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02/05/2024 | FRANCE | N°22BX00586

France | France, Cour administrative d'appel de BORDEAUX, 2ème chambre, 02 mai 2024, 22BX00586


Vu la procédure suivante :



Procédure contentieuse antérieure :



M. B... A... a demandé au tribunal administratif de Bordeaux d'ordonner avant dire droit une expertise pour déterminer l'ampleur des préjudices résultant de l'infection qu'il a contractée lors de l'intervention chirurgicale du 9 mai 2013 et de condamner in solidum le centre hospitalier universitaire (CHU) de Bordeaux et la société hospitalière d'assurances mutuelles (SHAM) à lui verser une provision de 50 000 euros à valoir sur l'indemnisation de son entier préjudice.
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Par un jugement avant-dire droit n° 1901207 du 30 juin 2020, le tribunal administ...

Vu la procédure suivante :

Procédure contentieuse antérieure :

M. B... A... a demandé au tribunal administratif de Bordeaux d'ordonner avant dire droit une expertise pour déterminer l'ampleur des préjudices résultant de l'infection qu'il a contractée lors de l'intervention chirurgicale du 9 mai 2013 et de condamner in solidum le centre hospitalier universitaire (CHU) de Bordeaux et la société hospitalière d'assurances mutuelles (SHAM) à lui verser une provision de 50 000 euros à valoir sur l'indemnisation de son entier préjudice.

Par un jugement avant-dire droit n° 1901207 du 30 juin 2020, le tribunal administratif de Bordeaux a décidé une expertise et a rejeté la demande de provision.

Par un jugement n° 1901207 du 21 décembre 2021, le tribunal a condamné le CHU de Bordeaux et la SHAM à verser à M. A... la somme de 49 369,33 euros et mis à leur charge les dépens pour un montant de 2 200 euros.

Procédure devant la cour :

Par une requête et un mémoire, enregistrés les 21 février et 29 août 2022, M. A..., représenté par la SELARL Cazals-Rudebeck, demande à la cour :

1°) de réformer le jugement du tribunal administratif de Bordeaux

du 21 décembre 2021 en tant qu'il a limité l'indemnisation de ses préjudices temporaires ;

2°) de qualifier la somme de 49 369,33 euros, allouée par le tribunal, comme une provision et non comme une liquidation définitive de certains chefs de préjudice ;

3°) d'ordonner une nouvelle expertise afin de déterminer l'ampleur des préjudices subis.

Il soutient que :

- alors que les experts ont indiqué la nécessité de le revoir un an après la dernière intervention, qui a eu lieu le 7 juillet 2020, afin de pouvoir tenir compte de la consolidation de son état de santé, il doit être fait droit à sa demande de nouvelle expertise au contradictoire du CHU et de son assureur puisque la première infection nosocomiale a été contractée au décours d'une intervention pratiquée dans cet établissement, de l'ONIAM puisque ce dernier peut être en définitive le débiteur de l'obligation d'indemniser si le taux de déficit fonctionnel permanent est supérieur à 25 %, et des cliniques mutualistes de Pessac et du Médoc dès lors que les experts ont souligné la nécessité de les entendre sur l'origine de la seconde infection nosocomiale ; il pourrait être désigné le même expert que celui qui a établi le rapport du 9 mars 2021 ;

- il n'a sollicité devant le tribunal qu'une provision ; en accordant une indemnisation à titre définitif, le tribunal a statué ultra petita, d'autant que cela fait obstacle à ce qu'il bénéficie d'une réparation intégrale de son préjudice ; les postes de préjudices qu'il avait évoqués dans sa demande étaient incomplets, susceptibles d'évolution et non exhaustifs ; il ne peut y avoir de liquidation définitive de postes de préjudices pour lesquels les experts n'ont retenu qu'une cotation plancher, susceptible d'évoluer au moment de la consolidation, ou qui continuent de courir, ou qui ne peuvent être évalués qu'après consolidation ; la somme allouée de 49 369,33 euros ne peut donc être qu'une provision ;

- le CHU n'est pas fondé à contester le fait d'être condamné au versement d'une provision dans l'attente de la consolidation de l'état de santé, dès lors que la preuve d'un lien de causalité entre le séjour dans l'établissement et l'existence de l'infection suffit à mettre en jeu sa responsabilité ; le débiteur définitif de l'obligation d'indemnisation ne peut être connu qu'après consolidation, et un transfert de charge à l'ONIAM peut avoir lieu si le seuil de gravité est atteint, avec pour corollaire la possibilité pour l'établissement hospitalier d'obtenir le remboursement de l'indemnité provisionnelle versée ; cette possibilité de remboursement est expressément prévue par l'article L. 1142-21 du code de la santé publique en cas d'aggravation du dommage lié à une infection nosocomiale ou dans le cadre de la procédure amiable devant les commissions de conciliation et d'indemnisation.

