Vu la procédure suivante :
Procédure contentieuse antérieure :
M. D... ... et Mme C... ... épouse E..., agissant en leurs noms propres et au nom de leur fille mineure B... E..., ont demandé au tribunal administratif de Lyon de condamner, d'une part, le centre hospitalier de Villefranche-sur-Saône et, d'autre part, le centre hospitalier de Tarare ainsi que son assureur la société hospitalière d'assurances mutuelles (SHAM), à leur verser, en réparation des préjudices liés aux conditions de prise en charge de la naissance de leur fille, les sommes respectives de :
- 39 365 euros pour B... ... ;
- 153 367,21euros pour Mme C... E....
- et 25 000 euros pour M. D... E... ;
La caisse primaire d'assurance maladie (CPAM) du Rhône a demandé la condamnation des mêmes centres hospitaliers et de la SHAM à lui verser la somme de 30 915 euros au titre de ses débours.
La société Malakoff Humanis Prévoyance a demandé à être indemnisée à hauteur de 420,77 euros.
Par un jugement avant-dire droit n° 1903205 du 10 mars 2020, le tribunal a diligenté une expertise.
Par un jugement n° 1903205 du 14 juin 2022, le tribunal a condamné le centre hospitalier de Villefranche-sur-Saône à verser les sommes respectives de :
- 20 000 euros à B... ... ;
- 1 800 euros à Mme C... E... ;
- 1 200 euros à M. D... E... ;
- 6 504,77 euros à M. et Mme E... ;
- 23 684,29 euros à la CPAM du Rhône ;
- 252,46 euros à la société Malakoff Humanis Prévoyance.
Procédure devant la cour :
Par une requête enregistrée le 10 août 2022, le centre hospitalier de Villefranche-sur-Saône, représenté par la SELARL Fabre et Associés, demande à la cour :
1°) d'annuler le jugement n° 1903205 du 14 juin 2022 du tribunal administratif de Lyon ;
2°) de rejeter les conclusions dirigées contre lui.
Il soutient que :
- il n'a pas commis de faute compte tenu de la difficulté d'interprétation du rythme cardiaque fœtal et des moyens dont il disposait ;
- subsidiairement, le taux de perte de chance de 60 % est excessif, les préjudices devant être essentiellement rattachés à une pathologie fœtale antérieure à la prise en charge ; aucune perte de chance ne peut être retenue ; subsidiairement, le taux de perte de chance ne peut excéder 10 %.
Par un mémoire enregistré le 18 janvier 2023, la CPAM du Rhône, représentée par la SELARL BdL Avocats, demande à la cour :
1°) de rejeter la requête ;
2°) de condamner le centre hospitalier de Villefranche-sur-Saône à lui verser la somme de 23 684,29 euros au titre de ses débours ;
3°) de mettre à la charge du centre hospitalier de Villefranche-sur-Saône la somme de 1 800 euros sur le fondement de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
La CPAM du Rhône soutient que :
- c'est à juste titre que le tribunal a retenu la responsabilité du centre hospitalier de Villefranche-sur-Saône et évalué la chance perdue à hauteur de 60 % ;
- c'est dès lors à juste titre que ses débours ont été remboursés dans la limite de ce taux de perte de chance.
Par un mémoire en défense enregistré le 2 mars 2023, M. D... E... et Mme C... A... F... épouse E..., agissant en leurs noms propres et au nom de leur fille mineure B... E..., représentés par la SELARL JAC Avocats, concluent :
1°) au rejet de la requête ;
2°) à ce que le centre hospitalier de Villefranche-sur-Saône soit condamné à verser les sommes provisionnelles respectives de :
- 20 000 euros à B... ... ;
- 6 507,77 euros à M. et Mme E... ;
- 18 000 euros à Mme E... ;
- 1 200 euros à M. E... ;
3°) à ce qu'il soit sursis à statuer dans l'attente de la consolidation de l'état de santé de B... ... ;
4°) à ce qu'il soit mis à la charge du centre hospitalier de Villefranche-sur-Saône une somme de 1 400 euros sur le fondement de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
M. et Mme E... soutiennent que :
- c'est à juste titre que le tribunal a retenu la responsabilité du centre hospitalier de Villefranche-sur-Saône et évalué la chance perdue à hauteur de 60 % ;
- les préjudices subis par l'enfant sous la forme d'un déficit fonctionnel temporaire, d'un préjudice esthétique temporaire, d'un besoin temporaire d'assistance par une tierce personne, ainsi que le déficit fonctionnel permanent probable, justifient l'octroi de provisions, à hauteur de 20 000 euros pour l'enfant et de 10 000 euros pour ses parents.
