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15/12/2023 | FRANCE | N°21PA01850

France | France, Cour administrative d'appel, 9ème chambre, 15 décembre 2023, 21PA01850


Vu la procédure suivante :



Procédure contentieuse antérieure :



La Société Générale a demandé au tribunal administratif de Montreuil de prononcer la réduction, à concurrence des sommes respectives de 5 877 038 euros, 193 942 euros et 628 843 euros, de l'impôt sur les sociétés, de la contribution sociale sur l'impôt sur les sociétés et de la contribution exceptionnelle sur l'impôt sur les sociétés dont elle s'est acquittée au titre de l'exercice clos en 2013.



Par un jugement n° 1804038 du 11 février 2021, le

tribunal administratif de Montreuil a rejeté sa demande.



Procédure devant la Cour :



Par une...

Vu la procédure suivante :

Procédure contentieuse antérieure :

La Société Générale a demandé au tribunal administratif de Montreuil de prononcer la réduction, à concurrence des sommes respectives de 5 877 038 euros, 193 942 euros et 628 843 euros, de l'impôt sur les sociétés, de la contribution sociale sur l'impôt sur les sociétés et de la contribution exceptionnelle sur l'impôt sur les sociétés dont elle s'est acquittée au titre de l'exercice clos en 2013.

Par un jugement n° 1804038 du 11 février 2021, le tribunal administratif de Montreuil a rejeté sa demande.

Procédure devant la Cour :

Par une requête, enregistrée le 9 avril 2021, et un mémoire, enregistré le 16 mars 2022, la Société Générale, représentée par Me Cassan, avocat, demande à la Cour :

1°) d'annuler le jugement n° 1804038 rendu le 11 février 2021 par le tribunal administratif de Montreuil ;

2°) de prononcer la réduction des impositions en litige ;

3°) de mettre à la charge de l'Etat une somme de 10 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Elle soutient que :

- en retenant une acception trop étroite de la notion de " pertes définitives " au sens de la jurisprudence Marks et Spencer de la Cour de justice de l'Union européenne, qui est applicable en France, le tribunal a entaché sa décision d'erreur de droit ;

- en considérant que la preuve du caractère définitif des pertes subies par sa sous-filiale lettone SIA Inserviss Group n'était pas rapportée, le tribunal s'est livré à une appréciation erronée et partielle des faits présentés ;

- le principe de sécurité juridique fait obstacle à ce que l'administration lui oppose l'exigence praeter legem d'une perte définitive.

Par des mémoires en défense, enregistrés les 26 juillet 2021 et 13 juin 2022, le ministre de l'économie, des finances et de la relance conclut au rejet de la requête.

Il fait valoir qu'aucun des moyens soulevés n'est fondé et que, dans l'hypothèse où la Cour admettrait le droit de la société appelante à déduire les pertes de sa filiale lettone, la déductibilité desdites pertes devrait être limitée à celles subies au titre de l'exercice clos en 2013, soit 335 318 euros.

Vu les autres pièces du dossier.

Vu :

- le traité sur le fonctionnement de l'Union européenne ;

- le code général des impôts et le livre des procédures fiscales ;

- le code de justice administrative.

Les parties ont été régulièrement averties du jour de l'audience.

Ont été entendus au cours de l'audience publique :

- le rapport de M. Marjanovic ;

- les conclusions de M. Sibilli, rapporteur public ;

- et les observations de Me Cassan, représentant la Société Générale.

Une note en délibéré, enregistrée le 1er décembre 2023, a été produite pour la Société Générale par Me Cassan.

Considérant ce qui suit :

1. La société de droit français, Société Générale Consumer Finance (SGCF), a acquis, en novembre 2006, la totalité du capital de la société de droit letton SIA Inserviss Group, qui exerçait en Lettonie une activité de crédit à la consommation. A la suite de la liquidation de cette dernière société, intervenue le 31 mai 2013, la société anonyme (SA) Société Générale, tête du groupe fiscalement intégré auquel appartient la société SGCF, a saisi l'administration fiscale, le 21 décembre 2016, d'une réclamation contentieuse tendant à l'imputation sur le résultat d'ensemble du groupe d'une somme de 5 690 000 euros, ultérieurement portée à 35 262 226 euros, correspondant aux pertes définitives, au sens du point 55 de l'arrêt Marks et Spencer

(affaire C-446/03) du 13 décembre 2005 de la Cour de justice des communautés européennes, subies par sa sous-filiale lettone au titre des exercices successifs 2009 à 2013. A la suite du rejet de cette réclamation, la SA Société Générale a saisi le tribunal administratif de Montreuil d'une demande tendant à la réduction correspondante, à concurrence des sommes respectives de 5 877 038 euros, 193 942 euros et 628 843 euros, de l'impôt sur les sociétés, de la contribution sociale sur l'impôt sur les sociétés et de la contribution exceptionnelle sur l'impôt sur les sociétés dont elle s'est acquittée au titre de l'exercice clos en 2013. Elle relève régulièrement appel du jugement du 11 février 2021 par lequel ce tribunal a rejeté sa demande.