Par deux mémoires enregistrés les 28 avril 2022 et 12 avril 2023, l'Office national d'indemnisation des accidents médicaux, des affections iatrogènes et des infections nosocomiales, représenté par la SELARL Birot-Ravaut et associés, conclut au rejet de la requête, à sa mise hors de cause dans le cadre d'une nouvelle expertise et à ce que soient mis à la charge solidaire du CHU de Bordeaux et de la SHAM la somme de 2 500 euros sur le fondement de l'article L. 761-1 du code de justice administrative ainsi que les dépens.

Il fait valoir que :

- aucune demande indemnitaire n'a été formulée à l'encontre de l'ONIAM ;

- en l'absence de consolidation, l'indemnisation ne peut être mise à la charge de l'ONIAM ; en ne conditionnant pas la responsabilité de l'établissement de santé à l'existence d'une incapacité permanente, l'article L. 1142-1 du code de la santé publique couvre l'hypothèse de l'absence de consolidation de la victime ; d'ailleurs, aucune disposition ne prévoit qu'en cas de déficit fonctionnel inférieur ou égal à 25 %, l'ONIAM soit remboursé des sommes versées à la victime ;

- à supposer que le dommage subi par M. A... provienne d'une infection nosocomiale, ce que l'expert judiciaire n'affirme pas expressément, l'intéressé n'apporte aucun élément médical de nature à démontrer que son taux de déficit fonctionnel permanent serait susceptible d'être supérieur à 25 % ; l'expertise judiciaire, réalisée après que toutes les interventions chirurgicales aient eu lieu, retient un taux de déficit fonctionnel de 10 % en lien avec l'infection nosocomiale, une fois déduit un taux de 5 % provenant d'un état antérieur ; par conséquent, les conditions d'indemnisation au titre de la solidarité nationale ne sont pas réunies ; comme l'a jugé le tribunal, l'ONIAM ne peut qu'être mis hors de cause ; il n'y a pas lieu, si une nouvelle expertise devait être ordonnée, de la faire au contradictoire de l'ONIAM ;

Par un mémoire, enregistré le 4 mai 2022, la clinique mutualiste du Médoc, représentée par la SCP Dicé avocats, conclut au rejet de la requête et des conclusions de l'ONIAM et à ce que soient mis à la charge du requérant la somme de 2 500 euros sur le fondement des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative ainsi que les dépens. Subsidiairement, en cas de nouvelle expertise, elle sollicite que l'expert à désigner établisse la part des responsabilités imputable à chaque établissement et distingue les préjudices propres à chaque processus infectieux.

Elle fait valoir que :

- il ressort du rapport d'expertise que si des germes ont été contractés en clinique privée, les symptômes sont les mêmes que ceux qui existaient auparavant et qui résultent de l'infection nosocomiale contractée le 9 mai 2013 ; le CHU et son assureur sont responsables de l'intégralité du dommage ; si M. A... sollicite une nouvelle expertise, il lui appartient de justifier de son état de consolidation ;

- à supposer qu'une nouvelle expertise soit ordonnée, les préjudices propres à chaque infection nosocomiale doivent être distingués, de façon à pouvoir déterminer la part de responsabilité imputable à chaque établissement ; il semble prématuré de mettre hors de cause l'ONIAM alors que les préjudices définitifs ne sont pas définis et le taux de déficit fonctionnel permanent n'est pas fixé.

Par deux mémoires en défense, enregistrés les 30 mai 2022 et 27 novembre 2023, le CHU de Bordeaux et la SHAM, représentés par le cabinet Le Prado Gilbert, concluent au rejet de la requête et des conclusions de l'ONIAM et de la caisse de sécurité sociale et demandent la réformation du jugement en tant qu'il les a condamnés à indemniser M. A... et a mis les dépens à leur charge. Subsidiairement, ils ne s'opposent pas à une nouvelle expertise et demandent que les indemnités allouées soient ramenées à de plus justes proportions.