Par un mémoire enregistré le 3 avril 2023, le centre hospitalier de Tarare, les hospices civils de Lyon (HCL) et la société Relyens mutual insurance anciennement dénommée SHAM, représentés par le cabinet Le Prado - Gilbert, concluent à leur mise hors de cause.
Ils soutiennent qu'aucun manquement ne leur est imputable et qu'aucune conclusion n'a d'ailleurs été dirigée contre eux.
Par ordonnance du 10 février 2023, la clôture d'instruction a été fixée au 11 avril 2023 à 16h30.
Vu les autres pièces du dossier ;
Vu :
- le code civil ;
- le code de la santé publique ;
- le code de la sécurité sociale ;
- le code de justice administrative.
Les parties ont été régulièrement averties du jour de l'audience.
Ont été entendus au cours de l'audience publique :
- le rapport de M. Stillmunkes, président-assesseur,
- les conclusions de Mme Cottier, rapporteure publique,
- et les observations de Me Gross, représentant le centre hospitalier de Villefranche-sur-Saône.
Considérant ce qui suit :
1. Mme E... a accouché le 9 janvier 2008 par césarienne au centre hospitalier de Villefranche-sur-Saône. Sa fille, la jeune B..., est atteinte de séquelles neurologiques qui entrainent des atteintes motrices et cognitives. Par le jugement attaqué du 14 juin 2022, le tribunal administratif de Lyon a retenu que le centre hospitalier était responsable, en raison de la faute consistant à avoir attendu de façon excessive avant de recourir à la césarienne, et estimé que ce centre hospitalier était tenu de réparer les préjudices en résultant dans la limite d'une perte de chance qu'il a évaluée à 60 %. Le centre hospitalier de Villefranche-sur-Saône en interjette appel.
Sur la responsabilité :
2. Le dossier est en particulier éclairé par une expertise, diligentée par le juge des référés du tribunal administratif de Lyon, confiée à une praticienne hospitalière gynécologue obstétricienne et à une pédiatre réanimatrice, achevée le 5 août 2016, ainsi que par une expertise complémentaire, diligentée par jugement avant-dire droit du 10 mars 2020, confiée à un praticien hospitalier gynécologue obstétricien assisté d'un sapiteur neuropédiatre, achevée le 22 septembre 2021.
3. En premier lieu, s'agissant de la faute, l'expertise diligentée par le juge des référés a relevé qu'alors que le terme était estimé au 14 janvier 2008, sans risque particulier identifié, la mère s'est présentée au centre hospitalier de Tarare, qui n'est qu'un centre périnatal, le 9 janvier, en se plaignant d'une diminution des mouvements actifs fœtaux et a été alors orientée vers le centre hospitalier de Villefranche-sur-Saône qui dispose d'un plateau technique plus important. Elle y serait arrivée entre 16h, selon ses indications, et 17h, moment où elle a été reçue en consultation. Il est noté le signalement par le centre hospitalier de Tarare d'un rythme cardiaque fœtal pathologique. Le rythme relevé au centre hospitalier de Villefranche-sur-Saône est peu oscillé et peu réactif. Les experts soulignent qu'une période de 60 à 90 minutes de rythme cardiaque fœtal avec une variabilité minime doit normalement conduire à une extraction rapide compte tenu du risque d'acidose. Ils en déduisent que la césarienne aurait dû être décidée au plus tard à 19h50 et non à 21h30. L'expert désigné avant-dire droit relève également que le rythme cardiaque fœtal était d'emblée anormal, peu oscillant, avec en outre ensuite des ralentissements répétés, caractérisant une hypoxémie fœtale et une acidose en préparation. Il estime que le tracé associant variabilité réduite et ralentissements tardifs répétés ou variables atypiques répétés est à risque élevé d'acidose et justifie une naissance de l'enfant dans les soixante minutes, c'est-à-dire en l'espèce au plus tard vers 19h30. Ceci implique une césarienne si l'accouchement par les voies naturelles n'apparait pas possible dans ce délai, comme en l'espèce. Il en déduit que la décision de césarienne aurait même dû être prise dès 19h. Il souligne à cet égard, contrairement aux allégations du centre hospitalier, que l'achèvement d'une autre césarienne en urgence à 18h55 rendait cette prise en charge d'urgence possible à 19h et aurait normalement dû permettre une naissance avant 19h30. Enfin, si le centre hospitalier fait valoir la difficulté d'analyse des rythmes cardiaques fœtaux, il s'agit en l'espèce d'une situation d'emblée identifiée comme pathologique et de tracés nettement et constamment anormaux sur une période prolongée. Il résulte ainsi de façon concordante de l'analyse des experts judiciaires que le centre hospitalier de Villefranche-sur-Saône a commis une faute en ne prenant pas la décision de pratiquer une césarienne de façon adaptée à la situation pathologique constatée. Au surplus, le centre hospitalier a produit en appel un " rapport critique " privé réalisé sur pièces par un praticien hospitalier gynécologue obstétricien le 22 septembre 2021. Or il admet également que le rythme cardiaque fœtal est d'emblée pathologique car micro-oscillant et peu réactif sans accélération, c'est-à-dire à risque d'acidose, et que des décélérations se sont en outre manifestées, le cumul de ces éléments caractérisant alors un risque important d'acidose qui doit conduire normalement à une extraction rapide. Il admet en conséquence qu'une césarienne aurait dû être décidée au plus tard à un moment qu'il fixe à 19h15. Compte tenu de l'ensemble de ces éléments, qui ne sont pas sérieusement contestés et qui concordent pour l'essentiel nonobstant quelques variations limitées d'appréciation sur l'heure, il résulte de l'instruction que le centre hospitalier de Villefranche-sur-Saône a commis une faute en n'envisageant pas à partir de 19h le recours à une césarienne, que rien à ce moment-là ne rendait impossible matériellement.
