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07/04/2022 | FRANCE | N°19BX03626

France | France, Cour administrative d'appel de Bordeaux, 2ème chambre, 07 avril 2022, 19BX03626


Vu la procédure suivante :

Procédure contentieuse antérieure :

La compagnie Groupama d'Oc a demandé au tribunal administratif de Bordeaux de condamner le centre hospitalier universitaire (CHU) de Bordeaux et l'Office national d'indemnisation des accidents médicaux, des maladies iatrogènes et des infections nosocomiales (ONIAM) à lui verser une provision de 1 534 779 euros correspondant aux sommes versées à la suite de l'infection nosocomiale contractée par Mme A... lors de sa prise en charge par le centre hospitalier, et de mettre à la charge du CHU de Bordeaux les fra

is d'expertise à hauteur de 1 875 euros.

Par un jugement n° 1601299 ...

Vu la procédure suivante :

Procédure contentieuse antérieure :

La compagnie Groupama d'Oc a demandé au tribunal administratif de Bordeaux de condamner le centre hospitalier universitaire (CHU) de Bordeaux et l'Office national d'indemnisation des accidents médicaux, des maladies iatrogènes et des infections nosocomiales (ONIAM) à lui verser une provision de 1 534 779 euros correspondant aux sommes versées à la suite de l'infection nosocomiale contractée par Mme A... lors de sa prise en charge par le centre hospitalier, et de mettre à la charge du CHU de Bordeaux les frais d'expertise à hauteur de 1 875 euros.

Par un jugement n° 1601299 du 23 juillet 2019, le tribunal administratif de Bordeaux a rejeté la requête.

Procédure devant la cour :

Par une requête, enregistrée le 6 septembre 2019, la compagnie Groupama d'Oc, représentée par Me Berger, demande à la cour :

1°) d'annuler le jugement du tribunal administratif de Bordeaux du 23 juillet 2019;

2°) de condamner le CHU de Bordeaux ou, à défaut, l'ONIAM, à lui verser une provision de 1 534 779 euros, avec intérêts au taux légal à compter du 5 mars 2015 et capitalisation des intérêts;

3°) de mettre à la charge du CHU de Bordeaux ou de l'ONIAM la moitié des frais des expertises ordonnées par la juridiction judiciaire et la juridiction administrative;

4°) de mettre à la charge du CHU de Bordeaux ou de l'ONIAM une somme de 5 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Elle soutient que :

- la responsabilité du CHU de Bordeaux est engagée à raison des fautes commises dans la prise en charge du traitement de l'infection nosocomiale contractée par Mme A...; lors de la survenue du choc septique le 30 juillet 2010, qui a entraîné des nécroses cutanées aux extrémités imposant de réaliser des amputations des jambes les 20 et 30 août suivants, l'établissement a tardé à mettre en place une antibiothérapie, et a utilisé un antibiotique inadapté aux germes en cause; ce retard fautif de 16 heures et la faute médicale tenant au caractère inadapté de l'antibiothérapie ont fait perdre à Mme A... une chance d'éviter le dommage évaluée par l'expert à 20 %; si l'acinétobacter baumanii n'a certes pas été retrouvé lors des prélèvements biologiques, probablement en raison de l'ancienne antibiothérapie effectuée, il était hautement probable que les germes identifiés le 15 juillet 2010 soient toujours présents; le changement d'antibiotique à partir du 2 août 2010 a d'ailleurs permis de traiter efficacement l'infection; le tribunal a écarté les fautes en se basant uniquement sur la première expertise, qui n'a pas été ordonnée par la juridiction administrative;

- la responsabilité du centre hospitalier est engagée à raison de la survenue de l'infection nosocomiale; cette infection est imputable à un acte médical, à savoir la ventilation médicale; en l'absence d'infection nosocomiale, Mme A... n'aurait pas subi une amputation des deux jambes; le caractère inévitable d'une infection n'est pas une cause exonératoire de responsabilité et le centre hospitalier ne démontre pas l'existence d'une cause étrangère; le tribunal s'est livré à une interprétation erronée de l'article L. 1142-1 du code de la santé publique en estimant que, le taux de déficit fonctionnel étant supérieur à 25%, le centre hospitalier n'était pas tenu d'assurer la réparation du dommage; cela aboutit à un refus de toute indemnisation de l'assureur subrogé dans les droits de la victime; si l'ONIAM n'est pas tenu de l'indemniser, alors cette indemnisation doit être mise à la charge du centre hospitalier;