2. D'une part, dans le cadre de l'effet dévolutif, le juge d'appel, qui est saisi du litige, se prononce non sur les motifs du jugement de première instance mais directement sur les moyens mettant en cause la régularité et le bien-fondé des impositions en litige. Par suite, les moyens tirés de ce que le jugement attaqué serait entaché d'erreur de droit et d'une appréciation erronée et partielle des faits présentés ne peuvent utilement être invoqués au soutien des conclusions à fin d'annulation dudit jugement.

3. D'autre part, l'article 43 du traité instituant la Communauté européenne, devenu l'article 49 du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne, stipule que : " Dans le cadre des dispositions visées ci-après, les restrictions à la liberté d'établissement des ressortissants d'un État membre dans le territoire d'un autre État membre sont interdites. Cette interdiction s'étend également aux restrictions à la création d'agences, de succursales ou de filiales, par les ressortissants d'un État membre établis sur le territoire d'un État membre. La liberté d'établissement comporte l'accès aux activités non salariées et leur exercice, ainsi que la constitution et la gestion d'entreprises, et notamment de sociétés au sens de l'article 48, deuxième alinéa, dans les conditions définies par la législation du pays d'établissement pour ses propres ressortissants, sous réserve des dispositions du chapitre relatif aux capitaux ". Selon l'article 48 du même traité, devenu l'article 54 du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne : " Les sociétés constituées en conformité de la législation d'un État membre et ayant leur siège statutaire, leur administration centrale ou leur principal établissement à l'intérieur de la Communauté sont assimilées, pour l'application des dispositions du présent chapitre, aux personnes physiques ressortissantes des États membres ".

4. Si, dans son arrêt du 25 février 2010 X Holding BV (affaire C-337/08), la Cour de justice de l'Union européenne a interprété ces stipulations comme ne s'opposant pas par principe, au regard de la nécessité de préserver la répartition du pouvoir d'imposition entre les Etats membres, à la législation d'un Etat membre qui ouvre la possibilité, pour une société mère, de constituer une entité fiscale unique avec ses seules filiales résidentes, à l'exclusion des filiales non-résidentes, dès lors que les bénéfices de celles-ci ne sont pas soumis à la loi fiscale de cet Etat membre, la restriction à la liberté d'établissement qui en découle doit cependant, sous réserve du cas où les limitations à la possibilité de déduire des pertes subies dans l'Etat de résidence de la filiale procèderaient uniquement de la législation applicable dans cet Etat, être regardée, à la lumière des points 55 à 64 de l'arrêt A/S Bevola, Jens W. Trock ApS c/ Skatteministeriet (affaire C-650/16) du 12 juin 2018 et du point 56 de l'arrêt Marks et Spencer précité, comme disproportionnée dans le cas où les autorités fiscales de l'Etat de résidence de la société mère s'appuient sur la législation dudit Etat pour refuser à cette dernière la déduction de pertes définitives, telles que définies au point 55 du même arrêt, subies par une filiale non résidente.

5. Il s'ensuit que les dispositions de l'article 223 A du code général des impôts, qui excluent les filiales non-résidentes du champ du régime de l'intégration fiscale, lequel constitue l'unique dispositif national permettant l'imputation sur les résultats d'une société mère de pertes subies par ses filiales, ne peuvent à elles seules justifier le refus d'imputation en France de pertes subies par une filiale non-résidente lorsqu'il est démontré, d'une part, que celle-ci a épuisé les possibilités de prise en compte des pertes qui existent dans son Etat de résidence au titre de l'exercice fiscal concerné par la demande de dégrèvement ainsi que des exercices fiscaux antérieurs, le cas échéant au moyen d'un transfert de ces pertes à un tiers ou de l'imputation desdites pertes sur des bénéfices réalisés par la filiale au cours d'exercices antérieurs et, d'autre part, qu'il n'existe pas de possibilité pour que les pertes de la filiale étrangère puissent être prises en compte dans son Etat de résidence au titre des exercices futurs soit par elle-même, soit par un tiers, notamment en cas de cession de la filiale à celui-ci.