4. En deuxième lieu, l'expertise diligentée en référé relève que les symptômes constatés évoquent pour partie une acidose anténatale et pour partie une acidose périnatale, sans que la période exacte de constitution des lésions ne soit aisée à préciser. Elle expose qu'il est probable que l'asphyxie ait commencé avant le travail, mais que l'existence de lésions cérébrales caractérisées à ce stade n'est pas certaine et qu'il ne peut non plus être exclu que des lésions aient été simplement en cours de constitution avant le travail mais aient été aggravées en raison des conditions de l'accouchement et en particulier du retard mis à décider une césarienne qui a retardé sensiblement l'extraction de l'enfant, qui n'est intervenue qu'à 22h32. Afin d'éclairer le lien éventuel entre la faute commise et les séquelles neurologiques constatées, le tribunal, par jugement avant-dire droit du 10 mars 2020, a spécialement diligenté une expertise complémentaire. Cette dernière expertise relève que la naissance aurait dû intervenir à 19h30 au plus tard, soit un retard à la naissance imputable à la faute de l'ordre de trois heures. Elle indique qu'un circulaire serré du cordon a été retrouvé lors de l'extraction. Aucune cause pathologique anténatale n'a été caractérisée et aucune lésion placentaire n'a été constatée. L'expert relève que les symptômes constatés évoquent, pour partie une origine asphyxique périnatale et pour partie une autre cause. Au terme d'une appréciation globale et approfondie de l'ensemble des éléments pertinents, qui ont été examinés de façon impartiale et contradictoire, l'expert estime que la constitution définitive des séquelles doit être essentiellement imputée à une asphyxie périnatale. En particulier, il écarte de façon argumentée l'hypothèse d'un accident vasculaire cérébral intra-utérin que rien de précis ne corrobore et rattache le phénomène de baisse des mouvements actifs fœtaux perçu avant la prise en charge hospitalière au circulaire serré du cordon qui a été effectivement constaté. Il souligne également que, si l'atteinte motrice secondaire à une asphyxie périnatale atteint souvent les quatre membres, le constat d'un déficit moteur modéré localisé sur l'hémicorps droit et surtout le membre inférieur est compatible avec une forme incomplète de déficit secondaire, cette analyse étant concordante avec celle du sapiteur. Enfin, en accord avec le sapiteur neuro-pédiatre, l'expert relève que l'échographie cérébrale réalisée le jour de la naissance puis les jours suivants, ainsi que l'IRM, font apparaitre des lésions récentes diffuses, de type anoxo-ischémique, et non une lésion subaigüe ou chronique de fin de grossesse. Au vu de l'ensemble de ces éléments, tout en admettant qu'il est impossible de reconstituer avec certitude le processus chronologique de formation des dommages cérébraux, l'expert conclut que le scénario le plus probable est celui d'un début d'asphyxie provoqué par le circulaire serré du cordon, expliquant la baisse des mouvements actifs fœtaux et le rythme cardiaque fœtal d'emblée pathologique, l'asphyxie s'étant intensifiée progressivement et les séquelles en résultant ayant ainsi été aggravées par le retard mis à obtenir l'extraction. Dans ce contexte, au terme d'une analyse précise et circonstancié de la littérature médicale et des circonstances de l'espèce, l'expert estime qu'il est probable que l'acidose ait déjà été installée avant la prise en charge hospitalière dans une proportion évaluée à 40 %, mais qu'elle doit probablement être rattachée définitivement au retard fautif dans une proportion de 60 %. Ainsi, il indique qu'en l'absence de la faute, l'enfant aurait eu 60 % de chance de rester indemne des séquelles constatées. Au surplus, le rapport critique privé précité du 22 septembre 2021 produit par le centre hospitalier admet d'écarter toute cause infectieuse, métabolique ou génétique. Il admet l'hypothèse d'une anoxo-ischémie pré ou per-partum et n'exclut pas entièrement l'hypothèse d'un accident vasculaire cérébral, sans toutefois établir avec certitude cette dernière hypothèse et sans écarter le rôle du circulaire du cordon. Il