- si ses conclusions dirigées contre le centre hospitalier étaient rejetées, il conviendrait alors de condamner l'ONIAM à l'indemniser; le caractère nosocomial de l'infection est en l'espèce démontré;

- l'expertise ordonnée par la juridiction administrative distingue les préjudices qui auraient été subis en l'absence d'infection de ceux effectivement subis;

- elle sollicite une provision correspondant à 75 % des sommes de 545 000 euros et 1 126 029 euros versées à titre provisionnel, respectivement, à Mme A... et à l'organisme social.

Par un mémoire en défense, enregistré le 27 décembre 2019, l'ONIAM conclut au rejet de la requête et à la mise à la charge de la compagnie Groupama d'Oc d'une somme de 2 500 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Il soutient que :

- le mécanisme d'indemnisation par la solidarité nationale ne peut profiter qu'aux victimes, et non à leurs éventuels subrogés; il n'a pas la qualité d'auteur du dommage;

- les conséquences de l'accident de la circulation dont Mme A... a été victime doivent être prises en charge par l'auteur de l'accident;

- l'expert a retenu une responsabilité partielle du CHU de Bordeaux pour retard de prise en charge et erreur d'antibiothérapie, à l'origine d'une perte de chance de 20 %.

Par un mémoire en défense, enregistré le 20 juillet 2020, le CHU de Bordeaux, représenté par Me Le Prado, conclut au rejet de la requête et à la mise à la charge de la compagnie Groupama d'Oc d'une somme de 3 500 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Il soutient que :

- dans l'hypothèse où, comme en l'espèce, la réparation du dommage incomberait, du fait du dépassement du seuil de 25 % de déficit fonctionnel permanent, à l'ONIAM, la responsabilité de l'hôpital ne peut être recherchée qu'en cas de faute; ainsi, en cas d'infection nosocomiale donnant lieu à une prise en charge par la solidarité nationale, le recours des tiers payeurs n'est envisageable que sur le fondement d'une faute médicale, et en aucun cas sur le fondement du I de l'article L. 1142-1 du code de la santé publique;

- si l'infection contractée par Mme A... est en lien avec les soins, cette complication infectieuse, dont la survenue était inévitable, est imputable au polytraumatisme initial, et aucun manquement en matière d'asepsie et de lutte contre les infections nosocomiales ne saurait être retenu;

- aucun manquement ne peut davantage être retenu dans la prise en charge du choc septique; Mme A... a été immédiatement traitée par une antibiothérapie adaptée à l'antibiogramme; les hémocultures réalisées les 29 et 30 juillet sont revenues négatives; l'interruption de l'antibiothérapie était justifiée tant par l'insuffisance rénale que présentait la patiente depuis le 29 juillet que par la nécessité de réaliser des prélèvements à visée bactériologique, et la détresse respiratoire pouvait avoir une autre cause que l'infection; le traitement antibiotique mis en place était adapté, ainsi que cela résulte du premier rapport d'expertise ainsi que du rapport médical versé au dossier;

- si sa responsabilité devait être retenue, sa condamnation ne saurait excéder 20 % du dommage de Mme A..., dans la limite des indemnités allouées par Groupama d'Oc.

Par un mémoire, enregistré le 12 novembre 2019, [0]la caisse primaire d'assurance maladie (CPAM) du Tarn et de l'Aveyron indique qu'elle n'entend pas intervenir dans la présente instance.

Par ordonnance du 28 décembre 2020, la clôture d'instruction a été fixée au 5 février 2021.

Vu les autres pièces du dossier.

Vu :

- le code de la santé publique;

- le code des assurances;

- le code civil;

- la loi n° 85-677 du 5 juillet 1985 tendant à l'amélioration de la situation des victimes d'accidents de la circulation et à l'accélération des procédures d'indemnisation;

- le code de justice administrative.

Les parties ont été régulièrement averties du jour de l'audience.