Ils font valoir que :

- c'est à tort que les premiers juges ont retenu la responsabilité du CHU et mis hors de cause l'ONIAM alors même que l'état de M. A... n'est pas consolidé et qu'il n'est pas possible de conclure, en l'état, que le taux de déficit fonctionnel permanent ne sera pas supérieur à 25 % ; il ressort des rapports d'expertise que le taux de déficit fonctionnel permanent ne peut être évalué avant la consolidation de l'état de santé de M. A... et que seul un taux plancher a pu être indiqué ; une éventuelle aggravation des séquelles physiques ou l'apparition de séquelles psychiques aurait pour effet de majorer le taux de déficit fonctionnel permanent ; dès lors qu'il existe un doute sur la personne qui doit supporter la charge de l'indemnisation, ils ne pouvaient être condamnés à réparer les préjudices d'ores et déjà subis, d'autant que le jugement ne se borne pas à octroyer une provision, comme le demandait pourtant M. A... ;

- selon l'expertise, M. A... a été victime de deux infections, la première lors de l'intervention du 9 mai 2013 au CHU, la seconde lors d'une nouvelle intervention

le 6 juin 2017 dans une clinique ; les experts ont estimé que les infections contractées ultérieurement dans les cliniques privées ne sont pas sans lien avec les séquelles subies et aucune conclusion ne peut être tirée sans que les cliniques n'aient été entendues ; les germes contractés après le 9 mai 2013 ont bien concouru pour leur propre part à la réalisation du dommage ;

- l'indemnisation accordée au titre des frais d'assistance par une tierce personne pour la période du 5 avril 2016 au 31 mai 2018 doit être ramenée à de plus justes proportions, dès lors que le besoin d'une assistance pour les périodes de déficit fonctionnel temporaire de classe IV, non retenu par les experts, n'apparaît pas justifié ;

- l'indemnisation du déficit fonctionnel temporaire est excessive, le taux de 21 euros par jour pour une incapacité totale étant surévalué ;

- en l'absence de consolidation, aucune somme ne pouvait être allouée pour

le préjudice esthétique permanent ; au demeurant, l'indemnisation ne saurait excéder 2 000 euros ;

- la mise hors de cause de l'ONIAM apparaît prématurée, de même que celle des cliniques privées, puisque la seconde infection a pu avoir une incidence sur l'étendue des séquelles ; ces établissements doivent être représentés dans le cadre de la nouvelle expertise ;

- la demande de M. A... de versement d'une provision de 49 369,33 euros ne peut qu'être rejetée faute de consolidation de son état de santé ;

- il doit en aller de même des conclusions de la caisse ; en tout état de cause, elles sont irrecevables dès lors que la caisse a été régulièrement mise en cause en première instance et qu'elle n'a présenté aucune conclusion tendant au remboursement des débours exposés après le dépôt du rapport d'expertise ; ses conclusions d'appel tendant à cette fin sont donc nouvelles ; à titre subsidiaire, ses conclusions sont non fondées dès lors qu'en l'absence d'attestation d'imputabilité, il n'est pas possible d'établir un lien entre les débours et l'infection nosocomiale ; l'expertise ne s'est pas prononcée sur les arrêts de travail imputables ou sur les préjudices permanents ; en outre, alors que le recours des tiers payeurs s'exerce poste par poste sur les seules indemnités qui réparent des préjudices qu'elles ont pris en charge, M. A... n'a présenté aucune demande au titre des préjudices permanents.

Par deux mémoires, enregistrés les 8 novembre et 8 décembre 2023, la caisse primaire d'assurance maladie du Puy-de-Dôme, venant aux droits et obligations des caisses locales déléguées pour la sécurité sociale des travailleurs indépendants, représentée

par Me de Boussac-Di Pace, demande :

1°) la réformation du jugement en tant qu'il a rejeté le surplus des conclusions, et notamment la demande d'expertise de M. A... ;

2°) la tenue d'une nouvelle expertise ;

3°) la condamnation du CHU de Bordeaux et de la SHAM à lui verser la somme, arrêtée provisoirement au 21 mai 2019, de 111 935,83 euros en réparation des prestations servies à son assuré social ;

4°) la mise à la charge solidaire du CHU de Bordeaux et de la SHAM des sommes de 1 000 euros sur le fondement de l'article L. 761-1 du code de justice administrative et de 13 euros au titre des droits de plaidoirie, ainsi que des dépens.