admet également que les éléments disponibles ne permettent pas de fixer avec certitude la part antérieure à l'accouchement et celle liée au déroulement de celui-ci. Il admet ainsi que le retard fautif à extraire l'enfant a pu majorer des lésions ischémiques en cours de constitution, sans que la partie déjà éventuellement constituée ne puisse être identifiée de façon certaine. Au total, il admet l'existence d'une perte de chance d'éviter les séquelles, mais suggère un taux qu'il évalue à titre personnel de 20 à 25 %. Il ressort ainsi de l'ensemble de ces éléments précis, sérieux et concordants, que la faute commise a fait perdre à l'enfant une chance d'éviter les séquelles dont elle est atteinte. S'il est vrai que la fixation du taux de perte de chance, particulièrement difficile techniquement en l'absence de données déterminantes, donne lieu à des variations d'appréciation, il y a en l'espèce lieu de retenir l'analyse impartiale et contradictoire développée de façon circonstanciée par l'expert désigné avant-dire droit, qui n'est pas infirmée par les éléments produits par le centre hospitalier et dont il ne résulte pas de l'instruction qu'elle serait erronée. La chance perdue par l'enfant d'éviter les séquelles dont elle est atteinte doit ainsi être évaluée à 60 %.
5. En troisième lieu, le centre hospitalier n'invoque aucun autre moyen pour contester en eux-mêmes les montants alloués par le tribunal au titre des différents préjudices. Pour leur part, les consorts E... et la CPAM du Rhône se bornent à demander la confirmation des montants qui leur ont été alloués et qu'ils ne contestent pas. S'il est vrai que Mme E..., par erreur de plume, soutient que son préjudice propre s'élèverait à 18 000 euros au lieu des 1 800 euros alloués par le tribunal, son mémoire d'appel ne contient aucune argumentation sur ce point.
6. Il résulte de tout ce qui précède que le centre hospitalier de Villefranche-sur-Saône n'est pas fondé à soutenir que c'est à tort que, par le jugement attaqué, le tribunal administratif de Lyon l'a condamné à indemniser les consorts E... et la CPAM du Rhône, dans la limite d'une perte de chance qu'il a évaluée à 60 %.
Sur les dépens :
7. Il y a lieu de maintenir les dépens à la charge du centre hospitalier de Villefranche-sur-Saône.
Sur les frais de l'instance :
8. Dans les circonstances de l'espèce, il y a lieu de mettre à la charge du centre hospitalier de Villefranche-sur-Saône, tenu aux dépens, la somme de 1 500 euros à verser aux consorts E... et la somme de 1 500 à verser à la CPAM du Rhône sur le fondement de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
DECIDE :
Article 1er : La requête du centre hospitalier de Villefranche-sur-Saône est rejetée.
Article 2 : Les dépens sont maintenus à la charge du centre hospitalier de Villefranche-sur-Saône.
Article 3 : La somme de 1 500 euros, à verser aux consorts E..., est mise à la charge du centre hospitalier de Villefranche-sur-Saône.
Article 4 : La somme de 1 500 euros, à verser à la CPAM du Rhône, est mise à la charge du centre hospitalier de Villefranche-sur-Saône.
Article 5 : Le surplus des conclusions des parties est rejeté.
Article 6 : Le présent arrêt sera notifié au centre hospitalier de Villefranche-sur-Saône, à M. E..., à Mme A... F... épouse E..., au centre hospitalier de Tarare, aux hospices civils de Lyon, à la société Relyens mutual insurance, à la Société Malakoff Mederic mutuelle, à la société Génération et à la caisse primaire d'assurance maladie du Rhône.
Délibéré après l'audience du 4 décembre 2023, à laquelle siégeaient :
M. Pourny, président de chambre,
M. Stillmunkes, président assesseur,
M. Gros, premier conseiller.
Rendu public par mise à disposition au greffe le 20 décembre 2023.
Le rapporteur,
H. Stillmunkes
Le président,
F. Pourny
La greffière,
F. Abdillah
La République mande et ordonne au ministre de la santé et de la prévention, en ce qui le concerne, ou à tous commissaires de justice à ce requis, en ce qui concerne les voies de droit commun contre les parties privées, de pourvoir à l'exécution de la présente décision.
Pour expédition,
La greffière,
2
N° 22LY02510