Ont été entendus au cours de l'audience publique :

- le rapport de Mme Marie-Pierre Beuve Dupuy,

- les conclusions de Mme Kolia Gallier, rapporteure publique,

- et les observations de Me Guellil représentant la compagnie Groupama d'Oc, de Me Demailly, représentant le CHU de Bordeaux et de Me Ravaut représentant l'ONIAM.

Considérant ce qui suit :

1. Mme A... a été victime le 8 juillet 2010 d'un grave accident de la circulation. Elle a été prise en charge par le CHU de Bordeaux pour un polytraumatisme, notamment de multiples fractures et plaies, ayant nécessité une intervention de chirurgie orthopédique et traumatologique sur le genou gauche le jour de son admission à l'hôpital, après laquelle elle a été hospitalisée dans les services de réanimation de l'établissement. Le 15 juillet, elle a présenté une infection pulmonaire dans les suites de son intubation trachéale. Les prélèvements bactériologiques ont isolé un Escherichia Coli, une Klebsiella Pneumoniae et un Acinetobacter Baumanii, et un traitement antibiotique associant Piperacilline, Tazobactam et Levofloxacine a été mis en place. Après une nouvelle intervention chirurgicale de traitement des fractures pratiquée le 19 juillet, Mme A... est restée hospitalisée dans le service de réanimation chirurgicale puis, à partir du 26 juillet, dans le service de surveillance continue de chirurgie, avec la poursuite du traitement antibiotique initié le 15. Dans la soirée du 28 juillet, elle a présenté de la fièvre. Elle a été transférée le lendemain matin au service de déchocage pour un état de choc sévère, et une assistance respiratoire a été mise en place. Un scanner réalisé le jour même a mis en évidence une pleuropneumopathie droite avec épanchement pleural, et l'ensemble des examens alors réalisés ont montré une insuffisance respiratoire sévère. L'antibiothérapie en cours a été stoppée le 29 juillet vers 23 h. Mme A... a été transférée dans la matinée du 30 juillet au service de réanimation chirurgicale en raison d'un choc septique. Elle présentait alors une défaillance polyviscérale et des lésions cutanées prédominant aux deux membres inférieurs, signant une ischémie des extrémités. Le 30 juillet, vers 10 h, une nouvelle antibiothérapie associant Vancomycine, Ceftazidine et Ciprofloxacine a été mise en place. Le 2 août, l'apparition d'une anurie a conduit à instaurer une antibiothérapie moins toxique pour les reins associant Linezolide, Ciprofloxacine et Imipenème. Le 20 août, les lésions ischémiques présentées par Mme A... au niveau des extrémités ont nécessité une intervention d'amputation du tiers supérieur des deux tibias et de l'index droit. La poursuite de l'extension des zones nécrotiques a nécessité une nouvelle intervention, pratiquée le 23 août, d'amputation au niveau de la cuisse gauche. Mme A... est restée hospitalisée au CHU de Bordeaux jusqu'au 24 novembre 2010, et a ensuite été prise en charge dans un centre de rééducation jusqu'au 6 mai 2011.

2. La compagnie Groupama d'Oc, assureur du responsable de l'accident de la circulation du 8 juillet 2010, a introduit devant le tribunal administratif de Bordeaux un recours subrogatoire tendant à la condamnation du CHU de Bordeaux et de l'ONIAM à lui verser une provision d'un montant total de 1 534 779 euros correspondant aux indemnités provisionnelles versées à Mme A... et à la Caisse primaire d'assurance maladie (CPAM) des Hautes-Pyrénées au titre du dommage corporel de Mme A.... Elle relève appel du jugement du 23 juillet 2019 par lequel le tribunal administratif de Bordeaux a rejeté sa demande.

