'impréparation :
22. Indépendamment de la perte d'une chance de refuser l'intervention, le manquement des médecins à leur obligation d'informer le patient des risques courus ouvre pour l'intéressé, lorsque ces risques se réalisent, le droit d'obtenir réparation des troubles qu'il a subis du fait qu'il n'a pas pu se préparer à cette éventualité. S'il appartient au patient d'établir la réalité et l'ampleur des préjudices qui résultent du fait qu'il n'a pas pu prendre certaines dispositions personnelles dans l'éventualité d'un accident, la souffrance morale qu'il a endurée lorsqu'il a découvert, sans y avoir été préparé, les conséquences de l'intervention doit, quant à elle, être présumée. Dans les circonstances de l'espèce, le préjudice d'impréparation subi par Mme D... peut être évalué à 2 000 euros, qu'il y a lieu de mettre intégralement à la charge de l'hôpital.
En ce qui concerne les préjudices après consolidation :
S'agissant des frais divers :
23. Si Mme D... a exposé des frais afin de se faire assister d'un médecin conseil dans le cadre des opérations d'expertise, il résulte de l'instruction que les trois factures correspondantes ont été adressées à la société d'assurances Pacifica, dont il n'est pas établi qu'elle ne les aurait pas prises en charge. En revanche, la somme de 189 euros correspondant aux frais de photocopies et d'envoi de son dossier médical aux experts, sapiteurs et conseil peut être admise.
S'agissant des frais de déplacement :
24. Dans le cadre des opérations d'expertise, Mme D... a dû se rendre à deux reprises à la clinique La Croix du Sud à Quint Fonsegrives (Haute-Garonne) puis une fois à Toulouse. Elle a ainsi parcouru une distance totale de 1 148 kilomètres. Au vu du certificat d'immatriculation produit à l'instance, correspondant à un véhicule d'une puissance fiscale de 4 chevaux et du barème kilométrique correspondant, les frais exposés peuvent être évalués à 600 euros. En l'absence de tout justificatif, le coût des péages ne peut être pris en compte dès lors que la réalité de la dépense n'est pas établie.
S'agissant de l'assistance par une tierce personne :
25. Le besoin permanent d'assistance par une tierce personne a été évalué par l'expert à quatre heures par semaine. Sur la base d'un coût horaire moyen de 13,90 euros, correspondant au salaire minimum brut moyen augmenté des charges sociales au cours de la période de 10 ans et demi en cause, et d'une année de 395 jours afin de tenir compte des congés payés hors fin de semaine et jours fériés, le préjudice pour la période échue courant du 31 août 2013 au 13 juin 2024, peut être fixé à 33 755 euros, et la part imputable au centre hospitalier de Libourne, compte tenu de la perte de chance, à 23 629 euros. Pour la période future, le préjudice représente, compte tenu d'un montant annuel évalué à 3 671 euros et d'un euro de rente viagère pour une femme de 57 ans de 29,843, la somme de 109 554 euros. La part imputable au centre hospitalier de Libourne peut ainsi être fixée à 76 688 euros.
26. Ainsi qu'il a été dit aux points 17 et 18, Mme D... n'est pas fondée à demander réparation d'un préjudice patrimonial lié à la nécessité de recourir à une garde d'enfants, en l'absence de tout justificatif.
S'agissant des pertes de gains professionnels et de l'incidence professionnelle :
27. Ainsi qu'il a été dit, Mme D... qui occupait un emploi d'agent d'entretien à temps partiel depuis le 1er octobre 2003 était, à la date de l'accident médical survenu le 5 décembre 2012, en arrêt de travail pour ses problèmes lombaires depuis le 31 octobre 2009, soit depuis plus de trois ans. Au cours de l'expertise, le sapiteur a estimé que ses douleurs lombaires étaient à l'origine d'un déficit fonctionnel permanent compris entre 20 et 25 %. Les circonstances que Mme D... n'a pas été déclarée à cette époque-là en invalidité et qu'elle continuait à avoir une vie sociale ne sont pas de nature à établir que l'accident médical et la complication qui s'en est suivie lui auraient fait perdre des revenus professionnels, pas plus qu'il n'est démontré que son licenciement pour inaptitude le 15 décembre 2014 serait en lien avec les conséquences de l'intervention chirurgicale.
28. En se bornant à soutenir qu'elle n'a pas été en mesure de reprendre une activité professionnelle, Mme D... ne démontre pas avoir subi un préjudice d'incidence professionnelle du fait de la prise en charge de la perforation intestinale.
S'agissant des préjudices extra-patrimoniaux :
29. Il résulte de l'instruction, et notamment du rapport d'expertise, que Mme D... conserve un taux de déficit fonctionnel de 10 % en raison de séquelles digestives, liées à des reflux gastro-œsophagiens, des douleurs abdominales diffuses et spastiques et des troubles du transit avec épisodes diarrhéiques. Ces séquelles nécessitent un suivi médical régulier et un traitement, entraînent des contraintes diététiques et ont des incidences sociales. L'intéressée est également affectée d'un déficit fonctionnel évalué à 10 % en raison des conséquences psychiatriques, directement liées au retard de diagnostic de la complication et aux souffrances éprouvées à la suite de la deuxième intervention. Elle présente depuis un syndrome psycho-traumatique d'intensité forte avec une dimension dépressive significative et une charge anxieuse importante. Si l'expert retient également un taux de 10 % en lien avec une fibromyalgie, il n'est pas établi, alors que Mme D... souffrait déjà d'importantes douleurs rachidiennes l'ayant amenée à cesser de travailler, que cette maladie soit en lien direct avec la faute commise par le centre hospitalier. Dans ces conditions, le déficit fonctionnel permanent peut être évalué à 20 % et être fixé, compte tenu de son âge à la date de la consolidation (47 ans), à la somme de 30 000 euros. L'indemnisation incombant au centre hospitalier, compte tenu du taux de perte de chance, s'élève à 21 000 euros.