Elle fait valoir que :

- il ressort des deux rapports d'expertise que l'infection dont a été victime M. A... a été contractée lors de l'intervention chirurgicale du 9 mai 2013 ; c'est donc à bon droit que la responsabilité du CHU et de son assureur a été retenue ;

- contrairement à ce que soutiennent le CHU et son assureur, la caisse n'entend pas obtenir le remboursement de sa créance provisoire, mais sollicite que son droit à indemnisation soit reconnu et qu'il soit sursis à statuer sur le montant de l'indemnité définitive due ;

- en l'absence de consolidation de l'état de santé de son assuré, elle n'est pas en mesure d'évaluer sa créance définitive.

Vu les autres pièces du dossier.

Vu :

- le code de la santé publique ;

- le code de justice administrative.

Les parties ont été régulièrement averties du jour de l'audience.

Ont été entendus au cours de l'audience publique :

- le rapport de M. Olivier Cotte,

- les conclusions de Mme Charlotte Isoard, rapporteure publique,

- les observations de Me Poultier, substituant Me Rudebeck, représentant M. A..., qui indique en réponse à une question de la cour qu'elle n'a pas été en mesure de recueillir des documents sur l'éventuelle consolidation de l'intéressé, qui aurait subi une nouvelle opération à l'été 2023 ;

-et les observations de Me Maissin, représentant la clinique mutualiste du Médoc, et de Me Vienot, représentant la CPAM du Puy-de-Dôme.

Considérant ce qui suit :

1. M. A..., alors âgé de 52 ans, a fait une chute de deux mètres sur son lieu de travail le 4 mai 2013. Porteur de deux prothèses totales de hanche depuis 2000, il a présenté une fracture du fémur en regard de sa prothèse gauche. Pris en charge par le centre hospitalier universitaire (CHU) de Bordeaux, il a subi, le 9 mai, une intervention chirurgicale destinée à changer la tige fémorale de sa prothèse, avec ostéosynthèse du fémur. Les suites de l'opération ont été marquées notamment par de la fièvre, des douleurs au niveau du gros orteil gauche et une anémie, ce qui a conduit à la mise en place d'un traitement médicamenteux. Moins de trois ans plus tard, il a présenté de vives douleurs de la cuisse gauche, et les examens pratiqués ont permis de constater une cassure de la tige prothétique fémorale. Le changement de sa prothèse a été réalisé à la clinique mutualiste de Pessac le 15 mars 2016. Les prélèvements biologiques réalisés au cours de l'opération ont révélé la présence du germe propionibacterium acnes, qui a justifié une antibiothérapie. Bien que les prélèvements bactériologiques d'août 2016 et mai 2017 soient revenus stériles, la persistance des douleurs a justifié la dépose complète de la prothèse le 6 juin 2017 dans les services de la clinique mutualiste du Médoc. Les prélèvements bactériologiques effectués à cette occasion se sont révélés positifs à deux germes, un staphylococcus epidermidis meti sensible

et un propionibacterium acnes. Après une nouvelle antibiothérapie, une nouvelle prothèse

de hanche a été posée le 4 octobre 2017. Lors d'une tentative de greffe osseuse,

le 26 novembre 2018, à la clinique mutualiste de Pessac, la présence d'un nouveau germe, staphylococcus lugdunensis, a été constatée. Une nouvelle intervention de greffe osseuse a eu lieu le 29 octobre 2019. La prothèse a toutefois dû être déposée le 27 janvier 2020 après la découverte de nouvelles infections, qui ont persisté malgré le changement du spacer et un lavage articulaire. Une nouvelle prothèse a été installée le 9 juillet 2020 au CHU de Bordeaux.