Sur les conclusions de la compagnie Groupama d'Oc dirigées contre l'ONIAM :

3. Aux termes du I de l'article L. 1142-1 du code de la santé publique : " Hors le cas où leur responsabilité est encourue en raison d'un défaut d'un produit de santé, les professionnels de santé mentionnés à la quatrième partie du présent code, ainsi que tout établissement, service ou organisme dans lesquels sont réalisés des actes individuels de prévention, de diagnostic ou de soins ne sont responsables des conséquences dommageables d'actes de prévention, de diagnostic ou de soins qu'en cas de faute. / Les établissements, services et organismes susmentionnés sont responsables des dommages résultant d'infections nosocomiales, sauf s'ils rapportent la preuve d'une cause étrangère ". Doit être regardée comme présentant un caractère nosocomial au sens de ces dispositions une infection survenant au cours ou au décours de la prise en charge d'un patient et qui n'était ni présente, ni en incubation au début de celle-ci, sauf s'il est établi qu'elle a une autre origine que la prise en charge. Aux termes de l'article L. 1142-1-1 du même code : " Sans préjudice des dispositions du septième alinéa de l'article L. 1142-17, ouvrent droit à réparation au titre de la solidarité nationale : / 1° Les dommages résultant d'infections nosocomiales dans les établissements, services ou organismes mentionnés au premier alinéa du I de l'article L. 1142-1 correspondant à un taux d' atteinte permanente à l'intégrité physique ou psychique supérieur à 25 % déterminé par référence au barème mentionné au II du même article, ainsi que les décès provoqués par ces infections nosocomiales (...) ". La réparation au titre de la solidarité nationale prévue par ces dernières dispositions incombe à l'ONIAM en vertu de l'article L. 1142-22. Il résulte des dispositions du septième alinéa de l'article L. 1142-17 et du deuxième alinéa de l'article L. 1142-21 que lorsque l'ONIAM a assuré cette réparation en indemnisant la victime ou ses ayants-droit, il ne peut exercer une action en vue d'en reporter la charge sur l'établissement où l'infection s'est produite qu'en cas " de faute établie à l'origine du dommage, notamment le manquement caractérisé aux obligations posées par la réglementation en matière de lutte contre les infections nosocomiales ".

4. Les dispositions de l'article 29 de la loi du 5 juillet 1985 tendant à l'amélioration de la situation des victimes d'accidents de la circulation et à l'accélération des procédures d'indemnisation, applicables en vertu de l'article 28 de la même loi aux relations entre le tiers payeur et la personne tenue à réparation d'un dommage résultant d'une atteinte à la personne, quelle que soit la nature de l'événement ayant occasionné ce dommage, énumèrent la liste des prestations versées à la victime ouvrant droit à un recours contre la personne tenue à réparation ou son assureur. Par ailleurs, aux termes de l'article L. 121-12 du code des assurances : " L'assureur qui a payé l'indemnité d'assurance est subrogé, jusqu'à concurrence de cette indemnité, dans les droits et actions de l'assuré contre les tiers qui, par leur fait, ont causé le dommage ayant donné lieu à la responsabilité de l'assureur ". Il résulte de ces dispositions que le versement par l'assureur de l'indemnité à laquelle il est tenu en vertu du contrat d'assurance le liant à son assuré le subroge, dès cet instant et à concurrence de cette indemnité, dans les droits et actions de son assuré contre le tiers responsable du dommage. La circonstance qu'une telle indemnité n'a été accordée qu'à titre provisionnel n'est pas, par elle-même, de nature à faire obstacle à la subrogation. Il appartient seulement à l'assureur, pour en bénéficier, d'apporter par tout moyen la preuve du paiement de l'indemnité.

5. Il résulte des dispositions précitées que le recours de l'assureur, subrogé dans les droits de la victime d'un dommage corporel, s'exerce contre les auteurs responsables du dommage. Si l'ONIAM doit indemniser au titre de la solidarité nationale les victimes des infections nosocomiales les plus graves, cet établissement public ne peut être regardé comme le responsable des dommages que ces infections occasionnent. Il suit de là que l'assureur qui a versé des indemnités à la victime d'une telle infection ne peut exercer un recours subrogatoire contre l'ONIAM.