30. Le préjudice esthétique dont Mme D... demeure atteinte en raison de la cicatrice de laparotomie, coté à 1 sur une échelle de 7, peut être évalué à 1 000 euros et doit être mis intégralement à la charge du centre hospitalier de Libourne.
31. En faisant valoir qu'elle ne peut plus pratiquer régulièrement la marche, Mme D... ne fait pas état d'un préjudice d'agrément spécifique qui serait distinct des troubles dans les conditions d'existence, déjà réparés au titre du déficit fonctionnel permanent. Par suite, elle n'est pas fondée à soutenir que le tribunal aurait fait une évaluation insuffisante de ce préjudice en lui allouant la somme de 2 000 euros.
32. Selon l'expertise, Mme D... conserve un préjudice sexuel, lié à la sensibilité au moindre toucher, aux douleurs, à la perte de désir et au complexe résultant de l'aspect de son ventre. Dans ces conditions, ce préjudice peut être évalué à 4 000 euros et la part imputable au centre hospitalier à 2 800 euros.
33. Il résulte de tout ce qui précède que la somme que le centre hospitalier de Libourne a été condamné à verser à Mme D... doit être ramenée de 224 801,83 euros à 145 685 euros.
Sur les droits de la caisse :
34. Il résulte de l'instruction que la CPAM de la Gironde a exposé au bénéfice de son assurée sociale, Mme D..., la somme de 88 417,60 euros au titre des frais d'hospitalisation à compter du 7 décembre 2012, de laquelle doit être retranché le coût d'une journée d'hospitalisation liée à l'opération de reprise, soit 1 760 euros. Elle justifie également avoir déboursé 1 454,58 euros au titre des frais médicaux, 57,13 euros au titre des frais pharmaceutiques, 30,92 euros au titre des frais de transport, exposés en janvier et février 2013, et 291,04 euros au titre de frais médicaux exposés entre le 3 octobre 2013 et le 15 décembre 2017. Le montant total s'élève ainsi à 88 491,27 euros, duquel il convient de retrancher une somme de 12,50 euros de franchise. Le lien entre ces prestations et le retard fautif de prise en charge est suffisamment établi par l'attestation d'imputabilité du médecin conseil, produite par la caisse. Par suite, et en tenant compte du taux de perte de chance, le centre hospitalier doit être condamné à verser à la CPAM de la Gironde la somme de 61 935,14 euros.
Sur les intérêts :
35. Par le jugement attaqué, Mme D... a obtenu que l'indemnité allouée soit assortie des intérêts au taux légal à compter de l'enregistrement de sa demande devant le tribunal, soit le 24 septembre 2018. Ces intérêts ne pouvant courir qu'à compter de la sommation de payer adressée au débiteur, Mme D... n'est pas fondée à demander, pour la première fois en appel, que leur point de départ soit fixé, pour les préjudices patrimoniaux, à la date de consolidation.
Sur les frais liés au litige :
36. D'une part, le jugement attaqué a mis les frais d'expertise, liquidés à la somme de 3 981,93 euros, à la charge du centre hospitalier de Libourne. Par suite, les conclusions présentées à cette fin par Mme D..., l'ONIAM et la CPAM de la Gironde sont sans objet.
37. D'autre part, les dispositions de l'article L.761-1 du code de justice administrative font obstacle à ce que soit mise à la charge du centre hospitalier de Libourne, qui n'est pas la partie perdante dans la présente instance, les sommes que Mme D..., l'ONIAM et la CPAM de la Gironde demandent chacun au titre des frais exposés et non compris dans les dépens. Dans les circonstances de l'espèce, il n'y a pas lieu de mettre à la charge de Mme D... la somme que le centre hospitalier de Libourne demande au même titre, ni de mettre à la charge du centre hospitalier de Libourne la somme de 13 euros demandée par la CPAM de la Gironde au titre des frais de plaidoirie.
DECIDE :
Article 1er : La somme que le centre hospitalier de Libourne a été condamné à verser à Mme D... est ramenée de 224 801,83 euros à 145 685 euros.
Article 2 : La somme que le centre hospitalier de Libourne a été condamné à verser à la CPAM de la Gironde est ramenée de 90 238,77 euros à 61 935,14 euros.
Article 3 : Le jugement du tribunal administratif de Bordeaux du 4 janvier 2022 est réformé en ce qu'il a de contraire au présent arrêt.
Article 4 : Le surplus des conclusions des parties est rejeté.
Article 5 : Le présent arrêt sera notifié au centre hospitalier de Libourne, à Mme A... D..., à la caisse primaire d'assurance maladie de la Gironde et à l'Office national d'indemnisation des accidents médicaux, des affections iatrogènes et des infections nosocomiales. Copie en sera adressée au Dr C..., au Pr E... et au Dr B....
Délibéré après l'audience du 21 mai 2024 à laquelle siégeaient :
M. Luc Derepas, président,
Mme Catherine Girault, présidente,
M. Olivier Cotte, premier conseiller.
Rendu public par mise à disposition au greffe, le 13 juin 2024.
Le rapporteur,
Olivier Cotte
Le président,
Luc Derepas
La greffière,
Virginie Guillout
La République mande et ordonne à la ministre du travail, de la santé et des solidarités en ce qui la concerne ou à tous commissaires de justice à ce requis en ce qui concerne les voies de droit commun contre les parties privées, de pourvoir à l'exécution de la présente décision.
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N° 22BX00738