2. M. A... a saisi la commission de conciliation et d'indemnisation (CCI) d'Aquitaine. L'expertise rendue le 17 septembre 2018 à la demande de la commission a retenu l'existence d'un lien entre le dommage et une infection nosocomiale contractée lors de l'intervention chirurgicale du 9 mai 2013. Sans attendre l'avis de la CCI, M. A... a saisi le tribunal administratif de Bordeaux afin de solliciter d'une part l'organisation d'une expertise avant dire droit pour évaluer l'étendue de ses préjudices et d'autre part le versement par le CHU de Bordeaux et la SHAM, son assureur, d'une provision de 50 000 euros. Par un jugement avant dire droit du 30 juin 2020, le tribunal administratif de Bordeaux a décidé d'une expertise et a rejeté la demande de provision au motif que l'état de l'instruction ne permettait pas de statuer sur l'engagement de la responsabilité du CHU, ni de déterminer qui, du CHU ou de l'ONIAM, devait supporter la charge d'une éventuelle indemnité. Après dépôt du rapport d'expertise et de son complément les 10 mars et 18 mai 2021, le tribunal, par un jugement du 21 décembre 2021, a condamné le CHU de Bordeaux et la SHAM à verser à M. A... la somme de 49 369,33 euros et mis à leur charge les dépens pour un montant de 2 200 euros. Par la présente requête, M. A... demande la réformation du jugement en tant, d'une part, qu'il a rejeté sa demande d'expertise et limité le montant des sommes versées et, d'autre part, qu'il a procédé à la liquidation définitive de certains chefs de préjudice et non à la détermination d'une provision. Le CHU de Bordeaux et la SHAM demandent la réformation du jugement en tant qu'il les a condamnés et a mis la moitié des dépens à leur charge. La caisse primaire d'assurance maladie du Puy-de-Dôme, venant aux droits et obligations des caisses locales déléguées pour la sécurité sociale des travailleurs indépendants, demande la réformation du jugement en tant qu'il a rejeté le surplus des demandes, et sollicite la tenue d'une nouvelle expertise et que ses droits soient réservés.

Sur la régularité du jugement attaqué :

3. Ainsi que le fait valoir M. A..., les premiers juges, qui n'étaient saisis que d'une demande de provision dans l'attente de l'expertise et de la fixation d'une date de consolidation, ne pouvaient liquider définitivement les préjudices, même seulement temporaires, sans se méprendre sur la portée des conclusions qui leur étaient présentées. Dans ces conditions, le jugement doit être annulé en tant qu'il a statué sur les conclusions à fins de provisions de M. A... et il y a lieu de statuer par voie d'évocation sur les demandes qu'il a présentées.

Sur le bien-fondé du jugement attaqué :

4. Aux termes de l'article L. 1142-1 du code de la santé publique : " I. (...) / Les établissements, services et organismes susmentionnés sont responsables des dommages résultant d'infections nosocomiales, sauf s'ils rapportent la preuve d'une cause étrangère (...) ". Aux termes de l'article L. 1142-1-1 de ce code : " Sans préjudice des dispositions du septième alinéa de l'article L. 1142-17, ouvrent droit à réparation au titre de la solidarité nationale : / 1° Les dommages résultant d'infections nosocomiales dans les établissements, services ou organismes mentionnés au premier alinéa du I de l'article L. 1142-1 correspondant à un taux d'atteinte permanente à l'intégrité physique ou psychique supérieur à 25 % déterminé par référence au barème mentionné au II du même article, ainsi que les décès provoqués par ces infections nosocomiales ; (...) ".

5. Doit être regardée comme présentant un caractère nosocomial au sens du 1° de l'article L. 1142-1-1 du code de la santé publique une infection survenant au cours ou au décours de la prise en charge d'un patient et qui n'était ni présente, ni en incubation au début de celle-ci, sauf s'il est établi qu'elle a une autre origine que la prise en charge.

En ce qui concerne l'utilité d'une expertise :

6. Aux termes de l'article R. 621-1 du code de justice administrative : " La juridiction peut, soit d'office, soit sur la demande des parties ou de l'une d'elles, ordonner, avant dire droit, qu'il soit procédé à une expertise sur les points déterminés par sa décision. (...) ".

7. Il résulte de l'instruction, et notamment des deux rapports d'expertise sollicités par la CCI et le tribunal, que le dommage subi par M. A... résulte d'une infection à propionibacterium acnes, contractée au CHU de Bordeaux le 9 mai 2013, lors de l'intervention chirurgicale de changement de la tige fémorale de sa prothèse gauche avec ostéosynthèse du fémur. Cette infection présente un caractère nosocomial dès lors qu'elle est survenue au décours de la prise en charge de M. A..., ce que le CHU ne conteste pas, et la circonstance que les premiers symptômes se soient déclarés près de trois ans plus tard est sans incidence, selon les experts, sur cette qualification.