6. Il résulte de l'instruction, en particulier de l'avis émis par un sapiteur infectiologue dans le cadre de l'expertise diligentée par le tribunal de grande instance de Rodez ainsi que de de l'expertise ordonnée par le juge des référés du tribunal administratif de Bordeaux, dont le rapport a été remis le 2 février 2019, que l'infection par Escherichia Coli, Klebsiella Pneumoniae et Acinetobacter Baumanii présentée par Mme A... à partir du 15 juillet 2010, qui s'est compliquée en choc septique le 30 juillet suivant, trouve son origine dans l'intubation trachéale mise en place à partir du 8 juillet 2010. Dans ces conditions, et comme l'ont estimé les premiers juges, l'infection à l'origine des amputations subies par l'intéressée avait un caractère nosocomial. Selon le rapport d'expertise du 2 février 2019, le déficit fonctionnel permanent de Mme A..., qui aurait été de l'ordre de 24 % en l'absence d'infection du fait de l'évolution prévisible de son état, doit être évalué à 73 %. Le taux d'incapacité imputable à la survenue de l'infection excédant ainsi le seuil de 25 % prévu à l'article L. 1142-1-1 du code de la santé publique, la réparation des dommages en résultant pour la victime incombe, en principe, à l'ONIAM. Toutefois, compte tenu de ce qui a été dit au point 5, la compagnie Groupama d'Oc, subrogée dans les droits de Mme A... à concurrence des indemnités versées, ne peut exercer un recours subrogatoire contre l'ONIAM.

7. Il résulte de ce qui précède que la compagnie Groupama d'Oc n'est pas fondée à soutenir que c'est à tort que, par le jugement attaqué, le tribunal administratif de Bordeaux a rejeté son recours subrogatoire dirigé contre l'ONIAM.

Sur les conclusions de la compagnie Groupama d'Oc dirigées contre le CHU de Bordeaux :

En ce qui concerne l'engagement de la responsabilité du CHU de Bordeaux :

8. Il résulte des dispositions du septième alinéa de l'article L. 1142-17 et du deuxième alinéa de l'article L. 1142-21 du code de la santé publique que le législateur, dérogeant dans cette hypothèse aux dispositions du second alinéa du I de l'article L. 1142-1, qui prévoit un régime de responsabilité de plein droit des établissements de santé en cas d'infection nosocomiale, a entendu que la responsabilité de l'établissement où a été contractée une infection nosocomiale dont les conséquences présentent le caractère de gravité défini à l'article L. 1142-1-1 ne puisse être recherchée qu'en cas de faute établie à l'origine du dommage, notamment un manquement caractérisé aux obligations posées par la réglementation en matière de lutte contre les infections nosocomiales. Il suit de là que, lorsque le degré de gravité des dommages résultant de l'infection nosocomiale excède le seuil prévu à l'article L. 1142-1-1, c'est seulement au titre d'une telle faute que l'assureur ayant versé des indemnités à la victime peut exercer une action subrogatoire contre l'établissement où l'infection a été contractée.

9. Ainsi qu'il a été dit, l'infection contractée par Mme A... lors de sa prise en charge au CHU de Bordeaux, qui s'est compliquée d'un choc septique ayant nécessité des amputations majeures, a revêtu un caractère nosocomial et est à l'origine, pour l'intéressée, d'une incapacité fonctionnelle dont le taux excède le seuil de 25 %. Dans ces conditions, la responsabilité du CHU de Bordeaux à raison de cette infection nosocomiale n'est pas, contrairement à ce que soutient la compagnie Groupama d'Oc, engagée de plein droit, mais ne peut être engagée que sous réserve d'établir une faute.