6. Par ailleurs, afin d'exclure tout risque de double déduction des pertes concernées, il résulte, d'une part, du point 36 de l'arrêt Commission européenne c/ Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d'Irlande du Nord du 3 février 2015 (affaire C-172/13) que le caractère définitif des pertes subies par une filiale non-résidente ne peut être constaté que si celle-ci ne perçoit plus de recettes dans l'Etat membre de sa résidence et, d'autre part, des points 42 et 43 de l'arrêt Skatteverket c/ Holmen AB (affaire C-608/17) et 30 et 31 de l'arrêt Skatteverket c/ Memira Holding AB (affaire C-607/17), rendus tous deux le 19 juin 2019, que, dans l'hypothèse où une cession de la filiale non-résidente est effectuée ou envisagée avant sa liquidation, il appartient à la société mère qui entend déduire les pertes définitives de cette filiale de justifier, outre que les autres conditions mentionnées au point 55 de l'arrêt Marks et Spencer sont par ailleurs réunies, de l'impossiblité que ces pertes soient utilisées par un tiers, notamment dans le cas où la cession serait opérée à un prix intégrant la valeur fiscale desdites pertes.

7. Enfin, il s'évince des points 25 à 33 de l'arrêt Skatteverket c/ Holmen AB précité que si la notion de pertes définitives d'une filiale non-résidente, au sens du point 55 de l'arrêt Marks et Spencer, ne s'applique pas, en principe, à une sous-filiale, il en va toutefois différemment dans le cas où, comme en l'espèce, la société s'interposant entre la sous-filiale et la société mère demandant un dégrèvement de groupe est résidente du même Etat que cette dernière.

8. En l'espèce, il résulte de l'instruction que, dans le contexte de la crise financière sévissant à partir de l'année 2008, la sous-filiale SIA Inserviss Group a cumulé, à compter de l'année 2009, des pertes conséquentes, qui ont conduit le groupe Société Générale à chercher à céder cette société avant de se dégager définitivement du marché letton. A cet égard, il ressort des pièces versées aux débats que, précédemment à la liquidation de sa filiale intervenue le 31 mai 2013, la société SGCF avait engagé dès novembre 2009 des démarches afin de la céder à un tiers et que la société KPMG Corporate Finance, mandatée aux fins de trouver un repreneur, n'a reçu qu'une seule offre, émanant de deux filiales du groupe suédois Marginalen AB, qui ont présenté, le 29 novembre 2010, une offre ferme portant sur le rachat du seul portefeuille de crédit de la SIA Inserviss Group, moyennant un prix assis sur la valeur nette comptable dudit portefeuille. S'il ne ressort d'aucune des pièces versées aux débats et relatives à cette cession que le prix auquel elle a été conclue intégrerait l'éventuelle valeur fiscale des pertes de la SIA Inserviss Group, il n'est pas contesté par l'administration fiscale que l'acquisition du seul portefeuille de crédit de cette société ne permettait pas à leur acquéreur de déduire les pertes en litige à son niveau, tant au titre de l'exercice clos en 2013 qu'à titre des exercices ultérieurs. En outre, il ressort des liasses fiscales de la SIA Inserviss Group, déposées auprès de l'administration fiscale lettone, que cette société a présenté des résultats constamment déficitaires au titre des exercices clos entre 2009 et 2013 ne permettant pas la prise en compte, dans son Etat de résidence et au titre des exercices concernés, du reliquat de ses pertes cumulées, sans que cette situation ne résulte exclusivement de l'application de la législation fiscale lettone. Enfin, il résulte de l'instruction et notamment de l'état de liquidation de la société SIA Inserviss Group à la date du 30 mai 2013, versé au dossier, que, postérieurement à sa liquidation, la SIA Inserviss Group, d'une part, n'a plus perçu de recettes en Lettonie et, d'autre part, eu égard à l'absence d'éléments d'actif susceptible de permettre une poursuite ou une reprise d'activité, ne disposait plus d'aucune possibilité de prendre en compte lesdites pertes au titre d'exercices futurs, ou de les valoriser auprès d'un tiers, sans que cette situation ne résulte davantage des règles fiscales applicables dans son Etat de résidence. Dans ces conditions, et sans que le ministre intimé puisse utilement lui faire grief de ne pas avoir rapporté la preuve de l'impossibilité " absolue " pour la SIA Inserviss Group de poursuivre son activité en Lettonie ni d'y valoriser ses pertes en les cédant à un tiers, la SA Société Générale est fondée à soutenir que les pertes subies par sa sous-filiale lettone revêtent un caractère définitif, au sens du point 55 de l'arrêt Marks et Spencer, et que le refus opposé par l'administration fiscale à leur imputation sur les résultats du groupe imposables en France au titre de l'exercice clos en 2013 est contraire aux stipulations rappelées au point 3 des articles 49 et 54 du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne.