8. Les experts judiciaires, qui ont rendu leur rapport définitif le 18 mai 2021, ont estimé que l'état de santé de M. A... n'était pas consolidé, et que si une incapacité permanente partielle était prévisible, son importance ne pourrait être évaluée qu'après la consolidation et, en tout état de cause, un an après la dernière intervention pratiquée. Si M. A... se prévaut de ces conclusions pour solliciter une nouvelle expertise afin d'évaluer l'étendue des préjudices subis, les pièces médicales qu'il produit pour la période courant jusqu'en juillet 2021, composées d'ordonnances, d'analyses biologiques et d'un compte-rendu d'échographie ne permettent pas d'estimer que son état de santé se serait stabilisé. Le compte-rendu d'échographie du 17 juin 2021 fait ainsi le constat d'une collection fémorale nécessitant un avis spécialisé qui n'est pas fourni, et les dernières analyses biologiques démontrent une vitesse de sédimentation et une protéine C réactive trop importantes. Dans ces conditions, alors même qu'un délai de plus de trois ans et demi s'est écoulé depuis la dernière intervention, les éléments du dossier ne permettent pas de penser qu'une nouvelle expertise pourrait être utilement ordonnée afin de fixer une date de consolidation et d'évaluer l'ensemble des préjudices subis.

En ce qui concerne la demande de provision :

9. Au vu de leurs constatations cliniques faisant ressortir une " douleur à partir de 30° de flexion de hanche ", une " douleur à la rotation interne de hanche et à la rotation externe à partir de 20° de part et d'autre de l'axe médian " et une " abduction de 10° maximum ", les experts judiciaires ont évalué le déficit fonctionnel que devrait conserver M. A... après consolidation de son état, à un taux de 15 à 20 %, duquel doit être retranché un taux de 5 % au titre de l'état antérieur, M. A... étant déjà porteur de deux prothèses totales de hanche. Au demeurant, le barème d'évaluation des taux d'incapacité des victimes d'accidents médicaux, d'affections iatrogènes ou d'infections nosocomiales mentionné à l'article D. 1142-2 du code de la santé publique et figurant à l'annexe 11-2 du code envisage soit, pour la " limitation de la flexion, de l'abduction et de la rotation externe dans le secteur de mobilité utile de la hanche ", un taux d'incapacité permanente partielle de 8 à 15 % , soit, pour la " raideur de hanche en attitude vicieuse : flexum, rotation interne, adduction ", un taux d'incapacité permanente partielle de 20 à 25 %. Dans l'une comme dans l'autre hypothèse, il y aurait lieu de déduire 5% au titre de l'état antérieur. Dans ces conditions, il ne résulte pas de l'instruction, en l'état du dossier, que le taux de déficit fonctionnel permanent que va conserver M. A... du fait de l'infection nosocomiale pourrait dépasser 25 %. Par suite, la provision demandée par M. A... ne peut qu'être mise à la charge solidaire du CHU de Bordeaux et de son assureur. Ceux-ci ne peuvent utilement faire valoir que M. A... aurait contracté de nouveaux germes postérieurement à son séjour au CHU dès lors que ces infections postérieures n'ont pu se développer qu'en raison de la première infection nosocomiale. Le CHU de Bordeaux et son assureur ne sont pas davantage fondés à soutenir que la demande de provision devrait être rejetée en raison de l'absence de consolidation de l'état de santé de M. A..., alors que cette situation ne fait pas obstacle à l'existence d'une créance non sérieusement contestable pour les préjudices temporaires.

10. Selon l'expertise judiciaire, M. A... a subi un déficit fonctionnel temporaire total durant 191 jours, correspondant à ses hospitalisations, de 50 % pendant 638 jours

et de 25 % pendant 748 jours. Sur la base d'une indemnisation de 20 euros par jour d'incapacité temporaire totale, il peut être alloué une provision de 13 940 euros au titre de l'incapacité temporaire.

11. Il résulte de l'instruction que M. A... a eu besoin de l'assistance d'une tierce personne à raison d'une heure par jour pendant les périodes d'incapacité partielle de 50 %

soit 638 jours. Si l'expertise diligentée par la CCI en 2018 avait également admis un besoin pour des périodes d'incapacité de 75 %, une telle incapacité n'a pas été reprise par les experts judiciaires qui se sont prononcés en 2021 et qui n'ont retenu que des périodes d'incapacité totale ou partielle à hauteur de maximum 50%. En retenant un coût horaire de 13,75 euros correspondant au SMIC horaire moyen durant cette période de 638 jours, tenant compte des charges patronales et des majorations de rémunération pour travail du dimanche, et une année de 412 jours pour prendre en compte des droits à congés, il peut être alloué à M. A... une provision de 9 900 euros.