10. La compagnie Groupama d'Oc fait valoir que des fautes ont été commises par le CHU de Bordeaux dans la prise en charge du choc septique de Mme A... tenant, d'une part, à un retard de mise en place d'une antibiothérapie, d'autre part, à l'administration d'une antibiothérapie inadaptée aux germes en cause dans le processus infectieux. Si le sapiteur désigné dans le cadre de l'expertise judiciaire a relevé que l'interruption du traitement antibiotique dans la soirée du 29 juillet 2010 était une " option reconnue ", la détresse respiratoire pouvant avoir une autre origine que l'infection, l'expertise ordonnée par la juridiction administrative indique que, dès lors que le choc septique avait démarré le 29 juillet au soir, une antibiothérapie devait être effectuée le plus précocement possible, le délai recommandé par la littérature médicale étant de 6 heures. L'expert estime que l'absence d'antibiothérapie entre le 29 juillet, vers 23 h, et le 30 juillet, vers 10 h, a constitué un manquement. Eu égard aux précisions apportées par cette expertise, appuyées par de nombreuses références de littérature médicale, le retard de traitement antibiotique doit, contrairement à ce qu'ont estimé les premiers juges, être regardé comme fautif. Par ailleurs, si le sapiteur a indiqué que la mise en place d'une antibiothérapie différente de celle administrée du 15 au 29 juillet était un choix thérapeutique pertinent en ce qu'elle permettait une modification du spectre en prenant en compte la résistance des bactéries aux antibiotiques précédents, il ne s'est pas prononcé sur le caractère adapté des antibiotiques prescrits à compter du 30 juillet 2010. Sur ce point, l'expert désigné par la juridiction administrative explique qu'en cas de récidive d'infection sans identification du germe en cause, il convient de traiter selon les germes qui avaient été identifiés lors de l'infection initiale. Or, en l'espèce, alors que les prélèvements bactériologiques du 15 juillet 2010 avaient isolé un Acinetobacter Baumanii et que l'antibiogramme avait révélé sa résistance à la Ceftazidine, cette molécule a été administrée à partir du 30 juillet 2010 et n'a été remplacée que le 2 août suivant par de l'Imipenème, molécule à laquelle l'Acinetobacter Baumanii contracté par Mme A... était sensible. Il résulte ainsi de l'instruction que le CHU de Bordeaux, en ne mettant pas en place une antibiothérapie adaptée à l'écologie bactérienne de la patiente, a également commis une faute médicale. Contrairement à ce qu'ont estimé les premiers juges, la responsabilité du CHU de Bordeaux est engagée à raison de ces fautes.

En ce qui concerne la perte de chance :

11. Dans le cas où la faute commise lors de la prise en charge ou le traitement d'un patient dans un établissement public hospitalier a compromis ses chances d'obtenir une amélioration de son état de santé ou d'échapper à son aggravation, le préjudice résultant directement de la faute commise par l'établissement et qui doit être intégralement réparé n'est pas le dommage corporel constaté, mais la perte de chance d'éviter que ce dommage soit advenu. La réparation qui incombe à l'hôpital doit alors être évaluée à une fraction du dommage corporel déterminée en fonction de l'ampleur de la chance perdue.

12. Il résulte de l'instruction, notamment de l'expertise ordonnée par le juge des référés du tribunal administratif de Bordeaux, que les fautes commises par le CHU de Bordeaux décrites ci-dessus ont fait perdre à Mme A... une chance de se soustraire aux conséquences dommageables du choc septique dont elle a été victime, et que cette perte de chance doit être évaluée au taux de 20 %.

En ce qui concerne le montant de la provision :

13. La compagnie Groupama d'Oc se bornant à demander l'allocation d'une provision, il y a seulement lieu, dans la présente instance, de condamner le CHU de Bordeaux à verser à la requérante une somme correspondant à la part de son obligation présentant un caractère non sérieusement contestable. Pour regarder comme non sérieusement contestable l'obligation du créancier qui l'a saisi d'une demande de provision, le juge doit s'assurer que les éléments qui lui sont soumis par les parties sont de nature à en établir l'existence avec un degré suffisant de certitude. Dans ce cas, le montant de la provision que peut allouer le juge n'a d'autre limite que celle résultant du caractère non sérieusement contestable de l'obligation dont les parties font état. Dans l'hypothèse où l'évaluation du montant de de la provision résultant de cette obligation est incertaine, le juge ne doit allouer de provision, le cas échéant assortie d'une garantie, que pour la fraction de ce montant qui lui parait revêtir un caractère de certitude suffisant.

14. Il résulte de l'instruction, notamment des protocoles transactionnels conclus entre la compagnie Groupama d'Oc et Mme A..., que la compagnie a versé à l'intéressée des indemnités provisionnelles d'un montant total de 545 000 euros au titre de ses déficits fonctionnels temporaire et permanent, des souffrances endurées, du préjudice esthétique, des frais d'assistance par tierce personne, des frais d'appareillage et des dépenses liées à l'adaptation du logement et du véhicule et à l'acquisition de matériels divers nécessités par son handicap. Il résulte par ailleurs des pièces annexées au mémoire produit en première instance par la CPAM des Hautes-Pyrénées que la compagnie Groupama d'Oc a versé en 2011 à la caisse une somme totale de 368 168, 39 euros correspondant à la moitié des débours alors exposés au profit de Mme A... et à l'indemnité forfaitaire de gestion. La compagnie Groupama d'Oc ne justifie ainsi de sa subrogation qu'à hauteur d'une somme totale de 913 168,39 euros.