9. Enfin, si le ministre de l'économie, des finances et de la relance, qui ne conteste pas que le montant cumulé des pertes subies par la SIA Inserviss Group s'élève à un montant total de 24 684 294 lats lettons, soit 35 262 226 euros, fait valoir, à titre subsidiaire, que lesdites pertes ne seraient déductibles qu'à concurrence d'un montant de 335 318 euros, correspondant aux seules pertes subies au titre de l'exercice clos en 2013, au cours duquel est intervenue sa liquidation, il s'évince des points 41 à 45 de l'arrêt Skatteverket c/ Holmen AB précité que la circonstance que les pertes constatées lors de la liquidation trouveraient leur origine dans des exercices antérieurs est sans incidence sur leur caractère définitif ou non à cette date, pour l'application de l'article 49 du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne et ce quand bien même elles n'auraient pas été regardées comme définitives à la clôture de l'un ou l'autre de ces exercices.

10. Il résulte de tout ce qui précède que, sans qu'il soit besoin de statuer sur le moyen tiré de la méconnaissance du principe de sécurité juridique, la SA Société Générale est fondée à soutenir que c'est à tort que, par le jugement attaqué, le tribunal administratif de Montreuil a rejeté sa demande tendant à ce que ses cotisations d'impôt sur les sociétés, de contribution sociale sur l'impôt sur les sociétés et de contribution exceptionnelle sur l'impôt sur les sociétés dues au titre de l'exercice clos en 2013 soient réduites à due concurrence de l'imputation sur le résultat d'ensemble du groupe des pertes définitives, d'un montant total de 35 262 226 euros, subies par sa sous-filiale SIA Inserviss Group.

11. Il y a lieu, dans les circonstances de l'espèce, de mettre à la charge de l'Etat, partie perdante, une somme de 3 000 euros à verser à la SA Société Générale sur le fondement de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

D E C I D E :

Article 1er : La base d'imposition à l'impôt sur les sociétés du groupe fiscalement intégré dont est faîtière la SA Société Générale est réduite, au titre de l'exercice clos en 2013, d'un montant de 35 262 226 euros.

Article 2 : La SA Société Générale est déchargée de la différence entre les impositions dont elle s'est acquittée au titre de l'exercice clos en 2013 et celles résultant de l'article 1er ci-dessus.

Article 3 : Le jugement du 11 février 2021 du tribunal administratif de Montreuil est annulé.

Article 4 : L'Etat versera à la SA Société Générale une somme de 3 000 euros en application des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Article 5 : Le surplus des conclusions de la requête est rejeté.

Article 6 : Le présent arrêt sera notifié à la société anonyme (SA) Société Générale et au ministre de l'économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique.

Copie en sera adressée à l'administratrice générale des finances publiques chargée de la direction des grandes entreprises.

Délibéré après l'audience du 1er décembre 2023, à laquelle siégeaient :

- M. Carrère, président,

- M. Marjanovic, président assesseur,

- Mme Boizot, première conseillère.

Rendu public par mise à disposition au greffe de la Cour, le 15 décembre 2023.

Le rapporteur,

V. MARJANOVICLe président,

S. CARRERE

La greffière,

C. DABERT

La République mande et ordonne au ministre de l'économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique en ce qui le concerne, ou à tous commissaires de justice à ce requis en ce qui concerne les voies de droit commun contre les parties privées, de pourvoir à l'exécution de la présente décision.

2

N° 21PA01850


Synthèse
Tribunal : Cour administrative d'appel de PARIS
Formation : 9ème chambre
Numéro d'arrêt : 21PA01850
Date de la décision : 15/12/2023
Type de recours : Plein contentieux

Composition du Tribunal
Président : M. CARRERE
Rapporteur ?: M. Vladan MARJANOVIC
Rapporteur public ?: M. SIBILLI
Avocat(s) : PWC SOCIETE D'AVOCATS

Origine de la décision
Date de l'import : 12/01/2024
Fonds documentaire ?: Legifrance
Identifiant URN:LEX : urn:lex;fr;cour.administrative.appel;arret;2023-12-15;21pa01850 ?
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