12. Les montants alloués par le tribunal pour les frais divers, les souffrances endurées et le préjudice esthétique temporaire, respectivement 5 120,57 euros, 10 000 euros et 3 000 euros, ne sont pas contestés. Par suite, il y a lieu d'accorder une provision d'un montant global de 18 120,57 euros pour ces trois chefs de préjudice, à valoir sur l'indemnisation définitive.

13. Il n'y a pas lieu d'accorder une provision pour le préjudice esthétique permanent, dès lors que l'état de santé de M. A... n'est, ainsi qu'il a été dit, pas consolidé.

14. Il résulte de ce qui précède que le montant de la créance de M. A... sur le CHU de Bordeaux et son assureur n'est pas sérieusement contestable à une hauteur qui peut être raisonnablement évaluée à 42 000 euros.

En ce qui concerne les conclusions de la caisse :

15. Il résulte des dernières écritures présentées par la CPAM du Puy-de-Dôme qu'elle n'entend pas obtenir le remboursement de sa créance provisoire, qui s'élève

à 111 935,83 euros, mais seulement que son droit à indemnisation soit reconnu et qu'il soit sursis à statuer sur le montant de l'indemnité définitive due. Dans ces conditions, ses conclusions par lesquelles elle demande, de manière contradictoire, la condamnation du CHU de Bordeaux et de la SHAM à lui verser ladite somme, au demeurant non assorties d'une attestation d'imputabilité à la seule infection nosocomiale, ne peuvent être que rejetées.

Sur les frais liés au litige :

16. En premier lieu, il n'y a pas lieu de remettre en cause le jugement attaqué en tant qu'il a mis les dépens, pour un montant de 2 200 euros, à la charge du CHU et de son assureur, la SHAM.

17. En second lieu, dans les circonstances de l'espèce, il n'y a pas lieu de mettre à la charge du CHU de Bordeaux et de son assureur les sommes demandées par l'ONIAM ou la CPAM du Puy-de-Dôme sur le fondement des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative, pas plus que de mettre à la charge de M. A... la somme demandée par la clinique mutualiste du Médoc.

DÉCIDE :

Article 1er : Le jugement du tribunal administratif de Bordeaux du 21 décembre 2021 est annulé en tant qu'il a statué sur les conclusions indemnitaires de M. A....

Article 2 : Le CHU de Bordeaux et la société Relyens Mutual Insurance, venant aux droits de la SHAM, sont condamnés à verser à M. A..., à titre de provision, la somme

de 42 000 euros, à valoir sur l'indemnisation définitive de ses préjudices.

Article 3 : Le surplus des conclusions des parties est rejeté.

Article 4 : Le présent arrêt sera notifié à M. B... A..., au centre hospitalier universitaire de Bordeaux, à la société Relyens Mutual Insurance, à l'Office national d'indemnisation des accidents médicaux, des affections iatrogènes et des infections nosocomiales, à la caisse primaire d'assurance maladie du Puy-de-Dôme, à la clinique mutualiste du Médoc et à la clinique mutualiste de Pessac.

Délibéré après l'audience du 9 avril 2024 à laquelle siégeaient :

Mme Catherine Girault, présidente,

Mme Anne Meyer, présidente assesseure,

M. Olivier Cotte, premier conseiller.

Rendu public par mise à disposition au greffe, le 2 mai 2024.

Le rapporteur,

Olivier Cotte

La présidente,

Catherine Girault

Le greffier,

Fabrice Benoit

La République mande et ordonne à la ministre du travail, de la santé et des solidarités en ce qui la concerne ou à tous commissaires de justice à ce requis en ce qui concerne les voies de droit commun contre les parties privées, de pourvoir à l'exécution de la présente décision.

2

N° 22BX00586


Synthèse
Tribunal : Cour administrative d'appel de BORDEAUX
Formation : 2ème chambre
Numéro d'arrêt : 22BX00586
Date de la décision : 02/05/2024
Type de recours : Plein contentieux

Composition du Tribunal
Président : Mme GIRAULT
Rapporteur ?: M. Olivier COTTE
Rapporteur public ?: Mme ISOARD
Avocat(s) : SARL LE PRADO - GILBERT

Origine de la décision
Date de l'import : 12/05/2024
Fonds documentaire ?: Legifrance
Identifiant URN:LEX : urn:lex;fr;cour.administrative.appel;arret;2024-05-02;22bx00586 ?
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