15. Il résulte du relevé de débours actualisé produit devant la cour par le pôle juridique de la CPAM du Tarn que le montant des débours, échus et futurs, au profit de Mme A... depuis le 8 juillet 2010, date de son accident de la circulation, s'élève à la somme totale de 1 735 633, 60 euros. Cependant, aucune pièce ne permet de déterminer le montant précis des débours en lien exclusif avec le dommage subi du fait des fautes commises par le centre hospitalier dans la prise en charge du choc septique de Mme A..., et la compagnie Groupama d'Oc se borne à solliciter une provision correspondant à 75 % du montant total des débours de la caisse, sans autre précision. Dans ces conditions, compte tenu des éléments figurant sur le tableau, produit en première instance par la caisse, ventilant la somme versée par la compagnie en fonction des catégories de débours, et eu égard au taux de perte de chance ci-dessus retenu, la créance de la compagnie Groupama d'Oc relative aux débours exposés par la caisse au profit de Mme A... ne paraît pas contestable à hauteur de 60 000 euros.

16. Il résulte de l'expertise ordonnée par le juge des référés du tribunal administratif de Bordeaux que le déficit fonctionnel temporaire total qui peut être regardé en lien avec les fautes commises par le CHU est d'une durée de 6 mois, après imputation de la période d'hospitalisation que l'état initial de Mme A... aurait nécessité sans la survenue du choc septique et de ses complications. Son déficit fonctionnel temporaire partiel a ensuite été majoré du fait de l'amputation des membres inférieurs et d'un index, et elle conserve depuis le 28 mars 2014, date correspondant à la consolidation de son état et à laquelle elle était âgée de 46 ans, un déficit fonctionnel permanent de 73 %, qui aurait été de seulement 24 % en l'absence de ces complications. Elle a besoin de l'aide d'une tierce personne au moins quatre heures par jour. Elle a en outre subi, du fait de ces complications, un important préjudice esthétique, une majoration de ses souffrances, un préjudice sexuel et un préjudice d'agrément importants. Après application du taux de perte de chance de 20 %, la créance de la compagnie Groupama d'Oc relative aux préjudices extrapatrimoniaux de Mme A... ne paraît pas contestable à hauteur de 38 000 euros.

17. Il résulte par ailleurs de l'expertise ordonnée par le juge des référés du tribunal administratif de Bordeaux que, du fait des amputations majeures qu'elle a subies, le besoin d'assistance par tierce personne de Mme A..., qui aurait été de l'ordre d'une heure par jour pendant deux mois puis de 3 heures par semaine durant six mois en l'absence de complication infectieuse, peut être évalué à 8 heures par jour jusqu'à sa consolidation et à 4 heures par jour à titre permanent. Il convient en outre de tenir compte des divers frais liés au handicap qu'elle conserve, notamment des frais d'aménagement du logement et du véhicule et d'achat de matériels divers tels qu'un lit électrique, un matelas anti-escarre ou un fauteuil de douche, et des frais d'appareillage incluant l'acquisition d'une prothèse de genou " Genium " qui n'est pas remboursée par l'assurance maladie. Après application du taux de perte de chance de 20 %, la créance de la compagnie Groupama d'Oc relative aux préjudices patrimoniaux de Mme A... ne paraît pas contestable à hauteur de 85 000 euros.

18. Il résulte de tout ce qui précède que la compagnie Groupama d'Oc est seulement fondée à soutenir que c'est à tort que, par le jugement attaqué, le tribunal administratif de Bordeaux a rejeté sa demande tendant à la condamnation du CHU de Bordeaux à lui verser une provision, et à solliciter une provision d'un montant total de 183 000 euros. Cette somme portera intérêts à compter du 8 janvier 2016, date de réception de sa demande préalable selon l'accusé de réception postal correspondant. Les intérêts échus au 8 janvier 2017 puis à chaque échéance annuelle à compter de cette date seront capitalisés à chacune de ces dates pour produire eux-mêmes intérêts.

Sur les frais liés au litige :

19. Dans les circonstances de l'espèce, il y a lieu de mettre les frais de l'expertise ordonnée par le tribunal administratif de Bordeaux, liquidés et taxés à la somme de 3 155 euros, à la charge du CHU de Bordeaux. Les frais de l'expertise ordonnée par la juridiction judiciaire ne constituent en revanche pas des dépens exposés dans le cadre de la présente instance.

20. Les dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative font obstacle à ce que soit mise à la charge de la compagnie Groupama d'Oc, qui n'a pas dans la présente instance la qualité de partie perdante, le versement de quelque somme que ce soit au titre des frais exposés par le CHU de Bordeaux et non compris dans les dépens. Il y a lieu, en application de ces dispositions, de mettre à la charge du CHU de Bordeaux une somme de 1 500 euros au titre des frais exposés par la compagnie Groupama d'Oc. Il y a également lieu de mettre à la charge de la compagnie Groupama d'Oc une somme de 1 500 euros au titre des frais exposés par l'ONIAM.

DÉCIDE :

Article 1er : Le jugement n° 1601299 du 23 juillet 2019 du tribunal administratif de Bordeaux est annulé en tant qu'il se prononce sur les conclusions dirigées contre le CHU de Bordeaux.

Article 2 : Le CHU de Bordeaux est condamné à verser à la compagnie Groupama d'Oc une somme de 183 000 euros à titre de provision. Cette somme portera intérêts à compter du 8 janvier 2016. Les intérêts échus au 8 janvier 2017 puis à chaque échéance annuelle à compter de cette date seront capitalisés à chacune de ces dates pour produire eux-mêmes intérêts.

Article 3 : Les frais d'expertise liquidés et taxés à la somme de 3 155 euros sont mis à la charge du CHU de Bordeaux.

Article 4 : Le CHU de Bordeaux versera à la compagnie Groupama d'Oc une somme de 1 500 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Article 5 : La compagnie Groupama d'Oc versera à l'ONIAM une somme de 1 500 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Article 6 : Le surplus des conclusions des parties est rejeté.

Article 7 : Le présent arrêt sera notifié à la société Groupama d'Oc, au centre hospitalier universitaire de Bordeaux, à l'Office national d'indemnisation des accidents médicaux, des maladies iatrogènes et des infections nosocomiales et à caisse primaire d'assurance maladie du Tarn et de l'Aveyron. Copie en sera adressée à Mme B... A....

Délibéré après l'audience du 15 mars 2022 à laquelle siégeaient :

Mme Catherine Girault, présidente,

Mme Anne Meyer, présidente-assesseure,

Mme Marie-Pierre Beuve Dupuy, première conseillère.

Rendu public par mise à disposition au greffe, le 7 avril 2022.

La rapporteure,

Marie-Pierre Beuve Dupuy

La présidente,

Catherine Girault

La greffière,

Virginie Guillout

La République mande et ordonne au ministre des solidarités et de la santé en ce qui le concerne, et à tous huissiers de justice à ce requis, en ce qui concerne les voies de droit commun contre les parties privées, de pourvoir à l'exécution du présent arrêt.

2

N° 19BX03626


Synthèse
Tribunal : Cour administrative d'appel de Bordeaux
Formation : 2ème chambre
Numéro d'arrêt : 19BX03626
Date de la décision : 07/04/2022
Type d'affaire : Administrative
Type de recours : Plein contentieux

Analyses

Responsabilité de la puissance publique - Responsabilité en raison des différentes activités des services publics - Service public de santé - Établissements publics d'hospitalisation.

Responsabilité de la puissance publique - Recours ouverts aux débiteurs de l'indemnité - aux assureurs de la victime et aux caisses de sécurité sociale - Subrogation - Subrogation de l'assureur.


Composition du Tribunal
Président : Mme GIRAULT
Rapporteur ?: Mme Marie-Pierre BEUVE-DUPUY
Rapporteur public ?: Mme GALLIER
Avocat(s) : BERGER

Origine de la décision
Date de l'import : 19/04/2022
Fonds documentaire ?: Legifrance
Identifiant URN:LEX : urn:lex;fr;cour.administrative.appel.bordeaux;arret;2022-04-07;19bx03626 ?
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